• L'Art et la danse

                                                      Antonio Canova - Autoportrait
       
        Le 6 Août 1797 Bonaparte écrivait ces lignes à Antonio Canova:
                "J'apprends, Monsieur, par un de vos amis, que vous êtes privé de la pension dont vous jouissiez à Venise. La République Française fait un cas particulier des grands talents qui vous distinguent. Artiste célèbre, vous avez un droit particulier à la protection de l'Armée d'Italie. Je viens de donner l'ordre que votre pension vous soit exactement payée".

        
    Cette marque d'admiration et de gratitude sera le point de départ d'une relation tumultueuse entre les deux personnages...

        Les débuts furent en effet difficiles, car malgré plusieurs invitations, l'artiste alors au sommet de sa renommée internationale refusait de venir en France, tout comme il l'avait fait lorsqu'il fut contacté par la Russie (où il n'alla jamais, bien que nombre de ses plus belles oeuvres se trouvent maintenant au musée de l'Hermitage):
                "L'Italie est mon pays, le pays et la mère patrie de l'Art" confia-t-il à un ami, "Je ne peux la quitter, mes racines sont ici. Si mes pauvres talents peuvent être utiles à un pays qu'ils le soient à l'Italie, pourquoi ne lui donnerais-je pas la préférence?". 

        Et il fallut l'intervention du Pape Pie VII pour décider l'obstiné... qui en Octobre 1802 va enfin accepter de réaliser, non sans difficultés, le portrait de Bonaparte qu'il ne rencontra qu'à 5 reprises, ce dernier n'ayant jamais véritablement consenti à prendre la pose...
        Toutefois cet épisode permit à Canova d'être introduit auprès des membres du cercle familial du futur empereur dont plusieurs feront appel par la suite à ses talents conjoints de peintre et de sculpteur.

    L'Art et la danse


          La danse était l'un des thèmes favoris de l'artiste et en 1802, Joséphine de Beauharnais lui commande une statue qu'elle destine à orner la Malmaison... Ce sera  La Danseuse, connue aussi sous le nom de La danseuse avec les mains sur les hanches ou encore La Nymphe de la Danse, exposée aujourd'hui au musée de l'Hermitage et considérée comme la version originale de l'oeuvre.
       Car dans les derniers mois de sa vie le sculpteur en réalisera une seconde version à la demande du mécène anglais Sir Simon Houghton Clarke, laquelle très fidèle à la première n'en diffère que par certains détails au niveau de la chevelure, et fait partie maintenant des collections de la National Gallery d'Ottawa.

        Plusieures copies furent exécutées de cette  Danseuse N°2 et l'une d'elle, soit dit en passant pour la petite histoire, monte la garde en toute simplicité devant l'entrée du N°3 Adelaïde Crescent à Brighton (Offerte à la municipalité par le collectionneur et marchand d'art Sir George Donaldson, la statue ornait autrefois le vieil Hôtel de Ville de Hove, faubourg de Brighton, et fut achetée en 1966, après l'incendie du bâtiment, par l'écrivain Anthony Rea qui la plaça sur le seuil de son domicile...).

    L'Art et la danse



        Exposé au Louvre en 1812 l'original de La Danseuse avait reçu un accueil enthousiaste, tout comme sa voisine Terpsichore que le public eut également l'occasion d'admirer à ses côtés. Cette oeuvre qui devait à l'origine représenter la femme de Lucien Bonaparte, dut être modifiée par la force des choses après l'annulation de la commande, et le sculpteur en fit alors avec bonheur la muse de la Danse, que l'on peut voir aujourd'hui au musée de Cleveland (Ohio).

    L'Art et la danse



        Après les excés théatraux du Baroque, Antonio Canova marque un retour au raffinement de l'Antique, cependant alors que les Grecs et les Romains sculptaient les corps en insistant sur l'anatomie et la musculature, les lignes sont ici épurées, les muscles ne sont pas visibles, c'est la touche néoclassique.
        Le travail  de celui que ses contemporains appelaient "le ministre suprème de la beauté" se distingue en effet  par l'extrème sobriété des contours, l'élégance des formes, l'expression des physionomies et cette habileté à donner au marbre le poli et le moelleux de la nature vivante (Il fut même accusé de tricher en utilisant des cires spéciales à cet effet). Autant de qualités qui ont fait de ce descendant d'une longue lignée de tailleurs de pierre l'un des plus grands sculpteurs de son époque au talent universellement reconnu. Sa sculpture est présente dans les plus grands musées, et l'un de ses chefs d'oeuvre d'harmonie, que ne renierait pas un chorégraphe, l'Amour et Psyché, constitue aujourd'hui l'une des pièces maitresses du musée du Louvre.

    L'Art et la danse



      Né le 1er Novembre 1757 à Possagno, dans l'Etat vénitien, Antonio Canova apprit dès son plus jeune âge le travail de la pierre. Après la mort de son père et le remariage de sa mère il fut confié à la tendre solicitude de ses grand parents paternels et dès qu'il sut tenir un crayon son grand père lui enseigna le dessin auquel il attachera toute sa vie une importance extrème. Il avait pris une résolution à laquelle il adhéra pendant de nombreuses années: Ne jamais s'endormir le soir sans avoir fait un dessin et dira plus tard, conscient de la valeur du dessin traduisant ses pensées d'abord sur le papier:

                "Crayon et ciseau ce sont les instruments qui mènent à l'immortalité".

    L'Art et la danse



        Les jeunes années de Canova se passent dans l'atelier de marbrier de son grand-père où grâce à son talent précoce il réalise à l'age de 9 ans deux petits reliquaires. Mais c'est un lion sculpté dans une motte de beurre qui éveillera l'interêt  du sénateur Giovanni Falieri, un de leurs riches clients, qui prendra le jeune Antonio en amitié (il avait alors 13 ans) et usera de son influence pour faciliter sa carrière.
       Apprenti chez le sculpteur de renom Giuseppe Torretti, puis élève à l'Ecole Santa Maria de Venise et enfin à l'Académie des Beaux Arts où il remporte plusieurs prix, son travail universellement applaudi pose très vite les bases de sa renommée. Et lorsqu'il s'établit à Rome en compétition cette fois avec les maitres de l'art, ses ouvrages le mettent bientôt au premier rang des sculpteurs de l'époque, et son oeuvre à la délicatesse légendaire sera considérée comme l'archétype de la sculpture néoclassique.

