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    Marguerite et Armand - L'histoire vraie d'Alphonsine Plessis

     

        "Il n'y a pas d'honnêtes femmes alors? Si, plus qu'on ne le croit, mais pas du tout autant qu'on ne le dit"
                        Alexandre Dumas fils 

     

        Lorsque Alphonsine Rose Plessis naquit le 15 Janvier 1824 dans le petit village normand de Nonnant, personne n'aurait pu imaginer qu'elle deviendrait alors l'une des femmes peut-être les plus célèbres de France...
         Fille de Martin Plessis, ivrogne notoire, elle fut contrainte une nuit de se réfugier avec sa mère et sa soeur ainée Delphine chez une tante, alors que ce dernier avait tenté de mettre le feu à la maison. Mais ce répit fut malheureusement de courte durée pour les deux enfants, car leur mère ayant trouvé une place de domestique chez un lord anglais, leur père les réclama pour les mettre au travail, et à 10 ans Alphonsine mendiait déjà dans la rue... Cependant  celle-ci découvrit bientôt avec le temps qu'il y avait d'autres façons pour une jolie fille de gagner de l'argent et elle en fit bon usage...
       Transformant son nom en Marie Duplessis, elle devint très vite célèbre recevant entre autres dans son salon Balzac, Musset, Gautier dans un tourbillon de fêtes continuelles. Les étrangers en visite à Paris voulaient tous voir "La Duplessis" dont la phtisie (tuberculose pulmonaire) devint bientôt évidente:
        "Ses grands yeux aux cernes sombres brûlaient doucement sous ses paupières. Avec sa grâce voluptueuse elle ressemblait à une fleur qui a été piétinée dans un bal" écrivit l'un de ses admirateurs.

     

    Marguerite et Armand - L'histoire vraie d'Alphonsine Plessis

    Marie Duplessis (1847)

     

        Cependant, Marie Duplessis serait peut-être oubliée aujourd'hui si elle n'avait compté parmi ses amants Alexandre Dumas fils (1824-1895) qui s'inspira de leurs propres relations pour écrire en 1848 son roman La Dame aux Camélias:
        "La personne qui m'a servi de modèle pour l'héroïne de La Dame aux Camélias se nommait Alphonsine Plessis, dont elle avait composé le nom plus euphonique et plus relevé de Marie Duplessis. Elle était grande, très mince, noire de cheveux, rose et blanche de visage. Elle avait la tête petite, de longs yeux d'émail comme une Japonaise, mais vifs et fins, les lèvres du rouge des cerises, les plus belles dents du monde, on eut dit une figurine de Saxe.
        En 1841 lorsque je la vis pour la première fois elle s'épanouissait dans toute son opulence et sa beauté. Elle mourut en 1847, d'une maladie de poitrine à l'âge de 23 ans". 

        Marie Duplessis deviendra dans le roman Marguerite Gautier, à travers laquelle Alexandre Dumas fait un saisissant portrait de cette vie mondaine parisienne de l'époque et du caractère fragile et ephémère du monde des courtisanes, et le lecteur ne peut rester insensible face à la souffrance de cette dernière et de son amant, contraints de se ranger du côté de la norme:
        Amoureux de Marguerite, atteinte de tuberculose, Armand Duval devient son amant et obtient qu'elle renonce à sa vie de courtisane pour habiter avec lui à la campagne. Mais l'idylle est rompue par le père d'Armand qui, conscient du scandale craint que cela ne fasse rompre les fiançailles de sa plus jeune fille. En l'abscence d'Armand il convainct Marguerite de quitter son fils, et celle-ci s'exécutera sans révéler son sacrifice, laissant croire jusqu'à ses derniers moments au seul homme qu'elle ait jamais aimé qu'elle était partie avec un autre.

     

    Marguerite et Armand - L'histoire vraie d'Alphonsine Plessis

    Alexandre Dumas fils (1824-1895)

     

        "N'étant pas encore à l'âge où l'on invente je me contente de raconter" écrira Alexandre Dumas. "J'engage donc le lecteur à être convaincu de la réalité de cette histoire dont tous les personnages à l'exception de l'héroïne vivent encore. Je ne tire pas de ce récit la conclusion que toutes les filles comme Marguerite sont capables de faire ce qu'elle a fait. Loin de là, mais j'ai connaissance que l'une d'elles avait éprouvé dans sa vie un amour sérieux, qu'elle en avait souffert, et qu'elle était morte. J'ai raconté au lecteur ce que j'avais appris. C'était un devoir".
        Du roman naitra une pièce de théâtre, adaptée par Dumas lui-même, et le hasard voudra que le soir de la Première, le 2 Février 1852, après l'interdiction du ministre de l'Intérieur Léon Faucher qui l'estimait trop immorale, il y eut un compositeur dans la salle du Vaudeville... Giuseppe Verdi (1813-1901) est en effet de retour à Paris... et marqué par certaines similitudes entre sa propre vie et l'histoire contée sur scène va aborder dans sa Traviata des rives jusqu'alors inconnues dans l'opéra italien, écrivant l'une des pages des plus poignantes de toute la littérature lyrique et l'une des oeuvres les plus jouées dans le monde entier dans laquelle le compositeur renommera cette fois les héros Violetta Valéry et Alfredo Germont.
        "Celui dont les yeux restent secs devant cela n'a pas un coeur humain dans la poitrine" écrira un critique à l'issue de la Première à la Fenice de Venise le 6 Mars 1853. 

     

    Marguerite et Armand - L'histoire vraie d'Alphonsine Plessis

     

        Sans doute parce qu'à cette époque le monde de la danse se passionne davantage pour le monde des créatures surnaturelles (La Sylphide-1832, Giselle-1841, La Péri-1843 etc...) il faudra attendre le XXème siècle pour découvrir cette histoire sous forme de ballet. Et la version restée la plus célèbre est sans conteste celle créée en 1963 par Frederick Ashton pour sa muse Margot Fonteyn et son légendaire partenaire Rudolf Noureev.
        Alors qu'il avait assisté en 1961 à une représentation de La Dame aux Camélias interprétée par Vivian Leigh, le chorégraphe avait formé le projet de transposer la pièce en un ballet, mais celui-ci ne prit forme qu'en Avril 1962 alors qu'un soir écoutant la radio il entendit la Sonate pour piano en Si mineur de Franz Liszt...
        "Immédiatement j'y entrevis la totalité de l'oeuvre" dira-t-il plus tard, un choix musical dont il sera doublement convaincu lorsqu'il apprit qu'avant sa mort Marie Duplessis avait eu une liaison amoureuse avec Franz Liszt (1811-1886) qui ne put, parait-il, jamais songer à elle sans verser une larme...

     

    Marguerite et Armand - L'histoire vraie d'Alphonsine Plessis

    Page de garde d'une édition de 1854 de la Sonate en Si mineur de Liszt.

     

        Pour Ashton, Rudolf Noureev était la réincarnation de Liszt, l'artiste fougueux et charmeur qui captive les foules et s'imposa naturellement comme partenaire de Margot Fonteyn qui de son côté souhaitait elle aussi créer avec lui le ballet.
        Malgré des premières répétitions difficiles dues aux absences des danseurs, l'extraordinaire entente du couple permit ensuite au chorégraphe de régler l'oeuvre en 15 jours, et après une répétition générale orageuse au cours de laquelle Noureev coupa les pans de son habit qui le gênaient, la Première qui se déroula le 12 Mars 1963 à Covent Garden en présence de la Reine Mère et de la princesse Margaret, fut un immense succès et valut aux artistes 21 rappels...

        Sur un décor très dépouillé de Cecil Beaton ne comportant qu'un seul élément omniprésent: le lit sur lequel Marguerite Gautier agonise et revit sa relation tumultueuse avec Armand, le ballet qui utilise le procédé du flash back se divise en 5 scènes, en réalité 5 pas de deux:
        Prologue, La Rencontre, A la campagne, L'Insulte, La mort de la Dame aux Camélias.
        Car tous les seconds rôles sont quasi inexistants et l'intrigue se concentre uniquement sur l'amour de Marguerite et Armand et l'intervention de Mr. Duval (interprété par Michael Somes lors de la Première).

