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    L'Art et la danse

           
      
      
         Alors qu'il flânait dans une boutique de musique, Mikhaïl Fokine (1880-1942) découvrit un jour une suite d'oeuvres de Chopin constituée de quatre pièces: Une Polka (Op.40 N°1), un Nocturne (Op.15 N°1), une Mazurka (Op.50 N°3) et une Tarentelle (Op.43), qui avaient été orchestrées en 1892 par Alexander Glazunov (1865-1936) et regroupées sous le titre de Chopiniana (Op.46).
        Le chorégraphe ayant aussitôt songé à l'utiliser pour un ballet, l'occasion de réaliser ce projet se présenta peu de temps après lorsque Victor Dandré, l'impresario d'Anna Pavlova, lui demanda d'organiser un gala de bienfaisance au bénéfice de l'association contre l'enfance maltraitée dont il était président.
      

          La Tarentelle de Chopin (Op.43) est interprétée par Vladimir Ashkenazy
       
        La partition originale comportant trois danses de caractère, Fokine estima nécessaire d'ajouter à cet ensemble une partie plus classique sur pointes et demanda pour ce faire à Glazunov d'orchestrer la valse de Chopin en do dièse mineur (Op.64 N°2). Le musicien répondit à cette requête avec enthousiasme, ajoutant même un Prélude, et il en résulta un premier ballet, intitulé Rêverie romantique: ballet sur la musique de Chopin, divisé en cinq tableaux:
          - La Polka d'ouverture interprétée par des danseurs en habit de Cour 
          - Le Nocturne inspiré d'un épisode de la vie de Chopin à Majorque
          - La Mazurka mettant en scène un mariage polonais, et enfin
          - La Tarentelle finale aux couleurs napolitaines.
        Un ballet où les costumes folkloriques étaient majoritaires et dont la seule exception était l'épisode de la Valse qui intervenait entre la Mazurka et la Tarentelle, et pour lequel Fokine avait composé un pas de deux académique, sans trame, inspiré de l'époque romantique.
      
         Ce ballet, présenté le 23 Février 1907 au théâtre Marinsky avec Anna Pavlova, Vera Fokina (l'épouse du chorégraphe) et Anatole Oboukhoff, subit l'année suivante une transformation complète:
        La Mazurka, la Polka, et la Tarentelle furent éliminées ainsi que le Nocturne, et Fokine ne conserva de la partition d'origine que la valse, choisissant d'autres pièces de Chopin qu'il fit orchestrer par Maurice Keller et arrangea de la manière suivante:
      
          - Le Prélude en la majeur (Op.28 N°7) - Tableau initial
          - Le Nocturne en la bémol majeur (0p.32 N°2) - Ensemble exécuté par tous les danseurs
          - La Valse en sol bémol majeur (Op.70 N°1) - Variation pour une soliste
          - La Mazurka en ré majeur (Op.33 N°2) - Solo pour la danseuse étoile
          - La Mazurka en do majeur (0p.67 N°3) - Solo pour le seul danseur du ballet
          - Le Prélude initial - Solo pour une autre soliste
          - La Valse en do dièse mineur (Op.64 N°2) - Pas de deux pour la danseuse étoile et le danseur
          - La grande valse brillante en mi bémol majeur (Op.18 N°1) - Ensemble final.
        

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                                  Mikhaïl Fokine d'après Valentin Serov
     
         Sur la nouvelle partition Fokine composa cette fois une chorégraphie essentiellement inspirée du pas de deux romantique qu'il avait conservé, et métamorphosa le ballet d'origine hautement coloré en un "ballet blanc" habillant toutes ses danseuses du tutu "à la Taglioni":
      
         "J'étais environné de 23 Taglioni et je contrôlais moi-même leur coiffure pour être certain qu'elles avaient toute la raie exactement au milieu" écrira-t-il plus tard.
      
        Cette version à laquelle il donna le titre de Chopiniana fut présentée au Marinsky encore une fois à l'occasion d'un gala de charité le 21 Mars 1908, avec pour interprètes Pavlova, Karsavina, Preobrajenska et Nijinski (et afin de laisser la plus grosse partie du bénéfice à l'association pour laquelle la soirée était donnée, les tutus furent réalisés avec d'anciens costumes dont le chorégraphe supervisa lui-même les retouches).
        

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                                      Tamara Karsavina (1885-1978)
        
        Un mois plus tard Fokine reprit entièrement cette oeuvre en un temps record de trois jours, et lui donna cette fois une apparence très proche de celle sous laquelle nous la connaissons aujourd'hui, démontrant avec bonheur que l'art de la danse ne tient pas à l'habileté technique, mais commence au contraire avec l'expressivité du corps.
       
        Car à une époque où les limites imposées par la technique classique commençaient à être remises en question, le chorégraphe qui refusera toujours pour son oeuvre le qualificatif de "pur ballet classique", prend en effet ici ses distances avec la rigidité académique, et tout en conservant les principes strictes de la danse classique, introduit dans le mouvement des bras, de la tête et du buste, une grande liberté d'expression, influencé en cela par les premières représentations d'Isadora Duncan à St. Petersbourg, en 1904, qui l'avaient considérablement impressionné:
      
         "Duncan nous rappelle la beauté des gestes simples. Elle prouve que des mouvements naturels, une course, un tour, un petit saut surpassent toute la richesse de la technique du ballet, si à cette technique doivent être sacrifiés la grâce, l'expressivité et la beauté" écrivit-il dans ses Mémoires d'un Maitre de Ballet.
      
        
       Sans structure narrative ni personnages bien définis le ballet de Fokine révèle ce nouveau style et trouve son unité autour d'un leitmotiv, l'arabesque, qui est le point focal de chaque tableau dans lequel le corps de ballet reflète la pulsion rythmique de l'accompagnement tandis que les solistes répondent à la mélodie (Fokine appelait cela "la respiration de la danse".
      