        Parmi les oeuvres d'Antonio Canova consacrées à la danse figurent encore La danseuse avec le doigt sur le menton, conservée par la National Gallery of Art de Washington, ainsi que  La danseuse aux cymbales:

    L'Art et la danse

                                        

        Et ses talents de peintre lui feront réaliser l'une de ses plus belles oeuvres picturales  La danse des trois Grâces:


    L'Art et la danse 


        Après avoir touché par son talent exceptionnel papes, empereurs et rois, Antonio Canova s'est éteint à Venise auréolé de gloire le 13 Octobre 1822.
     
        Il laisse derrière lui des sculptures qui matérialisent le rêve d'une époque boulversée par l'épopée napoléonienne, le rêve de faire revivre dans le marbre les idéaux antiques de la beauté et de la perfection formelle, ainsi qu'il l'exprima lui-même:

                " La vie n'est pas facile, je peins le souvenir du bonheur..."
                                                                      Antonio Canova


         

    votre commentaire
  •  

    L'Art et la danse

      
        Entré dans la légende grâce à cette capacité à s'élever très haut presque sans élan en donnant l'impression de voler (une prouesse qui serait due à une conformation du pied très singulière révélée en 1916 par une radiographie consécutive à une entorse: la combinaison d'un pied très court et d'un tendon d'Achille très long), Vaslav Nijinski naquit à Kiev (Ukraine) le 28 Décembre 1889 si l'on en croit la date gravée sur sa tombe car il existe apparement un flou certain à ce sujet. Ce fils cadet d'un couple de danseurs d'origine polonaise, gai et rieur, comme le décrit dans ses Mémoires sa soeur Bronislava qui fit carrière dans la danse elle aussi, démontra très tôt des dons exceptionnels qui lui permirent d'être accepté sans difficultés à l'Ecole Impériale de Ballet de St. Petersbourg, l'institution professionelle la plus brillante de son temps.

        
        Elève d'Enrico Cecchetti, Nikolaï Legat et Pavel Gerdt, celui qui était capable de battre un entrechat 10 et affirmait:
                "Lorsqu'on s'est élévé dans les airs, on n'a qu'une envie y rester", jouissait déjà d'une solide réputation à l'issue des épreuves de fin d'étude lorsqu'à cette occasion Kschessinskaya, la danseuse favorite du tsar, s'avance vers lui et lui lance:
                "Vous êtes un génie! Je veux que vous soyez mon partenaire l'été prochain".

        Nijinski rejoint alors le corps de ballet du Théatre Impérial et devient dès 1908 l'un des danseurs favoris du public. 
        Pris dans un tourbillon mondain il fait la rencontre de Sergeï Diaghilev (1872-1929), homme du monde, amateur de musique et de danse, épris de culture d'avant garde. Imprésario de génie celui-ci est sur le point d'organiser une tournée de ballets en France et il emménera avec lui trois danseurs étoiles Anna Pavlova, Tamara Karsavina et Vaslav Nijinski.

        Cette première saison de 1909 consacre d'emblée la gloire de la Russie et de ses danseurs, l'enthousiasme des parisiens est à son comble et le succés amène Diaghilev à créer Les Ballets Russes avec un chorégraphe Michel Fokine et un décorateur Léon Bakst.
        De nombreux projets se dessinent à l'horizon pour les danseurs, mais Nijinski, quand à lui, est à l'époque toujours attaché au Théatre Impérial où il doit par contrat 8 mois de présence et un quota de représentations... Il lui faut reprendre sa liberté...

        On ne sait qui de lui ou de Diaghilev imagina la solution... Quoi qu'il en soit Nijinski qui interprétait le rôle d'Albrecht dans Giselle parut sur scène un certain soir sans la culotte "de bienséance" que les interprètes masculins de l'époque enfilaient par dessus les collants... et l'effet produit fut immédiat... L'impératrice Maria Feodorovna outrée qualifia cette tenue d'extrème indécence et l'offenseur fut renvoyé sur le champ...
        
        Libéré de ses obligations Vaslav Nijinski appartenait désormais aux Ballets Russes et attacha son destin à celui de Diaghilev: Il ne retournera jamais en Russie.
        La troupe sillonne alors triomphalement l'Europe, et Paris est avec Londres leur ville préférée où Nijinski crée Petrouchka, sur une musique de Stravinski et une chorégraphie de Fokine, l'histoire d'une pauvre marionette humaine manipulée jusqu'à la mort par un magicien.

    L'Art et la danse


        Le 19 Avril 1911 voit la Première, à l'opéra de Monte Carlo, du Spectre de la Rose inspiré d'un poème de Théophile Gautier sur une musique de Carl Maria von Weber. L'affiche sera signée par Jean Cocteau et le ballet interprété par Vaslav Nijinski et Tamara Karsavina.

     



        C'est alors que Diaghilev va maintenant métamorphoser son danseur en chorégraphe avec L'Après Midi d'un Faune.
        Créé le 29 Mai 1912 à Paris au Théatre du Chatelet, le ballet, inspiré d'un poème de Mallarmé sur une musique de Debussy, donna lieu à un scandale retentissant...
        L'originalité de la chorégraphie et l'audace de la scène finale, d'un érotisme affiché pour l'époque, suscitèrent les plus vives réactions de la part des détracteurs... La moitié de Paris jugea le spectacle obscène et Gaston Calmette témoignera de son indignation dans Le Figaro où il condamne "les vils mouvements de bestialité érotique et des gestes lourds d'impudeur". (Mais Nijinski est cependant soutenu par de fervents partisans, parmi lesquels figurent Auguste Rodin, Odilon Redon et Marcel Proust).

     


         Enchanté par ce premier essai (et surtout par le scandale qui s'ensuit...) Diaghilev commande alors deux nouvelles chorégraphies à Nijinski: Jeux, sur une musique de Claude Debussy créé au Théatre des Champs Elysées le 15 Mai 1913, et le Sacre du Printemps sur une partition d'Igor Stravinsky créé dans ce même théatre le 29 Mai 1913 au milieu d'un chahu indescriptible... On racconte que les danseurs  n'entendaient  plus l'orchestre tant il y avait de bruit dans la salle et que Nijinski hurlait la mesure dans les coulisses au milieu de ce pandemonium...
        Avec des danseurs aux pieds en-dedans et les genoux pliés, le public déjà surpris par la violence primitive de la musique avait, on l'imagine, grand mal à s'y reconnaitre...
        Et "la Bataille du Sacre" s'inscrira comme l'une des grandes dates de l'histoire de l'art moderne...