     

     

        Margot Fonteyn et Rudolf Noureev interprèteront le ballet plus d'une quarantaine de fois à Covent Garden, puis à la Scala de Milan, l'Opéra de Paris, en Amérique du Sud et aux Etats-Unis, avant de le danser pour la dernière fois à Londres en 1977.
        On a dit que Frederick Ashton avait interdit à tout autre interprète de danser Marguerite et Armand. D'autres danseuses furent cependant pressenties plus tard, mais toutes refusèrent, craigant la comparaison et jugeant que le ballet ne devait son succès qu'à l'exceptionnelle personalité des créateurs pour lesquels il avait été taillé sur mesure.

        C'est Sylvie Guillem, l'une des danseuses préférées de Rudolf Noureev qu'il nomma étoile à l'âge de 19 ans, qui à la demande d'Antony Dowel, directeur du Royal Ballet, acceptera en Mars 2000 de reprendre le rôle en compagnie de Nicolas Le Riche.
        Un défi relevé avec succès, car totalement différents de leurs prédécesseurs dont l'ombre ne vint aucunement ternir leur interprétation, Sylvie Guillem et Nicolas Le Riche furent tous deux excellents et interpréteront entre autres le ballet le 20 Janvier 2003 lors du prestigieux gala organisé au Palais Garnier à l'occasion des 10 ans de la disparition de Rudolf Noureev.




        Parmi les diverse adaptations de ce récit éminemment romantique diront les uns ou totalement kitch penseront les autres, figure Violetta, la mise en scène que Maurice Béjart donna en 1959 de La Traviata. Pierre Lacotte en 1977, puis John Neumeier l'année suivante créent leur propre version de La Dame aux Camélias et encore plus proche de nous c'est Jorge Lefèvre cette fois qui fait revivre à son tour l'histoire pour le Ballet Royal de Walonie...
        Plus d'un siècle et demi après sa naissance littéraire Marguerite Gautier aurait-elle enfin gagné ses lettres de danseuse?

     

     La Traviata -  Giuseppe Verdi    "Libiamo..." interprété par Placido Domingo et Teresa Strata. Extrait du film de Franco Zeffirelli (1982)

     

    Marie Duplessis décédée à Paris le 3 Février 1847, repose au cimetière de Montmartre.

     


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    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

     Vaslav Nijinsky - Le Spectre de la Rose (1911)

     

     

        La fleur, symbole de beauté, a été de tous temps un élément privilégié pour le ballet, en témoignent Le Jardin des Lilas, La Fête des Fleurs à Genzano, La Tulipe de Harlem, La Fleur de Pierre, le "jardin animé" du Corsaire, "l'adage de la rose" de La Belle au Bois Dormant ou encore la célèbre "valse des fleurs" de Casse-Noisette pour ne citer que ces quelques exemples...
        Mais le ballet classique le plus représentatif de tous ceux qu'inspira le monde floral demeure incontestablement Le Spectre de la Rose présenté pour la première fois par les Ballets Russes à l'Opéra de Monte-Carlo le 19 Avril 1911.

        Deux ans après Les Sylphides, la compagnie de Diaghilev (1872-1929) renouvelle son hommage au romantisme avec un second chef d'oeuvre qui, contrairement à son prédécesseur possède cette fois un argument, lequel sera cependant réduit à la plus extrême simplicité:
        Une jeune fille endormie rêve en rentrant du bal que l'esprit de la rose qu'elle tient à la main l'entraine dans une danse enchanteresse, et lorsque celui-ci s'évanouit elle retrouve à son réveil la fleur à ses pieds.

     

    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

    Le Spectre de la Rose - Isabelle Ciaravola et Mathias Heyman 

     

        Rédigé par Jean-Louis Vaudoyer (1883-1963), le livret est directement inspiré du poème de Théophile Gautier (1811-1872), Le Spectre de la Rose, extrait d'un recueil publié en 1838, La Comédie de la Mort:

                                Soulève ta paupière close
                                Qu'effleure un songe virginal,
                                Je suis le spectre d'une rose
                                Que tu portais hier au bal.
                                Tu me pris encore emperlée
                                Des pleurs d'argent de l'arrosoir,
                                Et parmi la fête étoilée
                                Tu me promenas tout le soir.

                                Ô toi qui de ma mort fus cause,
                                Sans que tu puisses le chasser
                                Toute la nuit mon spectre rose
                                A ton chevet viendra danser.
                                Mais ne crains rien, je ne réclame
                                Ni messe, ni De Profundis;
                                Ce léger parfum est mon âme
                                Et j'arrive du paradis.

                                Mon destin fut digne d'envie:
                                Pour avoir un trépas si beau,
                                Plus d'un aurait donné sa vie,
                                Car j'ai ta gorge pour tombeau,
                                Et sur l'albâtre où je repose
                                Un poète avec un baiser
                                Ecrivit: Ci-git une rose
                                Que tous les rois vont jalouser. 

     

     

    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

    Carl Maria Von Weber  (1786-1826)

     

        Afin de rester à la hauteur du texte, le choix de la musique se porta sur l'exemple sans doute le plus brillant et le plus poétique du genre, à savoir la première valse de concert à avoir été écrite: L'Invitation à la Danse (Aufforderung zum Tanz) Op.65, composée en 1819 par Carl Maria von Weber (1786-1826) à l'intention de sa jeune épouse Caroline, et dont il avait brossé lui-même cette esquisse:
        "Un galant homme s'approche d'une dame et l'invite à danser. Elle hésite puis finalement consent. Le couple s'élance alors et tournoie dans la valse puis se sépare".
        L'orchestration de cette partition écrite pour le piano sera réalisée quelques vingt ans plus tard, en 1843, par Hector Berlioz (1803-1869) à qui l'Opéra de Paris avait demandé de contribuer à une production de l'opéra de Weber, Der Freischütz, afin d'y introduire, selon la mode de l'époque, un ballet, lequel n'était pas toujours forcément créé sur une musique du même compositeur.
        Berlioz accepta mais à la seule condition que l'oeuvre ne contienne pas d'autre musique que celle de Weber dont il était un fervent admirateur, et il choisit alors d'orchestrer pour cet intermède L'Invitation à la Danse qu'il renomma L'Invitation à la Valse. Le morceau, interprété pour la première fois le 7 Juin 1841 dans le cadre de l'opéra, entama très vite une carrière indépendante et devant ce succès le maestro le donnera très souvent par la suite dans ses concerts.

     

    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

    Hector Berlioz (1803-1869)

     

     

        Léon Bakst (1866-1924), collaborateur privilégié des Ballets Russes pour lesquels il réalisa décors et costumes jusqu'en 1921, va fixer avec sobriété et raffinement les visions fugitives que suggèrent cette partition et dominera tous les effets du ballet par sa conception de peintre, créant l'une de ses réalisations les plus marquantes:
        "Avec la plus grande frugalité d'éléments il obtient la plus grande puissance et la plus grande opportunité d'effet. Il réalise ainsi, lui aussi, une orchestration colorée qui s'adapte à la coloration orchestrale" écrira la critique.

    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

    Dessin de Léon Bakst pour le costume du Spectre

     


        Le décor impérativement intime posa, bien que simplifié, quelques problèmes au chorégraphe, Mikhaïl Fokine (1880-1942), qui en donna cette description:
        "Une petite pièce en angle dont les côtés se rejoignent dans un coin du fond de la scène, ne laissant que peu d'espace pour danser. La difficulté réside à cantonner la danse sur une si petite surface".

