• La Sylphide (1832) - Le Premier ballet romantique.

      

    L'Art et la danse

     
         Deux ans seulement après la furieuse bataille d'Hernani, La Sylphide, pierre angulaire dans l'histoire de la danse, révolutionne à son tour le ballet ainsi qu'en témoigne Théophile Gautier:
                "A dater de La Sylphide, Les Filets de Vulcain, Flore et Zéphire, ne furent plus possibles: L'Opéra fut livré aux gnomes, aux ondines, aux elfes, aux nixes, aux péris et à tout ce peuple étrange et mystérieux qui se prète si bien aux fantaisies du maitre de ballet. Les douze maisons de marbre et d'or des Olympiens furent reléguées dans la poussière des magasins et l'on ne commanda plus aux décorateurs que des forêts romantiques, que des vallées éclairées par ce joli clair de lune allemand des ballades de Henri Heine. Les maillots roses restèrent toujours, car sans maillot point de chorégraphie: seulement on changea le cothurne grec contre le chausson de satin. Ce nouveau genre amena un grand abus de gaze blanche, de tulle et de tarlatane, les ombres se vaporisèrent au moyen de jupes transparentes. Le blanc fut presque la seule couleur adoptée".

        Révolution au niveau du thème (on ne s'inspire plus de la mythologie classique), révolution technique ensuite avec la recherche de l'expressivité du corps, la fluidité des gestes et l'utilisation constante des pointes (dont Marie Taglioni pour qui le ballet fut créé possède la maitrise parfaite), révolution encore avec l'apparition du costume léger et aérien imaginé pour l'occasion par Eugène Lami (le tout premier tutu romantique), en un mot La Sylphide, le chef d'oeuvre de Filippo Taglioni, exploite à fond toutes ces innovations encore timidement utilisées dans le début du XIXème siècle:
        Présenté pour la première fois à l'Opéra de Paris le 12 Mars 1832, le ballet composé sur une musique de Jean-Madeleine Schneitzhoeffer connut aussitôt un succés foudroyant.

        Le librettiste en était le célèbre ténor de l'Opéra Adolphe Nourrit qui ressentait du fond de son âme les conflits et les discordes du Romantisme, n'ayant jamais réussi lui même à réconcilier les multiples facettes de son existence en un tout harmonieux (il se donna la mort en sautant de la fenètre d'une chambre d'hôtel à Naples en 1839).
        Et La Sylphide raconte à son image cette éternelle histoire de l'homme partagé entre la terre et le ciel, la réalité et l'idéal, placé ici sous le coup d'une double fatalité qui fait qu'il ne pourra jamais étreindre cette sylphide irréelle dont l'existence même l'empèche de se satisfaire de l'amour que lui offre une mortelle.

        Le scénario a pour origine une nouvelle de Charles Nodier "Trilby ou le lutin d'Argail", dans la préface de laquelle l'auteur indique avoir puisé son inspiration en Grande Bretagne:
                "Le sujet de cette nouvelle est tiré d'un roman de Sir Walter Scott, je ne sais plus lequel.." écrit-il.

        Dans son refus de la mythologie classique et sa recherche de nouvelles sources, la littérature romantique développa en effet des mythes de provenances diverses, parmi lesquels apparut cette Sylphide, figure de la femme idéale et porteuse des espoirs et des illusions de son temps, laquelle se retrouva au milieu d'une véritable effervescence littéraire...
        En 1823 Hugo avait écrit "La Sylphe", et dans l'univers de Gautier comme celui de Nerval, la femme ne meurt que pour revenir, incarnation fantôme de l'idéal rêvé du poète, à laquelle Chateaubriand fut le premier à prêter une existence:
                "Faute d'objet réel, j'évoquais par la puissance de mes vagues désirs un fantôme qui ne me quittait plus" déclare-t-il dans ses Mémoires. 
        Avec l'oeuvre de Filippo Taglioni les Romantiques avaient enfin leur ballet... et ainsi que le traduit André Levinson, historien de la danse:
                "A partir de La Sylphide, le ballet exprime les aspirations d'une époque, sa pensée philosophique, son besoin de beauté spirituelle".