         Une peur superstitieuse interdisait à Diaghilev les voyages en mer, aussi lorsque quelques mois plus tard la troupe des Ballets Russes embarque pour une traversée vers l'Amérique du Sud celui-ci les laissera partir sans lui... un évènement qui va irrémédiablement changer le cours du destin...

        Nijinski retrouve en effet sur le bateau une de ses admiratrices, une comtesse hongroise, Romola Pulszky, qui le poursuit déjà depuis longtemps de ses assiduités et a utilisé ses relations pour l'approcher en réussissant à se faire engager dans la Compagnie...
        Romola avait-elle misé sur le romantisme de la vie à bord?... Toujours est-il qu'ils se marient en arrivant à Buenos Aires...
        Et lorsque Diaghilev apprend la nouvelle à leur retour en Europe, il est furieux et rompt les deux contrats, se séparant par dépit de son meilleur danseur...

        C'est le début du naufrage pour Nijinski... Il essaie en vain de créer sa propre troupe mais ses diverses tentatives échouent et ses difficultés matérielles s'aggravent avec la guerre qui le prive de toute possibilité d'exercer son art. 
        De nationalité russe, il est fait prisonnier de guerre en Hongrie où il est assigné à résidence alors qu'il séjourne chez sa belle-mère. Mais Diaghilev réussit à le faire sortir en 1916 pour rejoindre une tournée en Amérique du Nord. Nijinski créera à cette occasion, sur une partition de Richard Strauss, Till Eulenspiegel dont il interprétera le rôle titre et qui sera sa dernière chorégraphie, car c'est à cette époque qu'apparaissent les premiers signes de sa maladie...

        De retour en Europe, installé  avec sa famille en Suisse (Il a une fille Kira née en 1914,  la seconde, Tamara, naitra en 1920) sa santé mentale fragile se dégrade.
        Le 19 Janvier 1919 il donne un récital à l'Hôtel Suvretta à Saint Moritz où il dansera pour la dernière fois avant de basculer irrémédiablement dans la folie... il a alors 29 ans... (sa carrière n'aura duré que 10 ans...).
        Nijinski ce soir là avait annoncé qu'il danserait la guerre, et sa femme témoigna plus tard de cette représentation impressionnante:
                "Le public restait assis, le souffle coupé, horrifié, en proie à une étrange fascination".

       (C'est à l'issue de cette soirée que Nijinski entame la rédaction de son Journal qu'il va poursuivre pendant les six semaines qui précéderont son internement, mélange parfois obscur de détails autobiographiques et de réflexions sur l'existence).

        Soumis à divers traitements Nijinski vécut encore 30 ans qu'il passa d'hôpitaux psychiatriques en asiles d'aliénés, et mourut dans une clinique de Londres le 8 Avril 1950.
       Il fut enterré à Londres et en 1953 son corps fut transporté à Paris au cimetière de Montmartre à côté de Gaetano Vestris, Théophile Gautier et Emma Livry. (Offerte par Serge Lifar, une statue le représentant dans le rôle de Petrouchka orne le monument)

    L'Art et la danse


         Après une représentation du Spectre de la Rose, Lucien Daudet écrivit:
                "Nijinski est toujours celui qui confond Newton et qui affole les spirites en prouvant si aisément que la pesanteur n'existe pas".
        Son principal talent résidait cependant autant dans son charisme, son art du mime et de l'interprétation que strictement dans sa technique. Et s'il fut célébré il est vrai pour sa virtuosité, il le fut tout autant pour la profondeur et l'intensité de son interprétation.

        De nombreux chorégraphes ont essayé de retracer tous les aspects de la vie et de la carrière de celui qui fut surnommé "le dieu de la danse", mais personne ne s'est davantage approché de ce danseur exceptionnel que John Neumeier qui, non seulement lui a consacré trois chorégraphies:
                "Vaslaw" (1979), "Nijinsky" (2000) et "Le Pavillon d'Armide" (2009 - Nouvelle création en mémoire du premier ballet proposé aux parisiens du Châtelet en 1909) , mais a réuni la plus importante collection de souvenirs et surtout de dessins et peintures réalisés par Nijinski et dont il organisa une exposition à l'occasion du centenaire des Ballets Russes en 2009.

    L'Art et la danse

                                  Nijinski dans Le Pavillon d'Armide de Fokine

        Diaghilev ne permit jamais que l'on filme Les Ballets Russes car disait-il, non sans raisons, que la qualité du film de l'époque ne pouvait pas rendre l'art de ses danseurs et que la réputation de la Compagnie en souffrirait si les gens ne voyaient seulement que ces courts extraits tressautants.

        A nous donc d'imaginer ce virtuose qui faisait dire à Proust: "Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau", et que le public vénéra comme un danseur russe alors qu'il se considéra toute sa vie comme polonais:
                "Ma mère m'a donné son lait et la langue polonaise, c'est ce qui m'a fait polonais" écrivit-il à un ami.
        Baptisé à Varsovie, il disait encore ne prier qu'en polonais et, quand la folie le prit, il s'imagina marié à ce Dieu auquel il ne s'adressait que dans sa langue maternelle, lui, l'artiste torturé à la raison égarée, que le monde entier avait érigé en génie de la danse mais qui se voulut simplement "le clown de Dieu". 

               
                "On m'a dit que j'étais fou. Je croyais que j'étais vivant. Ma folie c'est l'amour de l'humanité".
              Vaslav Nijinski  (Cahiers)

     Il y eut plusieurs éditions plus ou moins expurgées des Cahiers 
    de Nijinski, à l'initiative de son épouse Romola désirant occulter certains aspect de sa personnalité. Une version intégrale a été publiée en français en 2000 aux éditions Babel, traduite du russe par Christian Dumais-Lvowski et Galina Pogojeva.
     


    votre commentaire
  •  

    L'Art et la danse


         Noverre déplorait déjà en 1760 que "la danse à l'Opéra se perd dans les tours" et appellait de ses voeux le retour de "ces grâces qui ont disparu du théatre à cause d'un excés de tours maladroits et de difficultés techniques".