        Relevant le défi, le talent de Fokine va créer une superbe chorégraphie toute entière au service du sentiment et de la poésie, sans rien d'inutile ou de faussement brillant. Le chorégraphe ne dessine ici que des lignes d'une grande clarté désincarnant ses créatures, leurs bras qui ne se soumettent plus à la règle classique se libèrent dans l'espace, dessinent des volutes, des cercles, des lignes qui parlent chantent et vivent, dans une danse entièrement faite de transparence.

     

     Le Spectre de la Rose - Manuel Legris et Claude de Vulpian

     

        Incarnant ces rôles simples, mais en apparence seulement, le public put applaudir le soir de la Première les danseurs les plus admirés de ce début du XXème siècle, deux virtuoses: Vaslav Nijinsky (1889-1950) et Tamara Karsavina (1885-1978).

        Nijinsky interpréta de façon éblouissante cette rose qui danse en rêve avec la jeune fille endormie, et ses entrées et sorties en sauts étourdissants demeurèrent légendaires dans l'histoire du ballet. Après l'avoir vu ce soir là la Comtesse de Noailles écrivit:
        "C'est une représentation de l'impondérable. Grâce à ses ailes invisibles il mimait les pensées, les soupirs, le parfum, il évoluait, il embaumait... Souffle odoriférant il était véritablement l'esprit même de la rose, du vertige, de la rêverie et des songes". 
        Quand à Tamara Karsavina, sa beauté légendaire et ce don qui n'appartenait qu'à elle de transformer la danse en poésie séduisirent la salle entière:
        "Sa danse est un épanchement de l'âme, non seulement elle visualise, si l'on peut dire, la musique, mais elle donne forme, mouvement et couleur aux images insaisissables que cette musique fait naître dans l'esprit et dans les coeurs" écrira un critique.

     

    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

    Tamara Karsavina et Vaslav Nijinsky - Le Spectre de la Rose

     

        Accueilli avec un immense succès, Le Spectre de la Rose connut 30 repésentations l'année de sa création, parmi lesquelles trois furent données à Paris (l'une le 6 Juin au Théâtre du Châtelet, deux autres à l'Opéra Garnier en Décembre), et fit également partie du programme de gala organisé à Covent Garden le 26 Juin dans le cadre des festivités organisées en l'honneur du couronnement du roi George V (22 Juin 1911).
        Entré au répertoire de l'Opéra de Paris vingt ans après sa création, le 31 Décembre 1931, le ballet de Fokine sera l'un des tout premiers interprétés par Rudolf Noureev (1938-1993) après son passage à l'Ouest après que Pierre Lacotte (1932- ) lui eut apprit le rôle pour la télévision allemande, et célèbrera également la dernière apparition sur la scène de Covent Garden du couple qu'il forma avec Margot Fonteyn (1919-1991).

     

    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

    Tamara Karsavina fait travailler le rôle du Spectre de la Rose à Margot Fonteyn.

     


        Devenu mythique dans l'histoire de la danse, ce chef d'oeuvre romantique, véritable enchantement, a fait l'objet de diverses relectures avec en particulier la parodie créée en 1978 par Maurice Béjart (1927-2007) à partir de l'oeuvre originale, ou encore en 1993 la version d'Angelin Preljocaj, une pièce pour 5 danseurs, commandée par l'Opéra de Paris, ainsi qu'Outre-Atlantique la traduction qu'en donne Dominic Walsh en 2006 avec son Dance Theatre.

     

    Le Spectre de la Rose (1911) - Une fleur immortelle

    Le Spectre de la Rose - Dominic Walsh Dance Theatre


        Cependant c'est dans le cadre des divers Hommages rendus aux Ballets Russes à l'occasion de leur centenaire que Le Spectre de la Rose semble avoir soulevé un intérêt croissant:
        Diaghilev en directeur avisé sélectionnait ses places de résidence et après le succès de ses saisons printanières à Paris la troupe s'établit à Monaco en 1911, aussi n'est il pas étonnant de voir la Principauté et les Ballets de Monte-Carlo participer largement aux manifestations destinées à commémorer la mémoire de l'illustre compagnie:
        En 2009 Marco Goecke bouscule les repères du Spectre qui entre ses mains devient tout sauf un éloge du romantisme, et en Avril 2010 c'est Olivier Dubois qui aborde à sa façon l'oeuvre de Fokine:
        "L'histoire de ce ballet était trop tentante pour ne pas créer une histoire d'odeur faite de souvenirs et de désirs, aborder le Spectre de la Rose par sa fache cachée, dévoiler l'éprouvante traversée de ces transporteurs du souvenir et offrir à chacun l'occasion de percevoir son propre spectre et l'emporter".
        A l'instar des croisements chers aux Ballets Russes, on assiste ici à une colaboration jamais vue dans l'histoire du ballet, celle de la danse et du parfum où, grâce au parfumeur Michel Roudniska, une suave fragrance est répandue pendant le spectacle.


        Encore plus récemmment, c'est Benjamin Millepied qui en Octobre 2011 raconte, avec le Ballet du Grand Théâtre de Genève, l'histoire de trois fétards qui s'introduisent par la fenêtre dans la chambre d'une jeune fille, ils papillonnent autour de leur proie, la font valser: un Spectre encore une fois très éloigné du souffle parfumé d'une figure quasi immatérielle.
        Quand à la version de Thierry Malandin elle fait, elle, partie de la mise en scène que fit le chorégraphe des Nuits d'Eté, un cycle de mélodies pour mezzo-soprano ou ténor composées par Hector Berlioz entre 1838 et 1841 sur cette fois 6 poèmes de Théophile Gautier extraits du recueil La Comédie de la Mort: Villanelle, Le Spectre de la Rose, Absence, Sur la Lagune, Au Cimetière et L'Ile Inconnue (Berlioz travailla à de nombreuses reprises pour la voix, choisissant ses textes, de Hugo à Goethe en passant par Gautier ou Shakespeare qu'il adorait, et le titre Les Nuits d'Eté est un clin d'oeil au Songe d'une Nuit d'Eté de l'auteur élizabétain).

     

                          Les Nuits d'Eté Op.7 N°2 - Hector Berlioz 
    Le Spectre de la Rose  Interprété par Bernadette Greevy (mezzo-soprano) et l'Ulster Orchestra dirigé par Yann Pascal Tortelier.

     

        Présentée en octobre 2010 par le Ballet National de Marseille la chorégraphie de Thierry Malandin plus néo-classique que jamais et d'une délicatesse et d'une distinction rare, exprime par le biais de quatre couples, sur le thème de la perte et du deuil, un voyage onirique au pays des amours. 
       Un ballet on ne peut plus romantique qui rejoint par son lyrisme l'oeuvre de Fokine et démontre encore une fois la puissance de l'imaginaire, véritable force de l'être humain, 

                 "car un homme n'est vieux que lorsque les regrets ont pris chez lui la place des rêves".
                John Barrymore (1882-1942)

     

     


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    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

     

    Daphnis et Chloé  -  Pierre Paul Prud'hon (1758-1823) 

       

     

        Après le triomphe à Paris de la première saison de ses Ballets Russes, Serge Diaghilev (1872-1929) souhaita pour l'avenir s'assurer la collaboration de jeunes compositeurs d'avant-garde et passa en 1909 plusieurs commandes pour sa troupe.
        L'un des artistes à avoir été contacté fut un jeune musicien pratiquement inconnu, Igor Stravinsky (1882-1971), que la Première de son Oiseau de Feu propulsa au rang de célébrité internationale, le second, Maurice Ravel (1875-1937), de sept ans son aîné, allait écrire pour l'occasion Daphnis et Chloé, une partition considérée comme son chef d'oeuvre.