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                                   Gillian Murphy et Marcello Gomes
        
         Selon l'idée première du chorégraphe, ces évolutions devaient avoir pour cadre un fond neutre, et ce fut son ami le peintre Alexandre Benois (1870-1960) qui réussit à le convaincre d'utiliser un paysage et choisit avec lui un fragment du panorama de La Belle Endormie de Botcharov devant lequel parurent les danseuses en tutu blanc. 
      
         Parmi les solistes l'une d'elles, Preobrajenska, contrariait particulièrement Fokine avec sa manie de l'improvisation... car ce dernier qui interdisait cette fantaisie expliquait:
        
        "Si chacun refait son numéro ce ballet n'aura plus aucune unité".
        
        Tandis que Pavlova brillait, parait-il, particulièrement pendant la Mazurka où elle volait littéralement en traversant la scène:
      
         "Elle avait maitrisé la différence entre sauter et voler, ce qui est quelque chose qui ne s'apprend pas" écrivit Fokine à son sujet.
        
        
         Lorsque le ballet quitte l'affiche à St.Petersbourg, il est repris par les Ballets Russes de Diaghilev dont Fokine est devenu le chorégraphe attitré, et c'est à Paris que verra le jour sa version définitive, créée au théâtre du Châtelet le 2 Juin 1909 par Anna Pavlova, Tamara Karsavina, Alexandra Baldina et Vaslav Nijinski.
      
     

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        Contre la volonté de Fokine, et à cause du succès remporté autrefois par La Sylphide de Taglioni, Diaghilev retitre le ballet Les Sylphides et le présente avec de nouveaux décors et costumes réalisés par Alexandre Benois:
        Les danseuses, toutes vêtues à l'identique y compris les solistes, évoluent cette fois dans les ruines d'un monastère baigné par la lune où le profil d'une tombe n'est pas sans évoquer le second Acte de Giselle (créé 70 ans plus tôt) tout comme le font d'ailleurs les couronnes de fleurs blanches qui coiffent les interprètes: Un détail auquel Fokine tenait particulièrement afin d'ajouter à l'unité visuelle du ballet, et auquel il resta très sensible :
        
        "J'ai constaté dans les années qui suivirent que dans différentes compagnies certaines danseuses tentaient de se distinguer des autres avec des couronnes de fleurs de couleurs différentes" fera-t-il remarquer dans ses Mémoires.
        
        Quand au costume du danseur, une chemise blanche aux manches amples, un gilet de velours noir, une cravate de soie blanche, des collants de même couleur et une perruque de longs cheveux blonds bouclés, il ne laissa pas Benois entièrement satisfait concernant le dernier accessoire vestimentaire, car celui-ci lui rappelant les troubadours peints sur les vieux abat-jours de l'époque il craignait que le résultat ne fut comique... Quoi qu'il en soit, on constate que la perruque a depuis longtemps déserté les scènes, et certainement pour le meilleur effet...
      
     

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                          Julie Kent   Maxim Beloserkovsky  Maria Ricetto
      
        
        Toujours dans la création hâtive, Fokine de son coté alla, lui, jusqu'à mettre la dernière touche à certains passages du ballet le soir de la Première pendant les entr'actes, et acheva la pause initiale juste avant le lever de rideau:
        Il fredonnait la musique tout en plaçant les danseuses, tandis que Sergueï Grigoriev, le régisseur général, le supliait de se dépêcher car le public commençait à s'impatienter...
      

          
      
        Après Paris Fokine remonta le ballet pour plusieurs autres Compagnies dans le monde, et sa femme, Vera Fokina, et lui-même interprétèrent les premiers rôles pendant quelques années.
        Il mit le ballet en scène pour le Royal Danish Ballet (1925), le Ballet Russe de Monte Carlo (1936) ou le Ballet Theatre (1940) aujourd'hui l'American Ballet Theatre et Agnès de Mille, qui dansait le soir de la Première, en conserva apparemment un souvenir exceptionnel:
      
         "Je n'oublierai jamais la Première des Sylphides... Pas une fille ne touchait terre... dans la pénombre elles avançaient ensemble comme une vague... elles respiraient ensemble, unité spirituelle et organique..."
        
     

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                                         Corps de Ballet du Kirov 
        
        Parmi les premiers ballets sans argument jamais présenté en Europe, Les Sylphides évoque de façon abstraite l'esprit romantique et fut décrit par l'historien de la danse John Gregory comme: 
      
         "Une méditation visuelle sur la beauté, une rêverie de l'âme".
      
     Fokine lui-même disait:
        
        "Mon ballet est une rêverie romantique... Un concept représentant devant vous l'esprit de cette époque..." et il ajoutait:
        
        "J'ai lu beaucoup de descriptions des Sylphides dans des programmes, mais je n'en ai jamais trouvé une qui en donne une explication satisfaisante..."
     
     

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        Très souvent résumée en effet par cette  phrase réductrice: "Un poète à la recherche de l'idéal danse avec des sylphides", l'oeuvre de Fokine n'en remporta pas moins partout un immense succès et figure aujourd'hui au répertoire de toute les grandes Compagnies. Diaghilev la conserva longtemps pour ses Ballets Russes, Balanchine l'appelait son ballet favori et les ensembles et l'atmosphère du premier ballet, Sérénade, qu'il créa aux Etats Unis en 1934, lui doivent certainement beaucoup. Quand à Bronislava Nijinska, sa première apparition dans Les Sylphides en 1909 marqua un tournant décisif dans sa carrière:
         "J'ai eu une révélation" écrivit-elle plus tard, "quelque chose est né en moi qui a été la base de mon travail de création et influença toute mon activité artistique".
        