        Mais le public de l'époque réclamant de plus en plus d'exploits éblouissants, le ballet dégénèra jusqu'à n'être plus qu'un spectacle purement acrobatique "où l'on ne trouve point d'élégance, point de goût, mais d'effroyables pirouettes, d'horribles efforts de muscles et de jarrets, des jambes disgracieusement tendues, raides, et se tenant toute une soirée à la hauteur de l'oeil ou du menton".
        Et dans les années qui suivirent la Révolution, Pierre Gardel (1758-1840) qui dirigeait alors l'Opéra, constata lui même avec regrets que "le public canaille à bonnets rouges a fait oublier que la grâce était le vernis du tableau mouvant de l'Opéra".

        Cependant une ère nouvelle se préparait... Car, dès 1820, le climat romantique issu de l'Allemagne avait déjà répandu ses idées dans les arts, boulversant bientôt tous les domaines y compris celui de la danse:
        Les claquements de talons bruyants des danseurs du XVIIIème siècle allaient se voir détronés par de délicats chaussons de satin, et les pirouettes sonores et les sauts "à la Vestris" faire place au silence et à une atmosphère d'immatérialité éthérée...


        La période du "ballet romantique" proprement dit, qui ne s'étend que sur une dizaine d'années, est jalonnée par trois dates importantes dont la première est celle du 21 Novembre 1831:
        Ce soir là, le public parisien qui était encore dans l'esprit de Vestris et des Muses, s'éveilla avec un sursaut au troisième Acte du nouvel opéra de Meyerbeer (1791-1864), Robert le Diable. Théophile Gautier avait dit: "Assez de driades, donnez nous des sorcières..."  Ses prières étaient enfin exaucées...

        En lieu et place du divertissement conventionnel qui acconpagnait habituellement les opéras, un ballet, le ballet des nonnes déchues, faisait cette fois partie intégrante du spectacle et intervenait au moment où les spectres des religieuses sortent de leurs tombes pour ensorceler le héros.
        Pierre Ciceri (1782-1868) avait conçu, grâce au nouvel éclairage au gaz qui permettait toute une série de nouveaux effets, une ambiance saisissante éclairée par la lune, et le cadre lugubre de son cloitre en ruines était en parfait accord avec la chorégraphie de Filippo Taglioni. Si l'on en croit le témoignage d'une visiteuse américaine (la future épouse du poète Longfellow), le tout était "magnifique et terrible,diabolique et enchanteur, et les danseuses semblaient de très charmantes sorcières" (Marie Taglioni tenait le rôle de l'abbesse Hélène)

    L'Art et la danse

                                                             Robert le Diable  par Degas 

        L'effet de cette première manifestation du romantisme dans le monde du ballet fut considérable et l'oeuvre conçue par Taglioni pendant que l'opéra était en préparation allait bientôt confirmer cette véritable révolution: 
        Le scénario de La Sylphide, dont la Première eut lieu le 12 Mars 1832 et fut un véritable triomphe, abordait un thème qui allait devenir au cours des années suivantes le modèle le plus largement exploité: la quête d'un idéal, en l'occurence l'amour impossible d'un mortel et d'un esprit.
        Ce spectacle dévoilait les deux faces du romantisme à travers le contraste de ses deux Actes: Le premier très coloré, très couleur locale, reflétant la soif d'exotisme (l'action est située en Ecosse), et le second un "ballet blanc" manifestant l'attrait pour le surnaturel. (Ces deux aspects du mouvement se retrouvent à travers tous les arts, peinture, musique où littérature. Auteur des Orientales Victor Hugo est aussi celui des Rayons et des Ombres, pour ne citer que ce simple exemple).
        Tous les ballets romantiques obéiront à ces principes, avec un nombre variable d'Actes, mais toujours la même opposition ballet coloré/ballet blanc (ainsi que le recours aux "effets spéciaux" et l'utilisation à profusion des pointes et du fameux tutu immaculé conçu par Eugène Lami qui conservera, au cours des années, l'appelation de "tutu romantique").

    L'Art et la danse



        Considéré de l'avis unanime comme l'apothéose du genre, Giselle, fruit de la collaboration de Coralli et Perrot, créé à l'Opéra de Paris le 28 Juin 1841, avait certes beaucoup de points communs avec La Sylphide, fondé sur la même formule avec une action sur deux niveaux, celui du réel (couleur locale villageoise) et du surnaturel (apparition d'outre tombe des Willis). Mais sur le plan dramatique l'oeuvre est beaucoup plus profonde et l'on estime aujourd'hui à très juste titre qu'elle représente la réalisation la plus parfaite du ballet romantique et la troisième, et dernière, des dates importantes à en avoir marqué l'histoire. Car, si d'autres créations suivirent au cours du temps, rien de nouveau ne fut produit par la suite.

        Une nouvelle oeuvre de Coralli vit le jour en 1843: La Peri. Il s'agissait d'une fantaisie orientale toujours basée sur la relation entre un mortel et un esprit, et qui mérite une mention spéciale car le clou du spectacle était un saut de l'interprète principale, en l'occurence Carlotta Grisi, qui se jettait dans les bras de Lucien Petipa du haut d'une plateforme de deux mètres... Celle-ci n'était pas toujours à même de réussir cet exploit et un jour où elle échoua, à Londres, le public applaudit son courage et la pria de ne pas recommencer... Mais les spectateurs parisiens étaient, semble-t-il, plus exigeants et en une certaine occasion ils l'obligèrent trois fois à refaire son saut... On racconte aussi qu'un anglais (certainement amateur d'émotions fortes...) ne manquait jamais une représentation de La Péri car il était convaincu que Carlotta un jour ou l'autre se tuerait au cours de ce ballet...
        Ce funeste pressentiment ne se réalisa heureusement pas et permit à la ballerine italienne de créer encore La Filleule des Fées de Jules Perrot en 1849, après quoi son départ de l'Opéra de Paris marqua le terme du ballet romantique car il ne restait véritablement rien de nouveau à dire et les possibilités étaient épuisées. Quand à la nouvelle technique des pointes, elle avait été exploitée jusqu'à ses dernières limites dans cette quête de légèreté immatérielle, et était destinée maintenant à servir d'autres concepts.