        Le rideau de l'Acte I s'ouvre sur un manoir écossais où James est assoupi dans un fauteuil au coin de la cheminée. Une Sylphide, créature ailée de la forêt, danse autour de lui en le regardant avec amour, mais s'évanouit aussitôt lorsque celui-ci se réveille. Très impressioné par cette vision fugitive dont il ne sait si elle appartient au rêve ou à la réalité, James interroge son ami Gurn qui, présent lui aussi, avoue n'avoir rien vu mais rappelle par contre à James qu'il doit se marier le jour même et lui conseille d'oublier l'incident.
        Sur ces entrefaites arrive Effie, la fiancée, accompagnée de ses amies et de sa mère. Tandis que James l'embrasse il lui semble soudain entrevoir la Sylphide et il se précipite vers elle, mais ne découvre que la vieille sorcière Madge à laquelle les jeunes filles demandent en choeur de leur dire la bonne aventure... Quand vient le tour d'Effie, celle-ci se voit annoncer qu'elle a effectivement une rivale dans le coeur de son prétendant et que c'est Gurn, en fait, qu'elle va épouser... A ces mots, James furieux chasse aussitôt la vieille femme sans ménagements, et proteste de l'honnèteté de ses sentiments tandis que l'on s'affaire aux préparatifs de la noce.
        L'assemblée se retire à l'étage et la Sylphide, profitant de l'ocasion pour reparaitre devant James resté seul, lui avoue cette fois son amour. Ce dernier qui ne résiste pas l'embrasse alors tendrement... devant Gurn qui, dissimulé dans un coin, a assisté à la scène et va en faire aussitôt le récit à Effie.
        Cependant, la Sylphide s'étant volatilisée, ces propos sont mis sur le compte de la jalousie et la joie ambiante n'en est pas troublée davantage...  Tandis que tous ne songent qu'à la fête la Sylphide vient se mêler à la joyeuse compagnie et, par un habile jeu de cache cache, ayant réussi à attirer James elle s'enfuit dans la forêt et l'entraine finalement à sa suite... 
       Les invités sont médusée par cette disparition et Effie tombe effondrée dans les bras de sa mère.



        L'Acte II a pour cadre la forêt noyée sous un épais brouillard. Madge et ses compagnes dansent autour d'un chaudron dans lequel elles plongent un voile diaphane. Puis, chaudron et sorcières s'évanouissent et le brouillard disparait, laissant apparaitre une agréable clairière.
        Arrive alors James, à qui la Sylphide va faire découvrir son royaume. Le jeune homme est enchanté et se joint aux danses de sa bien-aimée et de ses compagnes, et lorsque celles-ci s'envolent il s'élance à leur poursuite, tandis qu'apparaissent les invités partis à sa recherche.
        Gurn aperçoit le chapeau que James a abandonné sur place, mais Madge lui conseille perfidement de se taire et de demander Effie en mariage... Ce qu'il fait, et se voit accepté sur le champ...
        Après leur départ James revient seul dans la clairière, déçu de n'avoir pu rattraper sa Sylphide... Mais il est attendu par Madge qui lui fait cadeau du voile ensorcelé qui empéchera la Sylphide de s'envoler et la retiendra près de lui pour toujours si, dit-elle, il le pose sur ses épaules...
        Lorsque celle-ci reparait il s'exécute sans plus attendre, et les ailes de la Sylphide tombent en effet aussitôt... mais la vie au même moment l'abandonne, et elle meurt en quelques instants victime du sortilège. Et, tandis que ses compagnes éplorées l'emmènent, on voit au loin le joyeux cortège du mariage d'Effie et Gurn traverser la clairière. James est abasourdi, et découvre en levant les yeux la Sylphide qui disparait dans les airs portée par ses consoeurs. Il s'écroule, anéanti, tandis que Madge exulte... le Mal a triomphé...



         Le soir du 12 Mars 1832 les premiers rôles étaient tenus par Marie Taglioni, Joseph Mazillier et Lise Noblet.  Pierre Ciceri le grand décorateur de l'époque qui avait habilement utilisé la machinerie de l'Opéra de Paris afin d'organiser dans l'espace les apparitions spectrales et les envolées aériennes des sylphides avait également sa part dans la réussite de ce spectacle et l'unanimité de la critique à l'issue de cette soirée triomphale contribua, si besoin était, à propulser Marie Taglioni au sommet de sa gloire.
         
         Tout concourt à penser que c'est à cette occasion que Chateaubriand trouva, non pas la figure de sa femme idéale qui existait déjà, mais du moins le nom dont il baptisera le plus souvent sa créature dans Les Mémoires d'Outre Tombe. Il manifeste d'ailleurs dans son oeuvre son enthousiasme pour la créatrice du rôle:
                "Et ces créatures de plaisir qui traversent en riant la vie, les Lecouvreur, les Lubert, les Gaussin, les Camargo, Terpsichores aux pas mesurés par les Grâces, et dont les cendres légères sont aujourd'hui effleurées par les danses aériennes de Taglioni".
        

        Victor Hugo, quand à lui, adressa à la ballerine un livre dédicacé avec ces quelques mots:
                "A vos pieds, à vos ailes"

        et Théophile Gautier écrira:

                "elle nous montre des ronds de jambes et des ports de bras qui valent de longs poèmes".
       
        Etre comparée à une Sylphide devint alors pour les dames de l'époque le compliment ultime, car toutes les élégantes aspirent à la fragilité idéale de cette sylphide mince et fluette avec un cou de cygne...
        On assiste à la création d'un chapeau "sylphide", une pivoine "sylphide", et même d'un journal de mode du même nom. Quand aux ventes de mousseline, celles-ci s'envolèrent littéralement... Alors que jusque là les femmes se mariaient en robe de couleur, sous l'influence du ballet elles porteront bientôt en effet la robe blanche et le voile de la danseuse romantique.