        Car, sous leurs faux airs de "ballet blanc" traditionnel, Les Sylphides eurent en effet une influence immense sur tous les chorégraphes du XXème siècle, et lorsque le 22 Août 1942 Mikhaïl Fokine disparut à New York, la danse venait de perdre celui qui le premier avait osé briser les tabous du "vieux ballet" classique en lui ouvrant les porte de l'expressivité.

     

    Les extraits présentés sont interprétés par Altinaï Asylmuratova, Yelena Pankova, Anna Polikova et Konstantin Zaklinsky, et le corps de ballet du Kirov.

     


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                                            Danseuse en bleu (1900)


                "J'ai mis toute ma vie à savoir dessiner comme un enfant"
                                                                         Pablo Picasso 

     

        "Etonne moi!" avait demandé Diaghilev à Jean Cocteau en le chargeant du projet d'un nouveau ballet pour sa Compagnie, un défi que le poète n'aurait pas relevé avec autant de succés si le Ciel avait exaucé la prière d'adolescent du peintre dont il s'assura à cet effet la collaboration.
        Car, lorsque sa soeur Conchita fut atteinte par la diphtérie, Pablo Picasso alors agé de 14 ans fit effectivement le voeu désespéré de sacrifier ce qu'il aimait plus que tout, le dessin, afin d'obtenir sa guérison. Mais le Destin en ayant décidé autrement, la mort de sa cadette le délia de cette coûteuse promesse, piètre consolation qui lui laissa, dira-t-il, un éternel sentiment de culpabilité.

        Enfant prodige, le fils de Don José Ruiz y Blasco, peintre et professeur de dessin, et de Maria Picasso y Lopez, naquit à Malaga (Espagne) le 25 Octobre 1881.
        Il peint son premier tableau à l'age de 8 ans, Le Petit Picador Jaune, une scène du monde de la corrida qui restera tout au long de sa vie l'un de ses thèmes favoris. 
        "Je n'ai jamais fait de dessins d'enfants. A 12 ans je dessinais comme Raphaël" dira-t-il plus tard.

        A 14 ans il est admis à l'Ecole des Beaux Arts de Barcelone après avoir exécuté en une journée l'épreuve du concours pour laquelle un délai d'un mois était accordé aux candidats, et les examinateurs stupéfaits lui feront sauter les deux premières classes.
         Une légende voudrait que son père, dans un accés d'émotion lui ait alors donné sa palette, ses pinceaux et ses couleurs en ajoutant que le talent de son fils était plus grand que le sien et qu'il ne peindrait lui-même jamais plus. Cependant, comme ses oeuvres le confirment, José Ruiz continua de peindre assiduement jusqu'à sa mort.

        En 1897, il a alors 16 ans, Pablo est admis à l'Académie Royale de Madrid et lorsque l'une de ses toiles est sélectionnée pour l'Exposition Universelle de Paris, en 1900, il suit son oeuvre et décide bientôt de passer le reste de sa vie en France où, après avoir jusque là signé ses toiles du nom de Ruiz- Picasso, il choisit finalement le nom de sa mère à cause de son originalité.
        Il sent immédiatement la distance qui le sépare des "fauves" alors en vogue, de leur figuration plate et de leurs couleurs vives, et le suicide de son meilleur ami Carlos Casagemas marque le début de sa "période bleue" où figurent largement les thèmes de la mort et de la misère qu'il rend avec un trait précis et un coloris unique.
        Le critique d'art Charles Morine se dira à l'époque touché par "la tristesse stérile qui pèse sur l'oeuvre entière de ce très jeune homme" (il a 19 ans).

     

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         La Vie exécuté en 1903 sera la dernière apparition de son ami Casagemas dans son oeuvre
     

        Picasso s'installe peu après au Bateau Lavoir et y rencontre sa première compagne. Mais, si l'artiste traverse alors une période heureuse et si les thèmes abordés sont l'amour et la joie, ils n'en restent pas moins empreints d'une inquiétude existentielle certaine. Ce sera l'époque des Maternités, ainsi que des Arlequins, jongleurs et acrobates, un monde du cirque que le peintre ne se lasse pas de découvrir et qu'il rendra dans ces teintes "rougées" qui feront de cette période la "période rose" achevée en 1906, date à laquelle il commence à créer des peintures beaucoup plus géométriques.

     

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        La géométrie formelle prend alors progressivement le pas dans son oeuvre sur la forme naturelle. La logique et les proportions disparaissent, et c'est avec Les Demoiselles d'Avignon (1907) qu'explose le nouveau style:
        Pour la première fois au monde un peintre a radicalement transformé l'espace pictural, suscitant stupeur et incompréhension et certains iront même jusqu'à dire de lui "Quelle perte pour l'art français!".
        Picasso ayant fait cette même année la connaissance de George Braque, les deux hommes, en étroite collaboration, développent de 1907 à 1910 non seulement une façon de rendre le réel mais une création de formes où l'image est décomposée en multiples facettes ou cubes (d'où le nom de "cubisme") dans une palette de couleurs réduite le plus souvent aux ocres et aux gris (Poursuivant leurs recherches, les artistes introduiront par la suite des matériaux très insolites dans leurs oeuvres avec la pratique du papier collé). 
        "De nos jours l'on ne va plus à l'asile, l'on fonde le cubisme" écriront leurs détracteurs...

     

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                                         Les Demoiselles d'Avignon (1907)


     C'est vers la fin de l'automne 1915 que Jean Cocteau aiguillonné par la réflexion de Diaghilev se fit présenter Pablo Picasso, très conscient à juste titre que le meilleur colllaborateur à un projet de ballet audacieux serait le créateur du cubisme...