    L'Art et la danse


        Le genre du ballet romantique resta essentiellement français et n'exista hors de nos frontières que sous la forme de plagiats ou d'adaptations et les danseurs vinrent du monde entier se former au style français. A Paris cette décennie légendaire du "ballet blanc" fut dominée par trois "déesses de la danse":
        Marie Taglioni (1804-1884), Carlotta Grisi (1819-1899), et Fanny Elssler (1810-1884) qui enflammèrent l'imagination du public et donnèrent au ballet une popularité qu'il n'avait jamais connue auparavant .
        Si le nom de Marie Taglioni est attaché à la Sylphide et celui de Carlotta Grisi à Giselle, Fanny Elssler quand à elle, n'appartient pas au sens strict du terme au ballet romantique (si ce n'est peut-être à sa part d'exotisme), mais elle marqua précisément l'époque par son style qui formait avec celui de Taglioni une opposition frappante. Elssler était une créature de la terre qui excellait dans les danses de caractère et c'est "la cachucha" du Diable Boiteux(1836) de Coralli qui fit sa renommée. De plus, d'une beauté extraordinaire, elle avait été précédée par une rumeur selon laquelle elle avait été le dernier amour du duc de Reichstadt, l'infortuné fils de Napoléon mort à Vienne, et jouissait de ce fait d'une aura romantique à souhait...

    L'Art et la danse



        Les critiques comparaient inlasablement le "taqueté" d'Essler avec le "ballonné" de Taglioni qui restait, elle, toujours la Sylphide, et Fanny "cette jolie fille qui fait tant de bruit"... (Selon Théophile Gautier Elssler était une danseuse "païenne" alors que Taglioni était une danseuse "chrétienne"). Quoiqu'il en soit chacune avait ses admirateurs et lorsque Fanny essaya de reprendre le rôle de Taglioni dans La Fille du Danube ( F.Taglioni-1849), ceci mit en fureur les "taglionistes" et une bagarre éclata dans la salle et nécessita l'intervention de la police... autres temps autres supporters... (Le sculpteur Jean Baptiste Barre immortalisa les deux rivales, la première en Sylphide, la seconde dansant la "cachucha").
         Parmi les ballerines de l'époque figurait également Amina Boschetti qui inspira ces vers à Baudelaire:
                "Amina bondit, fuit, puis voltige et sourit,
                 Du bout de son pied fin et de son oeil qui rit,
                 Amina verse à flots le délire et l'esprit".

        Peut-être pas de la même veine que Les Fleurs du Mal, mais certes un témoignage certain d'admiration...

        Lorsque Taglioni fut sur le point de prendre sa retraite le directeur du Her Majesty Theatre de Londres eut l'idée de réunir dans un Pas de Quatre les quatre plus grandes danseuses du siècle... Comme on l'imagine la tâche ne fut pas aisée pour ne froisser aucune susceptibilité... 


    L'Art et la danse

                                  Le Pas de Quatre    ( lithographie d'Alfred Edouard Chalon)
                              
            C.Grisi (gauche) M.Taglioni (centre) L.Grahn (arrière droite) F.Cerrito (avant droite)

        Le choix se porta finalement sur la jeune Fanny Cerrito (1817-1909), la danoise Lucile Grahn (1819-1907), Carlotta Grisi (1819-1899) et Marie Taglioni (1804-1884), et le ballet fut donné pour la première fois le 26 Juin 1845 sur une chorégraphie de Jules Perrot, l'un des seuls grands danseurs masculins de l'époque...

        Car, comme venait de le matérialiser si besoin était le Pas de Quatre, la Femme était devenue la reine incontestée du ballet ... (et devait garder son prestige jusqu'au début du XXème siècle). Une suprématie qui se fit aux dépends du danseur de sexe masculin qui se trouva ravalé à une condition déplorable de subordination par cet engouement du public pour les danseuses.
        L'époque où un Dupré ou un Vestris étaient les piliers de l'Opéra de Paris était bien révolue. Tant admiré qu'il fut Lucien Petipa ne fut jamais applaudi (ni rémunéré...) au même titre que les danseuses dont il était le partenaire, et pendant près d'un siècle ses successeurs seront encore plus mal traités que lui. Comme le suggère l'une des nombreuses caricatures de l'époque montrant une Sylphide affublée d'un partenaire des plus empoté et disgracieux, avec cette légende:

        "Le désagrément d'une danseuse, c'est qu'elle nous amène quelquefois un danseur".

        On en arrivera, afin de satisfaire les goûts du public, à faire exécuter "en travesti" des rôles masculins par des danseuses, et le déclin dont la danse fut victime dès que s'estompèrent les derniers feux du romantisme ne révèlera que trop clairement cette eclipse des hommes qui pendant trop longtemps avait émasculé l'art du ballet.

     

    votre commentaire
  •   

    L'Art et la danse

     
         Deux ans seulement après la furieuse bataille d'Hernani, La Sylphide, pierre angulaire dans l'histoire de la danse, révolutionne à son tour le ballet ainsi qu'en témoigne Théophile Gautier:
                "A dater de La Sylphide, Les Filets de Vulcain, Flore et Zéphire, ne furent plus possibles: L'Opéra fut livré aux gnomes, aux ondines, aux elfes, aux nixes, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prète si bien aux fantaisies du maitre de ballet. Les douze maisons de marbre et d'or des Olympiens furent reléguées dans la poussière des magasins et l'on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours, car sans maillot point de chorégraphie: seulement on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane, les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée".

        Révolution au niveau du thème (on ne s'inspire plus de la mythologie classique), révolution technique ensuite avec la recherche de l'expressivité du corps, la fluidité des gestes et l'utilisation constante des pointes (dont Marie Taglioni pour qui le ballet fut créé possède la maitrise parfaite), révolution encore avec l'apparition du costume léger et aérien imaginé pour l'occasion par Eugène Lami (le tout premier tutu romantique), en un mot La Sylphide, le chef d'oeuvre de Filippo Taglioni, exploite à fond toutes ces innovations encore timidement utilisées dans le début du XIXème siècle:
        Présenté pour la première fois à l'Opéra de Paris le 12 Mars 1832, le ballet composé sur une musique de Jean-Madeleine Schneitzhoeffer connut aussitôt un succés foudroyant.