     

    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    Maurice Ravel  (1907)

     

        Enchanté à l'idée de travailler avec Diaghilev, celui-ci n'accepta toutefois qu'à la condition de revoir lui-même le livret rédigé par Fokine (1880-1942) dont il ne partageait pas vraiment la vision de l'oeuvre. Le chorégraphe avait quand à lui déjà proposé ce scénario en 1904 au directeur des Ballets Impériaux mais, l'ayant accompagné d'une note importante concernant ses nombreuses idées de réformes, cette démarche peu diplomatique ne fut certainement pas étrangère au refus catégorique du projet qui, remisé dans les cartons attendit des jours meilleurs...
        L'intrigue s'inspire du roman Daphnis et Chloé écrit au IIIème siècle par l'auteur grec Longus dont une première traduction française fut donnée en 1559 par l'évêque Jacques Amyot (1513-1593). Celui-ci ayant toutefois omis un certain passage qu'il avait jugé trop érotique c'est l'hélleniste Paul-Louis Courier (1772-1825) qui, après avoir découvert en 1809 à Florence un exemplaire intégral du roman dans la bibliothéque laurentienne, en donna la traduction complète: Fortement inspirée par la poésie bucolique et les Idylles de Théocrite (315-250 av. J.C.), l'oeuvre qui a pour cadre l'ile de Lesbos relate les aventures de deux enfants trouvés, Daphnis, un jeune chevrier, et Chloé, une bergère, qui s'éprennent l'un de l'autre, mais dont les amours sont contrariées par de multiples rebondissements.

     

    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    Daphnis découvert par le chevrier Lamon -  Marc Chagall (1887-1985)


    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    La découverte de Chloé par le berger Dryas -  Marc Chagall (1887-1985) 

     (Dessins réalisés à la demande de l'éditeur d'Art Teriade pour illustrer la traduction de J.Amyot,  Daphnis et Chloé - 1961)


        Au travers de ces nombreuses péripéties il s'agit surtout avant tout de la description d'une éducation sentimentale, et l'histoire se conclue sur une fin heureuse puisque chacun retrouve ses véritables parents et le mariage peut enfin être célébré.

     

        Il se trouva effectivement que Ravel et Fokine eurent au départ sur ce récit des points de vue très divergents, le chorégraphe désirant mettre l'accent sur l'atmosphère érotique du texte original et s'inspirer de l'imagerie païenne des vases grecs anciens, tandis que le compositeur avait lui en tête, comme il l'écrivit lui-même, "de composer une vaste fresque musicale, moins soucieuse d'archaïsme que de fidélité à la Grèce de mes rêves qui s'apparente assez volontiers à celle qu'ont imaginée et dépeinte les artistes français du XVIIIème siècle"... ce qu'il fit d'ailleurs en fin de compte, et certains taxent encore de nos jours le résultat de "version chaste et peu convainquante d'une histoire d'amour exubérante".(Larner- 1996)

     

     

    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    Daphnis et Chloé -  Jean- Pierre Cortot (1787-1843)

    "Aucune fois il lui apprenait à jouer de la flûte et quand elle commençait à souffler dedans il la lui otait puis il en parcourait des lèvres tous les tuyaux d'un boût à l'autre, faisant ainsi semblant de lui vouloir montrer où elle avait failli, afin de la baiser à demi en baisant la flûte aux endroits que quittait sa bouche".
        (Daphnis et Chloé
    ou La Pastorales de Longus. Traduction de J. Amyot). 

     

          La partition de piano fut achevée en 1910, mais Ravel qui n'avait encore à cette époque que relativement peu écrit pour l'orchestre progressa par la suite particulièrement lentement. Celui qui devint le plus grand orchestrateur français et, de l'avis de nombreux mélomanes, l'un des meilleurs de l'histoire, batailla en fait avec l'orchestration de son ballet pendant trois années entières et il avoua lui-même avoir consacré une année complète au seul passage de la danse finale (Bacchanale) qu'il termina le 5 Avril 1912, juste deux mois avant la Première...

     

    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    Maurice Ravel et Vaslav Nijinsky à l'époque de la création de Daphnis et Chloé

     

        Les répétitions des danseurs se déroulèrent, elles, dans une ambiance orageuse générée par les tensions croissantes entre Fokine et Diaghilev qui, à ce moment là, n'avait d'yeux que pour Nijinsky (1889-1950) et la chorégraphie de L'Après-Midi d'un Faune qu'il lui avait confié (et qui allait être présenté une semaine avant Daphnis et Chloé...) Il en résulta un climat de cabales et de jalousies manifeste et les disputes entre Fokine, qui se sentait de plus en plus évincé, et l'impresario qui ne tolèrait pas que l'on fit de l'ombre à son favori, amenèrent même Diaghilev à essayer de faire retirer purement et simplement Daphnis et Chloé de l'affiche... N'ayant pu cependant parvenir à ses fins il échaffauda à la dernière minute un plan machiavélique le soir de la Première en inversant l'ordre du programme:
         L'Après-Midi d'un Faune, prévu en première partie, serait donné après l'entr'acte, tandis que le ballet de Fokine qui devait traditionnellement paraitre en seconde partie ferait l'ouverture... devant une salle vide... car pour s'assurer que le public n'en voit que la moitié il avait également projeté d'avancer d'une demi-heure le début du spectacle...


        On imagine sans peine la réaction de Fokine... qui parvint malgré tout (et à grand bruit...) à faire respecter l'ordre initial... et le ballet fut dûment présenté aux parisiens en temps et lieux le 8 Juin 1910 au Théâtre du Châtelet:
        Lorsque le rideau s'ouvre, de jeunes bergers, garçons et filles, se dirigent chargés d'offrandes vers la grotte des nymphes sacrées, et en leur honneur exécutent une danse à laquelle viennent se joindre les deux héros de l'histoire.

     

    Daphnis et Chloé  Musique de Maurice Ravel  Chorégraphie de Frederick Ashton (1951) Interprété par Alina Cojacaru (Chloé) et Federico Bonelli (Daphnis) et le Royal Ballet.

     

         Tandis que le chevrier Dorcon tente de s'attirer les bonnes grâces de Chloé sans succès, Lycénion, la séductrice, n'a en définitive pas plus de chance avec Daphnis même si elle réussit à le mystifier un moment... Car, comme on l'aura compris, ces deux jeunes gens sont très épris l'un de l'autre... Chloé est plus belle que toutes les nymphes réunies, ce qui n'est pas une sinécure car des pirates font soudain irruption et l'enlèvent dans le désarroi général.
       A la nuit tombée, les trois nymphes sacrées descendues de leur piédestal découvrent après avoir exécuté une danse mystérieuse, l'infortuné Daphnis en larmes. Elles invoquent alors en son nom le secours du dieu Pan qui se manifeste (apparition sonore matérialisée par une machine à vent) et devant lequel Daphnis se prosterne en implorant le retour de Chloé.

        La deuxième scène du ballet a pour cadre le camp des pirates qui arrivent nuitament, éclairés par des torches, accompagnés de Chloé et de leur butin. Après l'exécution d'une danse sauvage du genre guerrier, leur chef Bryaxis ordonne que la captive, les mains liées, implore sa clémence, et cette dernière après s'être exécutée tente d'échapper à ses ravisseurs mais hélas sans succès. C'est alors que l'atmosphère se fait soudain étrange: De petits feux sont allumés par des mains invisibles et plusieurs satyres envoyés par Pan entrent en scène et encerclent les pirates qui, dispersés par l'arrivée de Pan en personne, prennent la fuite. Quand à Chloé, elle apparait alors libérée de ses liens et auréolée d'une couronne lumineuse.

     

    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    Daphnis et Chloé - Décor de Léon Bakst pour les scènes I et III

     

         Le décor de la dernière scène ramène le spectateur dans la prairie initiale, à l'aube naissante, au milieu des chants d'oiseaux. Les bergers arrivent avec leurs troupeaux, et après avoir réveillé Daphnis qui sommeille encore ils se remettent avec inquiétude à la recherche de Chloé qui apparait soudain... Après la joie des retrouvailles, les amoureux miment la légende de Pan et de Syrinx, car le vieux berger Lamon leur a expliqué que si Pan a sauvé Chloé c'est en mémoire de la nymphe Syrinx qu'il avait aimée. S'ensuit alors un sacrifice sur l'autel de Pan, après quoi bergers et bergères retournent célèbrer dignement l'amour vainqueur dans une bacchanale endiablée.