     

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    Costumes de Picasso pour le prestidigitateur chinois et le cheval de Parade (livret de Jean Cocteau, musique d'Eric Satie, et chorégraphie de Léonide Massine)


        Le nouveau champ d'exploration enthousiasma aussitôt le peintre, et les costumes et les décors de Parade qui vit le jour en 1917 inspireront à Guillaume Apollinaire le néologisme de "surréalisme" lorsqu'en Mai de cette même année, admiratif du travail de l'artiste, il évoque dans une chronique consacrée au ballet "une sorte de sur-réalisme où se voit le point de départ d'une série de manifestations de cet esprit nouveau qui se promet de modifier de fond en comble les arts et les moeurs. Cette tâche surréaliste que Picasso a accompli en peinture, je m'efforce de l'accomplir, dans les lettres et dans les âmes".


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                          Costumes de Picasso pour les managers  de Parade


        Parade sera le début de nombreuses années de créations de Picasso pour le ballet qui se poursuivront jusqu'en 1945 avec Le Rendez-vous de Roland Petit et Icare de Serge Lifar en 1962.
        Car après ce ballet résolument d'avant garde le peintre ne cessera par la suite de dessiner pour la danse et le théatre des décors, des costumes, et plusieurs rideaux de scène monumentaux, tous montrant sa parfaite maitrise de cet art, son sens des couleurs et son inventivité formelle, combinant cubisme et naturalisme.
        Karsavina, la danseuse étoile, dira de lui: "A ses qualités de peintre Picasso joignit un sens absolu de la scène et de ses exigences, une maitrise des compositions à la fois fortes et économes et d'un néo-romantisme bien éloigné de la sentimentalité".

     

         Le Tricorne de Manuel de Falla et Léonide Massine.  Décors et costumes de Pablo Picasso, interprété par Kadir Belardi et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris


        Avec les Ballets Russes Picasso signera encore après Le Tricorne (1919), Pulcinella (1920), Cuarto Flamenco (1921), L'Après Midi d'un Faune (1922) et Le Train Bleu (1924), et il cessera sa collaboration avec Diaghilev lorsque se détériore son union avec Olga Khokhlova, une danseuse de la Compagnie qu'il a épousée en 1918 et qui lui a donné un fils, Paulo, né en 1921.

     

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                                       Projet de décor pour Le Tricorne

        Auprès d'Olga qui a abandonné le ballet Picasso fait l'expérience d'une nouvelle vie empreinte de mondanités et abandonne ses habitudes bohèmes.

     

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                                     Portrait d'Olga dans un fauteuil (1918)


        Un changement qui sera marqué dans ses tableaux par un retour à la figuration et au classicisme. Il réalisera d'innombrables portraits d'Olga et de leur fils et représentera même Olga en espagnole, portrait qu'il offrit à sa mère qui s'inquiétait de le voir épouser une étrangère.

     

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                                                   Olga et Paulo


        Sa passion pour le monde bigarré des Ballets Russes apparait encore à travers une multitude de portraits de ses amis artistes qu'il ne cessait d'étudier sur scène et dans les coulisses, des rencontres multiples qui lui apportèrent chaque fois de nouvelles sources d'inspiration et de défis.

     

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                                          Stravinsky par Pablo Picasso

     

        Cependant Picasso s'ennuyait dans sa nouvelle vie mondaine où Olga fixait des règles de bienséance qu'il adorait transgresser, initiant également son fils Paulo à la désobéissance...

     

    L'Art et la danse

                                            Paulo Picasso en Arlequin


         Et en 1925 un tableau, La Danse, bouleverse tout sur son passage... dominé par l'influence indéniable des poètes surréalistes dans cette volonté de dépeindre de l'intérieur l'Enfer personnel. Les corps sont disloqués, déformés, et dénoncent les relations houleuses du peintre avec Olga et la fin de la vie heureuse du couple (Toutefois ils ne divorceront pas, car Picasso se refuse à partager sa fortune, ce que la loi l'aurait obligé à faire, et ils resteront mariés jusqu'au décés d'Olga en 1954)

     

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                                                   La Danse  (1925)


        D'autres femmes marqueront la vie de l'artiste, influençant son style et son oeuvre, et outre la peinture il s'adonnera à la sculpture. Puis c'est la guerre en Espagne, son pays natal qu'il aime tant, et qui sera à l'origine du tableau le plus célèbre au monde après La Joconde: Guernica.
        "La peinture n'est pas faite pour décorer les appartements" dira-t-il "c'est un instrument de guerre offensive contre l'ennemi".
        Réalisée en 1937 pour honorer la commande du gouvernement espagnol pour l'Exposition Universelle de Paris, la toile monumentale de 7m x 3m exécutée en noir et blanc exprime toute la colère et la révolte de l'artiste face à la tragédie du bombardement de Guernica et symbolise de façon universelle l'horreur de la guerre.

     

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                                                      Guernica (1937)


        Avec le début de la seconde guerre mondiale la palette de Picasso deviendra de plus en plus sombre, il sculpte par périodes et exécute des compositions audacieuses, telle La Tête de Taureau faite d'une selle et d'un guidon de vélo ou encore La Petit Fille sautant à la Corde réalisée avec un panier en osier et un moule à gâteau.

        Sa Colombe est choisie par Aragon pour l'affiche du Congrés de la Paix qui s'ouvre à Paris le 20 Avril 1949 tandis qu'il crée à Vallauris un atelier de céramiques où il peindra plus de 4000 pièces, et c'est à Mougins (Alpes Maritimes), sur cette Côte d'Azur ensoleillée qu'il vivra ses dernières années poursuivant inlassablement son activité artistique.