        Le librettiste en était le célèbre ténor de l'Opéra Adolphe Nourrit qui ressentait du fond de son âme les conflits et les discordes du Romantisme, n'ayant jamais réussi lui même à réconcilier les multiples facettes de son existence en un tout harmonieux (il se donna la mort en sautant de la fenètre d'une chambre d'hôtel à Naples en 1839).
        Et La Sylphide raconte à son image cette éternelle histoire de l'homme partagé entre la terre et le ciel, la réalité et l'idéal, placé ici sous le coup d'une double fatalité qui fait qu'il ne pourra jamais étreindre cette sylphide irréelle dont l'existence même l'empèche de se satisfaire de l'amour que lui offre une mortelle.

        Le scénario a pour origine une nouvelle de Charles Nodier "Trilby ou le lutin d'Argail", dans la préface de laquelle l'auteur indique avoir puisé son inspiration en Grande Bretagne:
                "Le sujet de cette nouvelle est tiré d'un roman de Sir Walter Scott, je ne sais plus lequel.." écrit-il.

        Dans son refus de la mythologie classique et sa recherche de nouvelles sources, la littérature romantique développa en effet des mythes de provenances diverses, parmi lesquels apparut cette Sylphide, figure de la femme idéale et porteuse des espoirs et des illusions de son temps, laquelle se retrouva au milieu d'une véritable effervescence littéraire...
        En 1823 Hugo avait écrit "La Sylphe", et dans l'univers de Gautier comme celui de Nerval, la femme ne meurt que pour revenir, incarnation fantôme de l'idéal rêvé du poète, à laquelle Chateaubriand fut le premier à prêter une existence:
                "Faute d'objet réel, j'évoquais par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quittait plus" déclare-t-il dans ses Mémoires. 
        Avec l'oeuvre de Filippo Taglioni les Romantiques avaient enfin leur ballet... et ainsi que le traduit André Levinson, historien de la danse:
                "A partir de La Sylphide, le ballet exprime les aspirations d'une époque, sa pensée philosophique, son besoin de beauté spirituelle".



        Le rideau de l'Acte I s'ouvre sur un manoir écossais où James est assoupi dans un fauteuil au coin de la cheminée. Une Sylphide, créature ailée de la forêt, danse autour de lui en le regardant avec amour, mais s'évanouit aussitôt lorsque celui-ci se réveille. Très impressioné par cette vision fugitive dont il ne sait si elle appartient au rêve ou à la réalité, James interroge son ami Gurn qui, présent lui aussi, avoue n'avoir rien vu mais rappelle par contre à James qu'il doit se marier le jour même et lui conseille d'oublier l'incident.
        Sur ces entrefaites arrive Effie, la fiancée, accompagnée de ses amies et de sa mère. Tandis que James l'embrasse il lui semble soudain entrevoir la Sylphide et il se précipite vers elle, mais ne découvre que la vieille sorcière Madge à laquelle les jeunes filles demandent en choeur de leur dire la bonne aventure... Quand vient le tour d'Effie, celle-ci se voit annoncer qu'elle a effectivement une rivale dans le coeur de son prétendant et que c'est Gurn, en fait, qu'elle va épouser... A ces mots, James furieux chasse aussitôt la vieille femme sans ménagements, et proteste de l'honnèteté de ses sentiments tandis que l'on s'affaire aux préparatifs de la noce.
        L'assemblée se retire à l'étage et la Sylphide, profitant de l'ocasion pour reparaitre devant James resté seul, lui avoue cette fois son amour. Ce dernier qui ne résiste pas l'embrasse alors tendrement... devant Gurn qui, dissimulé dans un coin, a assisté à la scène et va en faire aussitôt le récit à Effie.
        Cependant, la Sylphide s'étant volatilisée, ces propos sont mis sur le compte de la jalousie et la joie ambiante n'en est pas troublée davantage...  Tandis que tous ne songent qu'à la fête la Sylphide vient se mêler à la joyeuse compagnie et, par un habile jeu de cache cache, ayant réussi à attirer James elle s'enfuit dans la forêt et l'entraine finalement à sa suite... 
       Les invités sont médusée par cette disparition et Effie tombe effondrée dans les bras de sa mère.



        L'Acte II a pour cadre la forêt noyée sous un épais brouillard. Madge et ses compagnes dansent autour d'un chaudron dans lequel elles plongent un voile diaphane. Puis, chaudron et sorcières s'évanouissent et le brouillard disparait, laissant apparaitre une agréable clairière.
        Arrive alors James, à qui la Sylphide va faire découvrir son royaume. Le jeune homme est enchanté et se joint aux danses de sa bien-aimée et de ses compagnes, et lorsque celles-ci s'envolent il s'élance à leur poursuite, tandis qu'apparaissent les invités partis à sa recherche.
        Gurn aperçoit le chapeau que James a abandonné sur place, mais Madge lui conseille perfidement de se taire et de demander Effie en mariage... Ce qu'il fait, et se voit accepté sur le champ...
        Après leur départ James revient seul dans la clairière, déçu de n'avoir pu rattraper sa Sylphide... Mais il est attendu par Madge qui lui fait cadeau du voile ensorcelé qui empéchera la Sylphide de s'envoler et la retiendra près de lui pour toujours si, dit-elle, il le pose sur ses épaules...
        Lorsque celle-ci reparait il s'exécute sans plus attendre, et les ailes de la Sylphide tombent en effet aussitôt... mais la vie au même moment l'abandonne, et elle meurt en quelques instants victime du sortilège. Et, tandis que ses compagnes éplorées l'emmènent, on voit au loin le joyeux cortège du mariage d'Effie et Gurn traverser la clairière. James est abasourdi, et découvre en levant les yeux la Sylphide qui disparait dans les airs portée par ses consoeurs. Il s'écroule, anéanti, tandis que Madge exulte... le Mal a triomphé...