        En 1834 le danseur et chorégraphe Auguste Bournonville assista à la représentation du ballet à Paris et fut tout de suite conquis...
        Dans l'idée de recréer l'oeuvre pour le Ballet Royal du Danemark dont il était issu il convia alors à Copenhague Filippo et Marie Taglioni, mais un différend pécunier les empécha malheureusement de s'entendre...
        A une époque où les droits d'auteur n'étaient guère protégés, Bournonville décida donc sans vergogne de chorégraphier sa propre Sylphide après avoir dérobé un exemplaire du livret... Et, faute d'avoir l'autorisation d'utiliser la musique de Jean-Madeleine Schneitzhoeffer, il soumit le projet à son ami Herman Lovenskjold qui composa le nouvel opus.

        La première eut lieu en 1836 avec Lucile Grahn et Bournonville lui-même dans les premiers rôles.
        Cette version est aujourd'hui toujours représentée au Danemark, et a fait le tour du monde, parfait exemple du "style Bournonville" très souple, très aérien et gracieux, tout en naturel et en rapidité.
        C'est la raison pour laquelle nombreux sont ceux qui attribuent à Bournonville la paternité du ballet de Filippo Taglioni car curieusement c'est cette "version Bournonville" qui a été dansée pendant près de deux siècles quasiment sans interruption ni modifications. (Seul Marius Petipa monta la version originale en 1892 pour le Ballet Imperial avec de la musique supplémentaire composée par Ricardo Drigo)

        Il fallut attendre 1971 pour que Pierre Lacotte donne de La Sylphide une version reconstituée, la chorégraphie de Taglioni étant perdue depuis longtemps...
        La partition musicale fut reconstruite d'après le manuscrit déposé à la Bibliothèque Nationale, et la chorégraphie travaillée dans le style de l'époque inspirée par les notes, gravures et dessins conservés dans les archives de l'Opéra.
        Critiquée par certains, la version de Pierre Lacotte "d'après Taglioni" est néanmoins rentrée au Répertoire de l'Opéra de Paris en 1972 (Michaël Denard et Ghislaine Thessmar tenaient les rôles principaux le soir de la Première)



          En impressionant vivement les imaginations La Sylphide créa cet idéal de la danseuse romantique que Théophile Gautier décrivait ainsi en la personne de Marie Taglioni:
                "Lorsqu'elle entre en scène, on voit toujours apparaitre un brouillard blanc ennuagé de mousseline transparente, cette vision chaste et éthérée que nous connaissons bien. Elle voltige comme un esprit au milieu des vapeurs de blanches mousselines dont elle aime s'entourer, elle ressemble à une âme heureuse qui fait ployer à peine du bout de ses pieds roses la pointe des fleurs célestes".

        L'ère des ballerines venait de s'ouvrir... et celles-ci régneront longtemps en maitresses incontestées de la scène, reléguant leurs homologues masculins dans des rôles de faire valoir.
        Une situation qui atteindra le comble de l'absurde en 1891, quand certain député prenant part à un débat sur le budget de l'Opéra proposa que puisque "ces êtres étranges qu'on appelle des danseurs" n'avaient pour fonction que de soulever des danseuses on pourrait les remplacer par des conducteurs d'omnibus payés 3 ou 4 sous par soir !...
        
         

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  • Commentaires

    4
    joachim
    Mardi 10 Novembre 2015 à 18:21

    Merci de votre réponse, chaussons verts.

     
    Je viens d'écouter la version Loverskiord par David Garforth (chez Chandos), et c'est effectivement une très belle musique.
    Sur youtube, j'ai vu qu'il y a la version Schneitzhoeffer, il suffira de l'écouter pour faire la différence  entre les deux.
     
    Merci encore
    3
    joachim
    Dimanche 8 Novembre 2015 à 20:15

    Bonjour,

    Si j'ai bien compris, la musique interprétée lors de représentations en France est celle de Schneitzhoeffer, alors qu'ailleurs c'est celle de Lovenskiold, ceci pour un même argument.

     

    Est-ce que les deux musiques sont très différentes ?

     

      • Lundi 9 Novembre 2015 à 13:57

        Ces deux partitions sont entièrement différentes et celle de Lovenskjold est considérée comme nettement supérieure à celle de Shneitzhoffer. Le pourvoir d'évocation de la musique du danois est indéniable et on a remarqué qu'un compositeur comme Adolph Adam devait avoir rencontré cette partition lorsqu'on écoute le thème du violoncelle de l'Acte II de sa Giselle présentée 5 ans après la création danoise de La Sylphide.

    2
    Mercredi 19 Février 2014 à 12:17

    merci pour votre proposition de lien par mail, mais les vidéos ont malheureusement été retiré...

    dommage.
    Bonne et belle journée

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