     

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        Lorsque Picasso disparait le 8 Avril 1973 il laisse derrière lui une extraordinaire production qu'André Malraux a définie comme "la plus grande entreprise de destruction et de création de formes de notre temps"... 135.000 peintures et dessins, 100.000 lithographies et gravures, 300 sculptures et plusieurs milliers de céramiques à travers lesquels il a contribué tout au long de sa vie à redéfinir les pratiques artistiques, traversant divers courants, cubisme, surréalisme, sans jamais s'y cantonner.
        Aucun peintre depuis Michel Ange n'a à ce point stupéfié, subjugué son époque, ni a ce point déterminé et souvent devancé son évolution . Et par son analyse profonde et sans cesse renouvelée des enjeux de la représentation, Picasso se place dans l'histoire de l'Art comme l'un des plus grands peintres du XXème siècle. 

     

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                   "Je ne peins pas ce que je vois je peins ce que je pense"
                                                                           Pablo Picasso 

     

     

     


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                             La Polka (1844)  Carlotta Grisi et Jules Perrot


        Il y a plus de deux siècles naissait en Bohême, le 11 Juin 1805, Anna Chadimova, une modeste servante qui lança une danse connue aujourd'hui dans le monde entier: la Polka. Une histoire aux allures de légende contée au gré de la fantaisie des divers narrateurs et que La Musique Populaire du 14 Février 1884 relate ainsi:

        "Vers 1830 à Elbeteinir, en Bohême, une jeune paysanne qui s'était placée comme bonne chez un bourgeois et qui s'ennuyait toute seule dans la cuisine, se mit pour se distraire, à imaginer un pas de danse rustique qu'elle adapta à un air de chanson de son village. Ses maitres survinrent pendant qu'elle sautait ainsi, et loin de la gronder, lui firent répéter sa danse le soir même au salon où se trouvait le musicien Joseph Néruda qui nota l'air et le pas. La nouvelle danse fut, quelques temps après, dansée dans un bal bourgeois de la ville. En 1835 elle fut connue à Prague où à cause du demi-pas qui s'y trouve on l'appela "pulka" ce qui en tchèque signifie "demi", "moitié". Quatre ans après une bande de musiciens de Prague alla propager la nouvelle danse à Vienne où elle obtint un très grand succés".

        Une  autre version (tchèque et peut-être plus authentique) précise, elle, avec davantage de détails que c'est un beau jour de 1834 qu'une jeune villageoise improvisa sur une chanson populaire de l'époque ce pas sautillant très personnel. La chanson qui avait pour titre "Oncle Nimra a acheté un cheval blanc" fut à l'origine du tout premier nom que reçut la nouvelle danse: "Nimra" (D'autres récits baptisent la danse "Madera" qui signifie "Rapide" en tchèque), quand au pas : trois pas rapides suivis d'un petit saut, ce serait "un professeur de danse qui passait par là..." qui l'aurait noté et présenté à ses collègues à son retour à Prague.

        Quoi qu'il en soit, c'est en 1835 que cette nouvelle danse arrive dans la capitale tchèque où il y est effectivement au départ question de "pulka" en référence à ce "demi-pas" caractéristique. Toutefois le nom de "polka" qu'elle recevra par la suite n'est en rien dérivé de "pulka" car, si la similitude phonétique entre les deux mots est indéniable, ils n'ont du point de vue étymologique absolument aucun rapport: "polka" est un adjectif qui signifie "polonaise" et  Anne Cerna, responsable du département de linguistique à l'Institut de la langue tchèque explique ainsi l'apparition du substantif "polka": 

        "Ce mot est apparu dans la première moitié du XIXème siècle: C'est ainsi que fut appelée une danse en signe de solidarité pour le peuple polonais qui résistait alors à la répression exercée par les troupes tsaristes. Mais je dois avouer que je ne sais pas du tout si les polonais savent que "la polka" est une appelation tchèque inventée en leur honneur..." 

        Devenue symbole, au XIXème siècle, du Réveil et du Renouveau national, la polka garde encore aujourd'hui en République Tchèque son statut de danse nationale, quand à la Pologne elle considère comme sienne cette polka tchèque extrèmement populaire (Il faut noter que "polka" signifie aussi "polonaise" en polonais... et que la danse à pas marchés appelée "polonaise" ne doit pas être confondue avec une polka...)

     

                     Polka (Skoda lasky) dans les rues de Prague (Avril 2009)

     

        Dansée tout d'abord par les gens du peuple, gens de service et gens de ferme, la polka se répandit par la suite au sein des classes sociales les plus élevée et son origine paysanne avec la frappe du pied sur le sol ou la tape des mains sur la cuisse qui n'étaient que modérément appréciées des gens "de bonne condition", lui valut d'être quelque peu adaptée pour la rendre plus élégante et en faire oublier les origines populaires (Selon C. Sachs, le pas de polka n'était d'ailleurs pas une nouveauté, mais une combinaison du pas de fleuret, de bourrée, et de l'ancienne "écossaise", d'où le qualificatif de "Schottish" utilisé en Allemagne dans les années 1830). Une véritable chorégraphie se construisit:
         "Ecrite à 2/4 dans un tempo assez rapide sur un rythme caractéristique, la Polka se danse par deux, les couples effectuant au pas de polka un mouvement circulaire" peut-on lire dans La Science de la Musique (M. Honneger, ed. Bordas), et des 10 figures d'origine 5 seulement conquirent les salons.

     

    Bohemian National Polka, chorégraphiée sur la Feuerfest Polka de Josef Strauss par Richard Powers, d'après les recherches de l'historien de la danse tchèque Frantisek Bonus, ouvre ici le Bal Annuel de l'Université de Stanford (Pao Alto Californie).