       Le soir de la Première, les rôles titre étaient interprétés par Vaslav Nijinsky et Tamara Karsavina (1885-1978), le rôle de Lamon avait été confié à Enrico Cechetti (1850-1928), et en dépit de toutes les menées et manigances souterraines l'ouvrage reçut un excellent accueil grâce aux défenseurs de Fokine qui se mobilisèrent contre les amis de Diaghilev et Nijinsky afin que l'oeuvre soit appréciée à sa juste valeur.

     

    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    Daphnis et Chloé - Costume de Léon Bakst pour un pirate


        Dernière des créations inspirée d'un thème grec que présentèrent les Ballets Russes, le style des décors et des costumes réalisés par Léon Bakst (1866-1924) (très voisins de ceux qu'il avait précédement exécutés pour Narcisse et L'après-Midi d'un Faune) valut au décorateur une commande de la couturière française Jeanne Paquin (1869-1936) qui souhaita lui faire traduire ses costumes en une série de dessins de mode dont elle s'inspira pour sa collection à venir laquelle fit fureur auprès des élégantes.

     

    Daphnis et Chloé (1912) - Sous le signe des nymphes et de Pan

    Dessins de Léon Bakst pour Jeanne Paquin d'après Daphnis et Chloé

     

        Le ballet fut redonné le 10 Juin, mais arrivant en fin de saison ne connut que deux représentations au lieu des quatre coutumières pour toute création au Théâtre du Châtelet, ce qui contraria beaucoup Ravel, car l'impact de son oeuvre, à comparer de Petrouchka ou de L'Oiseau de Feu de Stravinsky, s'en trouva de ce fait considérablement réduit. Et le mécontentement du compositeur s'accrut encore lorsque Diaghilev présenta le ballet à Londres en 1914 supprimant de son propre chef les choeurs inclus dans la partition, ce qui provoqua une violente colère de Ravel qui fit parvenir au Times une lettre furieuse que publièrent également d'autres journaux anglais...
         Diaghilev remonta Daphnis et Chloé pour la denière fois à Monte-Carlo en 1924 après quoi la chorégraphie de Fokine disparut avec les Ballets Russes. Cependant la partition la plus longue de Maurice Ravel (environ 60 minutes) et le roman de Longus ont continué à inspirer les chorégraphes qui revisitent chacun à leur façon cette histoire d'amour immortelle.

         Frederick Ashton (1904-1988) crée en 1951 pour Margot Fonteyn et Michaël Somes et le Royal Ballet une oeuvre qu'il replace dans la Grèce moderne.

         En 1959 George Skibine (1920-1981) en donnera sa version pour Claude Bessy avec des décors de Marc Chagall,


    Daphnis et Chloé  Musique de Maurice Ravel  Chorégraphie de George Skibine  Interprété par Marie-Agnés Gillot et Yann Saïz (Soirée hommage à Claude Bessy)


         John Neumeier pour le Frankfurt Ballet, Jean-Christophe Maillot pour les Ballets de Monte-Carlo ou encore Jean-Claude Gallotta dont la version contemporaine sur une musique de Henri Torgue fut créée en 1982 au Festival d'Avignon, ont proposé leur propre vision de l'oeuvre généralement très simplifiée par rapport à l'original et réduite à deux couples (Maillot) ou trois danseurs (Gallotta).

     

    Daphnis et Chloé   Musique de Maurice Ravel   Chorégraphie de Jean Christophe Maillot    Interprété par Anjara Ballesteros-Cilla (Chloé), Jeroen Verbruggen (Daphnis), Berenice Coppieters (Lycénion) et Chris Roelandt (Dorcon).

     

         Comparé à L'Oiseau de Feu, Petrouchka ou Le Sacre du Printemps, la création de Daphnis et Chloé est restée relativement discrète, pourtant cette symphonie chorégraphique n'en est pas moins considérée comme le chef d'oeuvre de Maurice Ravel (la Suite N°2 tirée de la partition est encore probablement son oeuvre la plus jouée aujourd'hui) et l'histoire qu'elle raconte de cet amour perdu dans la nuit des temps n'a certainement pas encore fini d'inspirer le monde du ballet.


       "La musique peut tout entreprendre, tout oser et tout peindre, pourvu qu'elle charme et reste enfin et toujours de la musique".

                                                Maurice Ravel - Esquisses Autobiographiques. 

     

     Daphnis et Chloé - Maurice Ravel
         Bacchanale  (Final du ballet et dernier morceau de la Suite N°2)
    Zuglo Philarmonic Orchestra- Budapest  et Choeur Bela Bartok

     

     


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  • Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Bronislava Nijinska  dans le rôle de l'Hôtesse (1924)



    "Un ballet de la volupté où il n'y a pas de place pour les sentiments nobles"                                

                                                                      Francis Poulenc (1899-1963)

     

        En quête perpétuelle d'innovation, Serge Diaghilev (1872-1929) eut en 1923 l'idée de créer une version moderne du ballet de Fokine (1890-1942), Les Sylphides (1909), pour lequel Glazounov (1865-1936) avait, à l'époque, réalisé l'orchestration des diverses pièces de Chopin (1810-1849), et il s'adressa cette fois pour la musique à un jeune compositeur relativement inconnu: Francis Poulenc (1899-1963).
        Ce dernier reçut la commande avec d'autant plus d'intérêt qu'il avait lui-même sa petite idée sur la question qui, bien éloignée de la vision romantique du poète et de ses muses, s'inspirera de l'ambiance libertine évoquée par les toiles de Watteau (1684-1721) représentant Louis XV (1710-1774) et ses jeunes maitresses s'ébattant dans les sous-bois (L'endroit légendaire où le monarque faisait ses fredaines se situait dans un quartier de Versailles nommé Le Parc aux Cerfs... d'où le terme dérivé de "biches"...)

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Francis Poulenc (1899-1963) 

     

        Poulenc décrivit son oeuvre comme "une réception dans un salon contemporain baigné d'une atmosphère de libertinage que vous ressentez seulement si vous êtes initié, mais dont une jeune fille innocente ne serait pas consciente".
        Pour évoquer ces amours ambigues, le compositeur conçut dans l'esprit des Sylphides une suite de pièces indépendantes les unes des autres ne cherchant pas à traduire un argument, mais plutôt à juxtaposer des climats différents comme dans la traditionnelle Suite de Danses. Se succèdent ainsi un Rondo, un Adagietto, une Mazurka, un Andantino, et un Final, entre lesquels s'intercalent des chansons dansées interprétées par un choeur, une innovation qui ne se retrouve jusque là que dans Daphnis et Chloé (1912) de Maurice Ravel (1875-1937).
        Ecrite dans un style léger et badin, la partition rappelle tour à tour Mozart (1756-1791), Scarlatti (1685-1757), Thaïkovski (1840-1893) et Stravinsky (1882-1971) dans la manière du Carnaval des Animaux (1886) de Camille Saint-Saëns (1835-1921) et remplira son auteur de satisfaction:
        "C'est une grosse partition: 27 minutes de musique très rapide" écrivit Poulenc à Ernest Ansermet (1883-1969) en Octobre 1923 alors qu'il en termine l'orchestration, "Diaghilev est content. Je crois en effet que c'est une bonne chose. J'y ai mis en tous cas tout mon coeur et ce que j'ai d'habileté".

         Diaghilev sera effectivement enchanté du résultat et, toujours épris d'avant-garde, donnera vie à ces "biches" en portant sur scène un personnage mythique, "la garçonne", à peine deux ans après la parution du roman éponyme de Victor Marguerite (1866-1942) qui causa un tel scandale que son auteur se vit retirer sa Légion d'Honneur! L'écriture du livret sera confiée à Jean Cocteau (1889-1963), les décors et les costumes à une amie de ce dernier, Marie Laurencin (1883-1956), et la chorégraphie à Bronislava Nijinska (1890-1972).