         Le soir du 12 Mars 1832 les premiers rôles étaient tenus par Marie Taglioni, Joseph Mazillier et Lise Noblet.  Pierre Ciceri le grand décorateur de l'époque qui avait habilement utilisé la machinerie de l'Opéra de Paris afin d'organiser dans l'espace les apparitions spectrales et les envolées aériennes des sylphides avait également sa part dans la réussite de ce spectacle et l'unanimité de la critique à l'issue de cette soirée triomphale contribua, si besoin était, à propulser Marie Taglioni au sommet de sa gloire.
         
         Tout concourt à penser que c'est à cette occasion que Chateaubriand trouva, non pas la figure de sa femme idéale qui existait déjà, mais du moins le nom dont il baptisera le plus souvent sa créature dans Les Mémoires d'Outre Tombe. Il manifeste d'ailleurs dans son oeuvre son enthousiasme pour la créatrice du rôle:
                "Et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Camargo, Terpsichores aux pas mesurés par les Grâces, et dont les cendres légères sont aujourd'hui effleurées par les danses aériennes de Taglioni".
        

        Victor Hugo, quand à lui, adressa à la ballerine un livre dédicacé avec ces quelques mots:
                "A vos pieds, à vos ailes"

        et Théophile Gautier écrira:

                "elle nous montre des ronds de jambes et des ports de bras qui valent de longs poèmes".
       
        Etre comparée à une Sylphide devint alors pour les dames de l'époque le compliment ultime, car toutes les élégantes aspirent à la fragilité idéale de cette sylphide mince et fluette avec un cou de cygne...
        On assiste à la création d'un chapeau "sylphide", une pivoine "sylphide", et même d'un journal de mode du même nom. Quand aux ventes de mousseline, celles-ci s'envolèrent littéralement... Alors que jusque là les femmes se mariaient en robe de couleur, sous l'influence du ballet elles porteront bientôt en effet la robe blanche et le voile de la danseuse romantique.

        En 1834 le danseur et chorégraphe Auguste Bournonville assista à la représentation du ballet à Paris et fut tout de suite conquis...
        Dans l'idée de recréer l'oeuvre pour le Ballet Royal du Danemark dont il était issu il convia alors à Copenhague Filippo et Marie Taglioni, mais un différend pécunier les empécha malheureusement de s'entendre...
        A une époque où les droits d'auteur n'étaient guère protégés, Bournonville décida donc sans vergogne de chorégraphier sa propre Sylphide après avoir dérobé un exemplaire du livret... Et, faute d'avoir l'autorisation d'utiliser la musique de Jean-Madeleine Schneitzhoeffer, il soumit le projet à son ami Herman Lovenskjold qui composa le nouvel opus.

        La première eut lieu en 1836 avec Lucile Grahn et Bournonville lui-même dans les premiers rôles.
        Cette version est aujourd'hui toujours représentée au Danemark, et a fait le tour du monde, parfait exemple du "style Bournonville" très souple, très aérien et gracieux, tout en naturel et en rapidité.
        C'est la raison pour laquelle nombreux sont ceux qui attribuent à Bournonville la paternité du ballet de Filippo Taglioni car curieusement c'est cette "version Bournonville" qui a été dansée pendant près de deux siècles quasiment sans interruption ni modifications. (Seul Marius Petipa monta la version originale en 1892 pour le Ballet Imperial avec de la musique supplémentaire composée par Ricardo Drigo)

        Il fallut attendre 1971 pour que Pierre Lacotte donne de La Sylphide une version reconstituée, la chorégraphie de Taglioni étant perdue depuis longtemps...
        La partition musicale fut reconstruite d'après le manuscrit déposé à la Bibliothèque Nationale, et la chorégraphie travaillée dans le style de l'époque inspirée par les notes, gravures et dessins conservés dans les archives de l'Opéra.
        Critiquée par certains, la version de Pierre Lacotte "d'après Taglioni" est néanmoins rentrée au Répertoire de l'Opéra de Paris en 1972 (Michaël Denard et Ghislaine Thessmar tenaient les rôles principaux le soir de la Première)



          En impressionant vivement les imaginations La Sylphide créa cet idéal de la danseuse romantique que Théophile Gautier décrivait ainsi en la personne de Marie Taglioni:
                "Lorsqu'elle entre en scène, on voit toujours apparaitre un brouillard blanc ennuagé de mousseline transparente, cette vision chaste et éthérée que nous connaissons bien. Elle voltige comme un esprit au milieu des vapeurs de blanches mousselines dont elle aime s'entourer, elle ressemble à une âme heureuse qui fait ployer à peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes".

        L'ère des ballerines venait de s'ouvrir... et celles-ci régneront longtemps en maitresses incontestées de la scène, reléguant leurs homologues masculins dans des rôles de faire valoir.
        Une situation qui atteindra le comble de l'absurde en 1891, quand certain député prenant part à un débat sur le budget de l'Opéra proposa que puisque "ces êtres étranges qu'on appelle des danseurs" n'avaient pour fonction que de soulever des danseuses on pourrait les remplacer par des conducteurs d'omnibus payés 3 ou 4 sous par soir !...
        
         

    4 commentaires
  •   

    L'Art et la danse


         Animé d'une curiosité insatiable qui le poussa tout au long de sa vie à élargir la vision de son art, Auguste Rodin ne pouvait qu'être amené un jour à s'intéresser à la danse qui, de par sa nature même, s'offrait à lui comme un véritable écho de son propre travail de recherche sur l'expression corporelle et les possibilités plastiques du corps humain.

        Mais contrairement à un artiste comme Degas son intérêt ne se porta pas vers les ballets qu'il trouvait "trop sautillants, trop brisés". Il leur préféra des créations novatrices comme celles de Loïe Fuller ou Isadora Duncan dont l'idée était de renouer avec les sources antiques de la danse en redonnant toute sa liberté au corps. Vaslav Nijinsky, qu'il appréciait particulièrement, lui accorda également quelques séances de pose en remerciement de son soutien après la polémique engendrée par son dernier ballet l'Aprés Midi d'un Faune de Debussy. Et la correspondance intéressante qu'il entretenait avec beaucoup de danseurs ainsi que le certain nombre de spectacles et de démonstrations dont il fut l'organisateur dans les jardins de l'Hôtel Biron (aujourd'hui Musée Rodin) témoignent de la place importante que prit cet art  dans sa vie.