     

        Après Prague en 1835, et Vienne en 1839, c'est en 1840 qu'un professeur de danse de Prague du nom de Raab fit découvrir pour la première fois la polka aux français lors d'une démonstration à Paris au théâtre de l'Odéon. La jeunesse séduite par ce rythme gai et entrainant se pressa dans les Académies de danse afin de s'initier, mais les jeunes filles moins émancipées n'y étaient pas en nombre suffisant, et afin de faire face à la pénurie de cavalières les écoles durent demander la contribution des danseuses de l'Opéra de Paris. Ce qui fit redoubler encore l'affluence dans les cours, certains jeunes gens se découvrant soudain une passion jusque là insoupçonnée pour l'apprentissage de la danse... Les parents qui ne voyaient pas d'un bon oeil leurs fils fréquenter ces femmes "de mauvaise vie" et de "petite vertu" eurent alors une certaine réticence à intoduire la polka dans leurs salons! Mais les partisans impénitents l'adaptèrent alors à toutes les danses en vogue (polka-mazurka) et l'assistance impressionnée par la vélocité de la polka lui fit bientôt un triomphe. (Cependant les jeunes filles "de bonne famille", à qui la valse était encore interdite, n'étaient autorisées à danser la polka qu'avec des membres de leur famille ou des amis proches...).  

    L'Art et la danse

        Comme le précise Destrats, professeur de danse érudit, dans son Dictionnaire de la danse, en 1895:
        "Il faut avoir passé l'hiver à Paris cette année là (1840) pour se faire une idée exacte de la révolution qui explosa comme une insurrection dans tous les salons, pour saisir à quel point jeunes et vieux, mères et filles, magistrats et avocats, médecins et étudiants, s'abandonnaient aux plus passionnés des ébats polkaïques".
        Et il ajoute:
        "Marques de vêtements d'hommes et de femmes, mets et entremets servis dans les plus somptueux diners, tout ou presque fut rebaptisé du nom de "polka". En sortant de l'école, les gamins dansaient la polka dans les rues en chantant l'air de Bohême original".

        La polka détrone pour un temps la valse de son statut souverain, et l'on pourra bientôt se procurer un Almanach des Polkeurs... La "polkamania", véritable phénomène de mode, fut telle qu'on vendit effectivement dans les magasins sous l'étiquette de "polka" de nombreux articles qui n'avaient rien à voir avec la danse: éventails, tabatières, tissu, etc... Les anglais ont d'ailleurs conservé l'appelation de "polka dots" (littéralement "pois polka") pour nommer un tissus à gros pois tandis que nos boulangers fabriquent encore le "pain polka" (un pain fariné légèrement applati dont la croute est striée de losanges ou de petits carrés).

        Dès 1844 la polka s'est imposée et a non seulement envahi toute l'Europe, mais aussi les Etats Unis et le Canada, les plus féconds compositeurs en restant sans conteste les membres de la famille Strauss. Johann Strauss fils compte en effet à lui seul pas moins de 160 titre recensés à son répertoire, pami lesquels l'incontournable Tritsch-Tratsch Polka mondialement connue qui fit un triomphe dès ses débuts (Ce titre pour le moins original est en fait le nom d'un magazine satirique dont les éditeurs étaient des amis de Strauss).

     

     Tritsch-Tratsch Polka  interprété par le Choeur d'Enfants de l'Opéra de Vienne  (Concert du Nouvel An)

     

        Tandis que les compositeurs tchèques Bedrich Smetana ou Anton Dvorak recherchent une authenticité plus nationale, Jacques Offenbach intègre la polka dans ses opéras- bouffe et Bizet, Rossini (Petite Polka Chinoise) ou encore Stravinski (Circus Polka) s'inspirent du célèbre rythme à deux temps.
        Mais la plus connue des polkas est peut-être celle composée entre 1927 et 1929 par le tchèque Jaromir Vejvoda: la Polka de Modrany (un faubourg de Prague) conçue à l'origine sans paroles, qui évolua ensuite en une chanson à succés Skoda lasky (L'Amour perdu) et devint avec un nouveau texte la fameuse Beer Barrel Polka, l'hymne officieux de toutes les armées ayant combattu lors de la deuxième guerre mondiale.

     

     

         Le premier chorégraphe à porter la polka à la scène fut Jules Perrot qui présenta en 1844 à Londres au Her Majesty Theatre son ballet  La Polka qu'il interpréta avec Carlotta Grisi comme partenaire.

        Plus contemporaine est le version de John Neumeier, New Pizzicato Polka composée en 2006 pour l'Opéra de Vienne.

     

    New Pizzicato Polka  par le Hamburg Ballet. Chorégraphie John Neumeier, interprété par Silvia Azzoni, Alexandre Riabko et Thiago Bordin.

     

        Devenue "la danse à succés" à la fois dans les salons mondains, les bals publics et dans les villages, la polka connut son apogée entre 1865 et 1910 et fut peu à peu détronée par les nouveaux rythmes venus d'Outre-Atlantique qui envahirent le vieux continent. Mais si elle est cataloguée aujourd'hui dans nos esprits comme "musique classique" il faut se souvenir qu'elle fut au XIXème siècle ce que le rock sera au XXème!..

     

        Harlekin Polka (Josef Strauss)  par les Elèves de l'Ecole de Danse de l'Opéra de Vienne


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        Carlotta Grisi dans le rôle de Giselle par Alfred Edward Chalon. (On notera que la jupe de Giselle était à l'origine jaune et non bleue comme la tradition l'a perpétuée depuis lors)



        Le tombeau de Giselle à l'Acte II du plus célèbre ballet romantique est en carton pâte, mais celui de la première Giselle de l'histoire de la danse est au cimetière de Châtelaine, à Genève, où repose l'indéfectible Muse d'un poète qui la hissa au sommet de la gloire. 