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Bronislava Nijinska (1890-1972)

     

        "Nijinska était complètement dans son élément. Elle improvisait et inventait les pas à une telle allure que les filles pouvaient à peine suivre" dira Lydia Sokolova l'une des danseuses des Ballets Russes.

        La soeur du célébrissime danseur va en effet imaginer un véritable badinage chorégraphique dans lequel paraissent des innovations comme des bras placés dans des positions angulaires, ainsi que des éléments empruntés directement aux danses de salon alors en vogue:
        Nijinska qui tiendra elle-même le rôle de l'Hôtesse, poursuivra ainsi une étourdissante conversation-flirt avec deux athlètes au rythme d'un rag-mazurka, et son travail sera au final reconnu comme un chef d'oeuvre qui par son dépouillement et sa densité n'aura rien à envier à son ancêtre Les Sylphides.


    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Marie Laurencin (1883-1956)


        La difficulté principale dans la création de l'oeuvre semble bien avoir été la collaboration avec Marie Laurencin... 
        L'artiste se contentait en effet de proposer à la costumière Véra Soudeikine (qui épousera Stravinsky) ainsi qu'au décorateur, le prince Schervachidzé, des croquis et des aquarelles qui étaient de charmantes oeuvres d'art comme elle savait les faire, mais qui n'avaient malheureusement pas la précision requise pour permettre la réalisation materielle des costumes et des décors pour lesquels elle changea d'ailleurs d'avis plusieurs fois... et les divers témoignages laissent à penser que les échanges ne furent certainement pas de tout repos avant l'atteinte du résultat final...

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Aquarelle de Marie Laurencin pour Les Biches


        On raconte que Marie Laurencin avait conçu au départ pour le rôle de "la dame en bleu" une robe à traine et que, lors de l'une de ses visites quotidiennes à l'atelier de couture, elle s'empara d'une paire de ciseaux et coupa la dite traine à la grande consternation de l'entourage...
        C'est d'ailleurs vêtue d'un justaucorps et d'une veste de velours, les jambes habillées d'un simple collant blanc, et les cheveux courts, que la danseuse parut finalement sur scène, incarnant l'icône de ces années 1920, cette "garçonne" symbole d'une femme émancipée, rebelle, aux moeurs libérées et qui cultive l'ambivalence (il faut noter que le marquage du sexe par le vêtement est à l'époque de la création du ballet un trait culturel fondamental: L'entraineuse de la Fédération Féminine Sportive de France se verra retirer sa licence en raison de sa tenue, "porter un pantalon n'étant pas un usage admis pour les femmes").

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Vera Nemchinova (la dame en bleu)  par Léon De Smet (1881-1966)

     


        Inspirés de cette mode les autres costumes féminins évoquent une autre facette de cette sulfureuse créature, car si la filiforme "garçonne" emprunte volontiers au vestiaire masculin elle revêt aussi le soir la robe à danser, les robes de cocktail à tailles basse, les aigrettes, sans oublier les indispensables accessoires, colliers de perles et surtout fume cigarette (car "la garçonne" conduit des voitures, boit et fume comme un homme et les cigarettes Marlboro avaient alors des filtres rouges pour cacher les marques de rouge à lèvre...).

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Les Biches  -  Royal Ballet (2005)


        Quand aux tenues de la gent masculine, clin d'oeil délibéré de Marie Laurencin aux apollons de la Riviera et à l'importance que prend le sport dans cette société, elles tiennent davantage du bord de mer que du vêtement de soirée, et seront réalisées comme l'ensemble des costumes du ballet dans les tons pastels chers à l'artiste peintre:
        "Je n'aimais pas toutes les couleurs. Alors pourquoi se servir de celles que je n'aimais pas? Résolument je les ai mises de côté. Ainsi je n'employais que le bleu, le rose, le vert, le blanc, le noir. En vieillissant, j'ai admis le jaune et le rouge" déclarera-t-elle elle même.

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Les Biches -  Jason Linsley, Thomas Matingly et Christopher Sellars (Ballet West) 

     

        Le décor pour sa part, évoquant le grand salon clair d'une villa sur la Côte d'Azur, est remarquable par son extrême sobriété: une toile blanche sur laquelle est esquissée une simple fenêtre, et devant laquelle se détache un vaste canapé bleu, que Nijinska intégra complètement à sa chorégraphie, quand au rideau de scène très caractéristique du style de l'artiste et inspiré de l'une de ses aquarelles, il s'inscrit davantage il faut le reconnaitre dans la tradition de le peinture de chevalet que dans une démarche conçue pour le théâtre.

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Aquarelle de Marie Laurencin pour le rideau de scène du ballet Les Biches 


       
        Le ballet est construit sur la trame de la partition de la manière suivante:
       - Rondeau: Dans un salon des années 20 quelques "garçonnes" ravissantes et coquettes plaisantent autour d'un grand canapé tandis qu'arrivent les premiers invités à la soirée, trois jeunes sportifs qui se pavanent comme des coqs dans une cour de ferme, conscients du regard admiratif de l'assemblée féminine présente. Ils bavardent en flirtant (ou l'inverse) et le choeur en déduit avec philosophie que l'amour est semblable à un chat qui guette sa proie.

     

     Les Biches   Stefano Meo (baryton), Francesco Gianelli (ténor) et le ballet de l'Opéra de Rome.

     

       - Adagietto: Entrée du personnage ambigu de "la dame en bleu" qui séduit l'un des athlètes avec lequel elle s'éclipse tandis que les autres invitées flirtent avec les deux mâles restants.
        Le choeur évoque cette fois l'obsession des filles à dénicher un beau parti et la propension des garçons à préférer les plaisirs de la boisson, de la cigarette et du flirt.

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Vera Nemchinova dans le rôle de "la dame en bleu" (1924) 

     

       - Mazurka: Disparaissant derrière son sautoir de perles et son fume cigarette, c'est l'Hôtesse qui fait cette fois une entrée spectaculaire et devient le point de mire de l'assistance, et lorsqu'elle s'installe sur le canapé les deux athlètes se disputent son attention et s'élancent à sa poursuite lorsqu'elle quitte la pièce.

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Les Biches   Kate Crews (l'Hôtesse), Jason Linsley et Thomas Mattingly (les athlètes)  -  Ballet West.

     

       - Andantino: Pas de deux de "la dame en bleu" et de son soupirant qui ont réapparu, et le choeur fait alors entendre des paroles où il est question de bouquets de fleurs, baisers innocents ainsi que de mariage, tandis que deux filles (les filles en gris) dansent ensemble (Poulenc dit avoir eu en tête les personnages de Proust (1871-1922) aux relations particulières, Albertine et son "amie"), cependant celles-ci s'enfuient intimidées.

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Les BichesMegan Furse et Victoria Lock  (les filles en gris) - Ballet West

     

       - Final: La pièce se remplit et la réception peut vraiment commencer.

     

       La Première mondiale eut lieu à Monte-Carlo le 6 Janvier 1924 avec dans les principaux rôles Bronislava Nijinska (l'Hôtesse), Vera Nemtchinova (la dame en bleu), Lydia Sokolova et Ljubov Tchernicheva (les jeunes filles en gris) et les trois sportifs Anatol Vilzac, Leon Woïzikowski et Nicolaï Zverev.
       Conquis par la musique autant que par la remarquable chorégraphie de Nijinska, le public et la majeure partie de la critique plébiscitèrent Les Biches que Diaghilev donna à Paris au Théâtre des Champs Elysées le 26 Mai 1924 et, fort de cet accueil triomphal, présenta au Coliseum de Londres en 1925 et 1926.