        Bien qu'il ait réalisé de nombreuses sculptures de Nijinsky ou encore de la danseuse japonaise Hanako qui fut l'un de ses modèles favoris, la danse ne s'exprima bien pour lui que dans le dessin et l'esquisse. Car Rodin qui n'a jamais abandonné le dessin (c'est lui qui en 1887 illustra l'édition originale des Fleurs du Mal de Beaudelaire) y attachait en fait une très grande importance,

               "Par lui l'oeuvre prend la puissance des choses naturelles, sans dessin pas de vérité" disait-il.
     
        Il ne faut donc pas s'étonner qu'il ait choisi ce support de prédilection pour traduire la danse dans tout ce qu'elle expose justement de vérité corporelle.

    L'Art et la danse

                                                              Isadora Duncan

        Son goût particulier pour la danse exotique se révéla lors de l'exposition universelle de 1889 où il assista au spectacle d'une troupe javanaise et, pris d'enthousiasme, en réalisa sur le champ quelques esquisses. Et c'est l'exposition coloniale de Marseille, organisée en 1906 par Jules Charles Roux, président de la compagnie Générale Transatlantique et de l'Union Coloniale, qui lui fournit l'occasion de renouer avec cet engouement.
        Entre le 15 Avril et le 18 Novembre 1906 se tint en effet à Marseille, porte de l'Orient, la toute première de ces manifestations. Nous sommes en pleine apogée de la France coloniale, et celle ci controle le Cambodge depuis 1884. A cette occasion le roi Sisowath Ier qui venait d'être couronné fut reçu solennellement par la France, accompagné par le Ballet Royal, 42 danseuses qui avaient fait le déplacement depuis Phnom Penh.

        Lorsqu'il rencontre la troupe pour la première fois lors de son passage à Paris pour la représentation exceptionelle au théatre du Pré Catelan, Rodin enthousiasmé par la pureté et la grâce des expressions, eut un véritable coup de foudre pour l'esthétique de cet art que représente la danse classique khmère. 

                "Je les ai contemplées en extase. Quel vide quand elles partirent, je fus dans l'ombre et le froid, je crus qu'elles emportaient la beauté du monde" dira-t-il plus tard.

        Subjugué, l'artiste demanda alors de rejoindre les interprètes dans l'hôtel particulier où elles résident afin de saisir quelques poses et entama immédiatement une première série de dessins ...

    L'Art et la danse



        Mais les danseuses étaient attendues et doivent regagner Marseille... Alors sans plus réfléchir Rodin quitte tout pour les suivre...  Il semblerait même qu'il soit parti si précipitamment qu'il ait oublié son matériel à dessin et dut demander à un épicier du papier d'emballage pour pouvoir fixer ses impressions...

                "Elles ont fait vivre pour moi l'Antique... Elles m'ont fourni des raisons nouvelles de penser que la nature est une source intarissable à qui s'y abreuve... Je suis un homme qui a donné toute sa vie à l'étude de la nature et dont les admirations constantes furent pour les oeuvres de l'Antique: Imaginez donc ce que put produire en moi un spectacle aussi complet qui me restituait l'Antique en me dévoilant du mystère... Ces danseuses khmères nous ont donné tout ce que l'Antique peut contenir car il est impossible de porter l'art divin aussi haut". 

        Rodin retrouvait ici la pureté et l'universelle beauté qu'il avait découverte dans l'étude des Grecs et fut saisi et captivé par la spiritualité de cet art millénaire où les Apsaras, danseuses célestes, sont les messagères des rois auprès des dieux et des ancètres. 
        En une semaine il exécuta environ 150 dessins, retranscrivant ou interprétant les poses du ballet avec une fascination évidente pour les bras et les mains, dessins qu'il aquarella par la suite dans des harmonies d'un rare raffinement. 

    L'Art et la danse



        Très attaché à la série des danseuses cambodgiennes, l'artiste ne vendit que très peu de ses oeuvres, en donna quelques unes, et surtout en exposa beaucoup, preuve de son attachement au travail graphique et à la pure beauté que celui-ci révèle,

                "C'est la peinture, la sculpture, la musique tout entières qui s'animent"...

        Quelle plus belle définition pouvait donner de la danse celui qui par trois fois échoua au concours d'entrée des Beaux Arts car son travail ne correspondait pas aux conventions académiques et qui, précisément grâce à ce style impossible à inscrire dans un courant défini, atteint de son vivant la consécration internationale...



        Avec des arguments très difficiles à comprendre, une musique lancinante et plate, ainsi qu'une gestuelle absolument hermétique pour qui ne possède pas la culture, la danse classique khmère n'est pas d'un abord facile pour les occidentaux mais ne manque cependant pas de séduire par la pureté et la grâce de ses expressions dévoilant les infinies possibilités du geste.


         Le Ballet Royal du Cambodge est aujourd'hui inscrit au patrimoine oral et immateriel de l'humanité par l'UNESCO depuis 2003, une reconnaissance qui affirme si besoin était la grande beauté de la danse classique khmère.
        Celle ci possède en France sa propre Académie dont on ne saurait passer sous silence le danseur qui en fut le président de 1984 à 1988...

        Ce danseur et chorégraphe qui étudia la danse classique au Conservatoire de Prague, remporta en 1971 un Premier Prix, se produisit régulièrement par la suite sur la scène de l'Opéra de Prague, puis à partir de 1981 enseigna la danse aux Conservatoires Marius Petipa, Gabriel Fauré, et W.A.Mozart de la ville de Paris, fonda ensuite sa propre troupe "Deva"... et dont la vie bascule le 14 Octobre 2004... lorsque son père abdique et qu'il devient Sa Majesté Norodom Sihamoni, actuel souverain du royaume du Cambodge...
        A son dentiste parisien il dira seulement qu'il doit "s'en aller pour un long moment"...

        Son ancien professeur au Conservatoire de Prague, Marketa Kytyrova, se souvient encore aujourd'hui de lui avec émotion,
        
                "Je suis persuadée qu'il a vécu ici les plus belles années de sa vie... Je l'ai toujours devant mes yeux comme un petit garçon... et maintenant il est roi!..."

    L'Art et la danse


         Fervent francophone Sa Majesté Norodom Sihamoni a été élu le 6 Juin 2008 associé étranger à l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres, et vient d'être installé dans cette institution lors d'une cérémonie sous la coupole de l'Institut de France le 12 Mars 2010.

     

    2 commentaires