        Caroline Adèle Marie Joséphine Grisi naquit à Visinada, Istrie (Croatie) de parents italiens, le 25 Juillet 1819 et baigne dès son plus jeune âge dans le milieu du chant lyrique. Dans la famille tout le monde chante, ou presque, et en fait profession: Ernesta sa soeur ainée est contralto, sa cousine Giudita et sa soeur Giulia sont respectivement mezzo-soprano et soprano, l'une de ses tantes est également chanteuse d'opéra et l'un de ses oncles professeur de chant...
        Carlotta ne faillit pas à la tradition, mais à sa très jolie voix ajoute également une prédisposition particulière pour la danse. Dès l'age de 7 ans elle est admise à l'école de la Scala de Milan et à 10 ans parait sur scène dans les rôles d'enfants, la Piété dans Ipermestra ou encore une petite paysanne dans Le Mine di Polonia (ses dons précoces la feront surnommer "la petite Herberlé" en référence flatteuse à la ballerine autrichiennne Thérèse Herberlé).


        Grâce à son talent qui ne cesse de s'affirmer elle participe très tôt à des tournées dans toute l'Italie où elle chante et danse, et c'est au cours de l'une d'entre elles qu'elle rencontre en 1835 Jules Perrot (1810-1892) qui la remarque immédiatement et lui fait comprendre que, si elle est très douée pour le chant, elle l'est encore bien davantage pour la danse... Au grand désespoir de ses parents qui la poussent obstinément vers une carrière de chanteuse lyrique, Carlotta refuse alors tous les engagements qui se présentent pour suivre celui qui va devenir son professeur et son conseiller.
        Celui-ci n'est pas resté insensible au charme et à la beauté de son élève qui tout au long de sa carrière fera des ravages, mais si Perrot et Carlotta se déplacent ensemble, rien n'indique qu'ils aient été officiellement mariés, bien que cette dernière se fit appeler en 1836 Madame Perrot et parut un certain temps sous ce nom. Quoi qu'il en soit elle donne naissance en 1837 à leur fille Marie Julie et jusqu'en 1838 le couple parcourt l'Europe travaillant à Londres, Vienne, Munich et Milan où Carlotta chante et danse avec Perrot comme partenaire.

        Mais c'est à Paris qu'ils souhaitent faire impression, et l'occasion se présente lorsque l'Académie Royale de Musique se cherche désespérément une nouvelle grande ballerine... Afin d'introduire Carlotta auprès du public parisien Perrot la fait alors danser sur la scène du théâtre de la Renaissance où elle parait dans Le Zingaro. Gautier qui la voit dans ce ballet semble pour l'occasion peu convaincu par son talent et note dans sa rubrique du 2 Mars 1840:

        "Elle sait danser, ce qui est rare, elle a du feu, mais pas d'originalité" 

        Carlotta intégrera néanmoins l'Opéra en Décembre 1840 (grâce, dirent certains, à l'intervention de la famille Grisi) et y fait ses premiers pas sur scène dans l'intermède de La Favorite de Donizetti (1797-1848) que Perrot a spécialement chorégraphié pour elle: Une prestation qui lui attache définitivement, cette fois, Théophile Gautier (1811-1872) lequel a revu sa copie et l'élève au même rang qu'Essler et Taglioni la décrivant ainsi:

        "Son pied qui ferait le désepoir d'une maja andalouse supporte une jambe fine élégante et nerveuse, une jambe de Diane chasseresse, et son teint est d'une fraicheur si pure qu'elle n'a d'autre fard que son émotion".

        L'auteur-critique littéraire est bien entendu tombé sous le charme du "bleu nocturne" des yeux limpides qui lui rappelle "la couleur des violettes au moment du crépuscule"... et il le restera jusqu'à la fin de ses jours... Pour célébrer sa Muse il lui écrit alors le rôle qui assure définitivement son statut à l'Opéra et lui valut une reconnaissance internationale, et au lendemain de Giselle il déclarera:

        "Le rôle est désormais impossible à toute autre danseuse".

     

    L'Art et la danse

                                         Carlotta Grisi   Giselle Acte II

     
        A partir de ce moment là Carlotta cesse de paraitre dans les divertissements d'opéras et se voit accorder la position d'étoile, et ses cachets grimpent de 5000 à 12.000 francs en 1842, et jusqu'à 20.000 en 1844, non compris les primes spéciales pour les spectacles... (L'administration de l'Opéra lui intentera d'ailleurs plus tard un procés pour exigences abusives)
         Mais au de là du domaine financier Giselle marquera un autre tournant : La séparation du tandem GrisiPerrot. Ce dernier qui a réglé encore une fois toutes les variations de Carlotta, a vu le crédit de Giselle entièrement attribué à Jean Coralli (1779-1848), Maitre de ballet en titre, sans doute parcequ'il est  personna non grata à l'Opéra depuis que Marie Taglioni l'en a fait renvoyer en 1835 de crainte qu'il ne lui fasse de l'ombre, mais également et surtout peut-être, à cause de cette rumeur qui évoque ouvertement une idylle entre Carlotta et Gautier, et ne rend décemment pas compatible la présence des trois noms sur l'affiche au risque de lui donner des airs de vaudeville...

        Lorsque Giselle sera présenté à Londres au Her Majesty Theatre en 1842 Perrot restera d'ailleurs en Angleterre et s'y fixera, tandis que Carlotta rentre à Paris où elle quitte leur appartement pour s'installer dans la demeure maternelle et souhaite maintenant prouver qu'elle peut exister sans son mentor et réussir seule sa carrière. Et tandis que les journaux échafaudent un projet de mariage de la danseuse avec Lucien Petipa (1815-1898), Gautier fréquente assidûment le Foyer de la Danse et ses entrevues clandestines avec Carlotta se multiplient...