         Le ballet qui établit Francis Poulenc sur l'avant-scène du monde de la musique fut repris en 1937 par la compagnie Markova-Dolin sous le titre The House Party, et en 1964 Frederick Ashton invitera Bronislava Nijinska à remonter son oeuvre pour le Royal Ballet.

     

    Les Biches (1924) - Une parodie des "années folles"

    Bronislava Nijinska et Frederick Ashton - Londres (1964) 
     

          Entré en 1991 au répertoire de l'Opéra de Paris, Les Biches paraitra ensuite en 2002 dans une chorégraphie de Thierry Malandin (1959- ) qui crée sa propre version, et sera remonté dans sa version originale par le Bayerisches Staatsballett de Munich en 2008.

     

        Qualifié parfois de "ballet érotique", l'oeuvre de Nijinska reçoit souvent également l'appellation de "premier ballet féministe", un commentaire tout ce qu'il y a de plus erroné, car il n'inaugure pas la collaboration de deux femmes au sein d'un même ballet, celle-ci ayant déjà eu lieu en 1923 lorsque la chorégraphe créa Les Noces en compagnie de Natalia Goncharova (1881-1962).
        L'expérience sera réitérée en 1924 avec Le Train Bleu (Nijinska-Coco Chanel 1883-1971), autre succès qui fera partie avec Les Noces et Les Biches, est ce une coincidence?, des trois ballets de Nijinska passés à la postérité.

     

        Bien plus qu'un simple divertissement, Les Biches restaure l'extraordinaire modernité des "années folles" et fait revivre un instant ces femmes pionnières qui ont eu le courage de faire face à la désapprobation de la société durant la décennie 1920-1930 (certains curés refusaient d'accorder la communion aux femmes portant les cheveux courts!), et dans un monde artistique alors essentiellement masculin où Bronislava Nijinska et Marie Laurencin durent elles aussi se faire une place, leur ballet porte un regard pétillant sur cet âge malheureusement pas encore complètement révolu dans tous les domaines si l'on en juge, simplement dans celui du vêtement, par le cas de cette jeune soudanaise condamnée en 2009 à 1 mois de prison (ou 200 dollars d'amende) pour s'être habillée de manière "indécente"... c'est à dire en pantalon...  (avec une grande mansuétude les 40 coups de fouets prévus par la loi criminelle soudanaise de 1991 lui furent malgré tout épargnés...)

     

      

     Les Biches   Musique de Francis Poulenc   Décor et costumes d'après Marie Laurencin  Chorégraphie de Bronislava Nijinska  Interprété par Kate Crews (Ballet West) dans le rôle de l'Hôtesse.


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    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

     Parade   Rideau de scène réalisé par Pablo Picasso

     

      

       "Ce que le public te reproche cultive le, c'est toi"
                                                            Jean Cocteau 

     

        En 1916, la guerre fait rage et 163.000 soldats français perdront la vie à Verdun entre le 21 Février et le 19 Décembre. A l'arrière, un jeune homme exempté de service militaire pour faiblesse de constitution rentre de Belgique où il s'est porté volontaire pour participer à un convoi sanitaire civil:
        De retour dans la capitale, Jean Cocteau (1889-1963) brûle maintenant de retrouver cette vie artistique qui ne s'est pas arrrêtée, avec en tête le souvenir de cette soirée passée en compagnie de Diaghilev (1872-1929) qu'il admire par dessus tout:
        "Nous rentrions de souper après le spectacle. Nijinsky boudait comme à son habitude. Il marchait devant nous. Diaghilev s'amusait de mes ridicules. Comme je l'interrogeais sur sa réserve (j'étais habitué aux éloges) il s'arrêta, ajusta son monocle et me dit: Etonne moi!.."

                                                           Et c'est ce qu'il va faire...

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Jean Cocteau (1889-1963) par Federico de Madrazo de Ocha (1875-1934)

     


        Les deux hommes ont déjà collaboré en 1912 pour un ballet orientaliste, Le Dieu Bleu, mais Cocteau fasciné par le cirque souhaite depuis des années écrire un ballet ou une pièce de théâtre inspiré de ce divertissement. Un sujet qui n'est pas révolutionnaire en soi car il avait été traité sous une forme ou une autre au cours des décades précédentes par de nombreux peintres français dont Daumier (1808-1879), Seurat (1859-1891), Toulouse-Lautrec (1864-1901) ou Rouault (1871-1958), et l'écrivain avait d'ailleurs essayé de convaincre deux ans plus tôt Diaghilev et Stravinsky (1882-1971) de participer à un projet sur le cirque, David, dont il voulait lui-même faire les décors en se basant sur les peintures cubistes de Gleizes (1881-1953).
        Les choses avaient à l'époque tourné court et Cocteau saisit là l'occasion de reprendre son idée dont la grande nouveauté tenait au fait que pour la première fois un ballet aurait pour thème un sujet populaire extrait de la vie de la rue (Si Petrouchka (1911) a pour cadre une fête foraine ses marionettes prisonnières de l'enchantement du vieux charlatan en font un ballet irréel).

        Il fallait un compositeur... et le choix de Cocteau se portera sans hésitation sur Erik Satie (1866-1925) à qui il avait précédement proposé d'écrire un scénario de ballet sur l'une de ses oeuvres, Trois Morceaux en forme de Poire, entendue dans un concert. Le compositeur s'était alors catégoriquement opposé à ce que l'on utilise ses compositions précédentes, mais ayant par contre envisagé favorablement l'idée d'écrire éventuellement une musique de ballet, il accueilit cette nouvelle offre avec enthousiasme.

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Erik Satie par Suzanne Valadon (1865-1938)

     

        Cocteau se mit donc à écrire le scénario dont le sujet on ne peut plus simple s'inspire de la fête foraine avec son cirque itinérant devant lequel, pour attirer le public sous le chapiteau, quelques artistes exécutent un aperçu du programme, trois numéros présentés par les directeurs baptisés pour l'occasion "managers":
          Un prestidigitateur chinois dont le personnage est inspiré du célèbre magicien américain de l'époque Chung Ling Soo,

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    (Chung Ling Soo, de son vrai nom William Ellsworth Robinson, présentait un numéro très risqué d'interception de balle de fusil et périt accidentellement sur scène à Londres le 23 Mars 1918).


        Vient ensuite une petite fille américaine inspirée elle aussi de l'actualité et de ces femmes-enfants devenues des héroïnes comme Mary Pickford (1892-1979),

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Mary Pickford dans le film Daddy Long Legs (1919)

     

        et la présentation se termine avec des acrobates accompagnés d'un cheval. Mais personne dans l'assistance ne se laisse convaincre d'assister au spectacle et les "managers" au comble de l'agitation en sont renversés au sens littéral du mot... La troupe déçue se prépare alors à quitter la ville et le ballet se termine par une reprise du morceau de début Prélude du Rideau Rouge. 

        Satie qui de son côté a passé des années à jouer et parfois à composer des chansons populaires dans les bars de Montmartre va concevoir sur cette trame une partition très éclectique intégrant éléments de jazz et de ragtime, sur laquelle Cocteau va superposer tout un éventail de bruits: machines à écrire, pistolet, corne de brume, crécelle etc... ainsi que des paroles prononcées à travers un mégaphone. On le soupçonne d'avoir souhaité créer par là un "succès de scandale" comparable à celui du Sacre du Printemps, toutefois la version définitive de la partition ne conserva à son grand regret que quelques unes de ces inovations:
        "La partition de Parade devait servir de fond musical à des bruits suggestifs mis là comme ce que Georges Braque appelle si justement des "faits". Difficultés matérielles et hâtes des répétitions empêchèrent la mise au point de ces bruits. Nous les suprimâmes presque tous. C'est à dire si l'oeuvre fut jouée incomplète et sans son bouquet".
                                                                 (J. Cocteau  Le Coq et l'Arlequin)

        Un nom s'imposait pour rejoindre ce duo de choc, et les décors et les costumes furent confiés à Pablo Picasso (1881-1973) dont certaines de ses réalisations, de véritables sculptures cubistes en carton viendront évoquer à la fois la fantaisie et le caractère marginal du théâtre forain mais aussi le bruit, l'agitation et la confusion de la ville moderne.

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Pablo Picasso (1881-1973) par Amadeo Modigliani (1884-1920)

     

        Lorsque débutèrent les répétitions, Cocteau et Picasso vont rejoindre à Rome Diaghilev et ses danseurs alors en tournée dans la capitale italiennne.
        Et c'est Léonide Massine (1896-1979), alors étoile, qui sera le chorégraphe et va créer le ballet sous les conseils attentifs de Cocteau qui avait lui-même des idées très précises sur le genre de danse que chaque personnage devait exécuter:
        "Mon rôle fut d'inventer des gestes réalistes, de les souligner, de les ordonner, et grâce à la science de Léonide Massine, de les hausser jusqu'au style de danse".
        Inspirée de Charlie Chaplin, des comédies modernes et de l'oscillement des images de cinéma, Cocteau décrit ainsi la chorégraphie de Massine et les évolutions des "managers" sous leurs encombrants costumes:
        "Leur danse était un accident organisé, des faux pas qui se prolongent et s'alternent avec une discipline de fugue. Les gênes pour se mouvoir sous ces charpentes, loin d'appauvrir le chorégraphe l'obligeaient à rompre avec d'anciennes formules, à chercher son inspiration non dans ce qui bouge, mais dans ce que autour de quoi on bouge, dans ce qui remue selon le rythme de notre monde". (J.Cocteau  Lettre à Paul Dermée)

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

      Costumes de Pablo Picasso pour les "managers" de Parade:  "Manager français" à gauche et "Manager américain" à droite.

     

        La Première du ballet eut lieu au théâtre du Châtelet le 18 Mai 1917 avec comme principaux interprètes Léonide Massine, Maria Chabelska et Nicolas Zverev.
        Dans la hâte des répétitions évoquée par Cocteau le costume de la femme acrobate que Massine avait ajoutée à la dernière minute fut peint directement par Picasso sur les jambes de Lydia Lopoukova, quand à celui de la petite fille américaine qui n'avait pas été dessiné il avait été acheté la veille dans un magasin de sports...
        Rien ne manquait cependant lorsque le rideau se leva  sur ce "point de départ de l'esprit nouveau" comme le qualifia Guillaume Apollinaire (1880-1918) qui avait rédigé le programme du spectacle et employait pour la première fois à son sujet le néologisme de "surréalisme", trois ans avant l'apparition du mouvement. 

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Costume de Picasso pour le prestidigitateur Chinois et le Cheval de Parade (le costume du cheval animé par deux danseurs était monté à l'origine par un mannequin, mais celui-ci étant tombé lors de la dernière répétition ne fut pas remis en place)

     

        C'était toutefois un peu trop de nouveauté pour le public...

        Le spectacle s'acheva dans la confusion et lorsque le rideau tomba il y eut un véritable tumulte dans la salle, ceux qui étaient contre semblant surpasser le nombre de ceux qui applaudissaient...
        L'opulent public, constitué par les élites culturelles parisiennes qui portaient au pinacle les Ballets Russes et souhaitaient échapper à la vulgarité de ce qu'ils nommaient la "modernité", fut très visiblement choqué de voir ces danseurs hors pair lui apporter les distractions communes de la rue et se conduire comme des clowns et des acrobates quelconques.
        "Si j'avais su que c'était aussi bête j'aurais emmené les enfants!" s'exclama une dame dans le public... 

         

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Léonide Massine dans le rôle du Prestidigitateur chinois.

       

        D'autre part, bien que les recettes de Parade aient été affectées à des organisations de secours et de charité, aux yeux de certains le spectacle se présenta en pleine Première Guerre Mondiale comme un parti pris de légèreté et un défi aux malheurs du temps.

        Quoi qu'il en soit les esprits s'échauffèrent...  et Cocteau racontera:
    "Le soir de la Première de Parade je l'(Diaghilev) étonnais. Cet homme très brave écoutait, livide, la salle furieuse. Il avait peur. Il y avait de quoi. Picasso, Satie et moi ne pouvions rejoindre les coulisses. La foule nous reconnaissait, nous menaçait. Sans Apollinaire, son uniforme et le bandage qui entourait sa tête*, des femmes armées d'épingles (à chapeau) nous eussent crevé les yeux". (La Difficulté d'être)
        La première de Parade fut-elle vraiment le scandale que Cocteau a bien voulu décrire dans son envie d'en faire une nouvelle bataille d'Hernani?  Toujours est-il qu'elle fut cependant la cause de quelques mémorables incidents...
        L'un des plus célèbres opposa Cocteau et Satie au critique musical Jean Poueigh qui avait été très virulent décrivant entre autres la partition du ballet comme "outrageante pour le goût français". Satie répliqua en lui expédiant une carte postale avec ces mots:
        "Monsieur et cher ami, vous êtes un cul, un cul sans musique. Signé Erik Satie".
        Le destinataire du message porta plainte et le jours du procès Cocteau qui était venu soutenir son ami, et vociférait sans arrêt "cul!" dans le tribunal, fut arrêté et condamné à payer une amende, quand à Satie il écopa de huit jours de prison...

        Lorsque Diaghilev reprit Parade en 1920 l'intelligentsia et le monde chic commençaient à accepter le cubisme, Picasso était devenu une personnalité importante, la guerre était teminée et le ballet fut regardé d'un autre oeil:
        "Trois ans après les détracteurs applaudissent et ne se souviennent pas d'avoir sifflé" écrira Jean Cocteau.
        Celui-ci ne s'était d'ailleurs pas laissé décourager par les critiques qu'il transforma en autant d'encouragements:
        "Le public aime bien reconnaitre. Il déteste qu'on le dérange. La surprise choque. Mais le pire sort d'une oeuvre c'est qu'on ne lui reproche rien".

        George Auric (1899-1983) qui n'avait pas franchement apprécié la Première dira cette fois:
        "Un air frais venait de souffler sur notre petit monde"...
        Car Parade qui ouvrait de nouvelles perspectives modifia la vision de nombreux spectateurs en montrant qu'il était possible de porter un autre regard sur les arts de la scène.

       

        Première collaboration entre Satie et Picasso, le ballet fut aussi un moment important dans les vies et les carrières des cinq collaborateurs:

         Cocteau réussit à sortir de la simple notoriété mondaine où il était jusqu'alors relégué, Picasso rencontra sa femme, Olga Khokhlova (1891-1954), danseuse des Ballets Russes, Massine développa une nouvelle gestuelle inspirée de la Commedia dell'Arte, la musique de Satie fut entendue par un nouveau public et toute une génération de jeunes artistes, et les Ballets Russes de Diaghilev se trouvèrent définitivement projetés dans l'avant-garde.

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

     

        A la suite de l'Aprés-midi d'un Faune (1912) et du Sacre du Printemps (1913), Parade complète la série des succès à scandale, mais bien trop en avance sur son temps ne fut jamais ajouté au répertoire habituel des Ballets Russes et ne s'acquit pas la même notoriété.
        Cependant l'oeuvre n'en représente pas moins un vrai bouleversement culturel, moment important de l'histoire de la danse, car comme l'écrira bien des années plus tard Serge Lifar (1904-1986):


        "Cocteau avec Parade a inventé le ballet moderne". 

     

     *Sous-lieutenant au 96ème régiment d'infanterie, Guillaume Apollinaire avait été blessé à la tempe par un éclat d'obus alors qu'il lisait Le Mercure de France dans sa tranchée. Evacué à Paris il y fut trépané, et affaibli par ces évênements décéda en 1918 de la grippe espagnole.



    Parade (extraits) interprété par l'Orchestre Symphonique des Pays de Romans.



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