        Avec le livret de La Péri l'écrivain va essayer de rééditer pour sa Muse le succés de Giselle, mais s'il n'y parvient pas tout à fait celle-ci y excelle néanmoins et s'y rend célèbre dans la scène de la vision du paradis de Mahomet où à cet instant la Péri vole dans les bras du héros : Carlotta se jettait alors dans ceux de Lucien Petipa, un saut dans le vide de près de deux mètres qui coupait chaque fois le souffle au public (Le critique Edwin Denby remarquera que, pour prolonger ses sauts au second Acte de Giselle, Carlotta Grisi était suspendue à un cable et que le même procédé fut sans doute utilisés dans La Péri)

     

    L'Art et la danse

                                           Carlotta Grisi dans La Péri


         Le ballet est présenté à Londres en 1843, l'occasion pour Carlotta de retrouver Perrot lors de ce séjour et de reprendre leur liaison (Théophile Gautier va de son côté reporter sa passion sur Ernesta, la soeur ainée de Carlotta dont il fera sa compagne et qui lui donnera deux filles).

     

    L'Art et la danse

         Théophile Gautier avec sa compagne Ernesta et leurs filles Estelle et Judith (1857)


        Ses périodes de congés à l'Opéra de Paris Carlotta les passe maintenant dans la capitale anglaise où elle devient très vite, aux côtés de son compagnon, la danseuse favorite du Her Majesty Theatre. Adorée du public, elle vécut au N°9 Albert Place où elle déclara lors de la visite de l'agent recenseur qu'elle était née en Lombardie et ne s'attribua pour l'occasion que quelques 19 printemps (Elle en avait alors dix de plus).

     

    L'Art et la danse

                              Carlotta Grisi et Jules Perrot   La  Esmeralda (1844)


        Le couple d'artistes crée en 1844 La Esmeralda, inspiré de l'adaptation que fit Victor Hugo de son roman Notre Dame de Paris pour l'opéra de Louise Bertin Esmeralda (1836), et afin de satisfaire à la "polkamania" qui vient d'envahir les bals en Angleterre ils présentent l'année suivante La Polka sans toutefois s'attirer les éloges des critiques qui estimèrent que "ce n'était pas vraiment ça..."

     

         La Esmeralda  (1844) Musique de Cesare Pugni  Chorégraphie de Jules Perrot.  Interprété par Elvira Khabilullina (Esmeralda), Andrei Kuligin (Gringoire) et le Corps de Ballet du Bolchoï.


        C'est à cette époque que Benjamin Lumley le directeur du Her Majesty Theatre conçoit, afin de répondre à une commande de la reine Victoria, le projet audacieux de réunir les plus grandes danseuses du moment...
        "Personne" confessera-t-il, "ne peut imaginer les difficultés que j'ai rencontrées... Gouverner un Etat n'est rien comparé à vouloir gouverner ces personnages qui se prennent pour des reines au pouvoir absolu..."
        A Perrot revint la tâche difficile de faire paraitre à son avantage chacune de ces souveraines... ainsi que d'aborder l'épineux problèmes de savoir dans quel ordre leurs majestés paraitraient sur scène... Le dernier solo étant le plus convoité... Lumley, fin psychologue, résolut la question en suggérant qu'elles danseraient par rang d'age, de la plus jeune à la plus agée... Comme on le devine plus personne ne se disputa la dernière place et il fut décidé que les interprètes du célèbre Pas de Quatre paraitraient ainsi: Lucile Grahan (1819-1907), Carlotta Grisi (1819-1899), puis Fanny Cerrito (1817-1909) et finalement Marie Taglioni (1804-1884) (La distribution d'origine ne fut respectée cependant que lors des quatre premières représentations, et pour la petite histoire, c'est la troisième qui eut l'honneur de compter parmi l'assistance la reine Victoria et le prince Albert).

     

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                                              Pas de Quatre  (1845)

        Le succés du Pas de Quatre présenté le 26 Juin 1845 est phénoménal, et Gautier continue inlassablement dans ses billets à faire les louanges du talent de Carlotta continuellement charmé par "cette naïveté enfantine, une gaité heureuse et communicative et parfois une petite mélancolie boudeuse". C'est très certainement cette touche de mélancolie délicate qui habitait Giselle et lui donnait son caractère particulier. Mais Le Diable à Quatre de Joseph Mazillier, présenté à Paris en 1845, va donner l'occasion à la danseuse de faire apparaitre un autre aspect de son talent dans le rôle de la femme d'un vannier transformée un jour en comtesse, où elle déclenche cette fois les rires de l'assistance par l'humour de son jeu.
        La critique qui ne tarit toujours pas d'éloges sur sa technique écrira encore à cette occasion:

        "On dirait que son soulier de satin se termine par une lame d'acier... Elle reste suspendue sur la pointe du pied immobile comme une statue de marbre".

        Carlotta Grisi parait encore en 1846 dans le rôle de Paquita aux côtés de son partenaire Lucien Petipa, et en 1849 Jules Perrot devenu un chorégraphe de renommée européenne se voit enfin offrir l'occasion de monter pour elle le seul ballet qu'il ait jamais pu présenter à l'Opéra de Paris: La Filleule des Fées, qui sera à la fois le dernier rôle qu'elle va y créer et sa dernière apparition dans la capitale française.

     

    L'Art et la danse

                                Carlotta Grisi  dans La Filleule des Fées (1849)


        Car Jules Perrot a en effet été nommé Premier Maitre de ballet aux Théâtres Impériaux de St. Petersbourg, et lorsque son contrat à l'Opéra se termine et n'est pas renouvelé elle va aller le rejoindre, après s'être produite une dernière fois en 1850 à Londres dans Les Métamorphoses.
        Pendant trois saisons consécutives, entrecoupées de séjours à Paris en été, elle dansera aux Théatres Impériaux: Elle est Giselle au Bolchoï et interprète non seulement les chorégraphies de Perrot, mais, aussi celles de Mazillier qui compose pour elle La Jolie fille de Gand et Vert-vert.

        Gautier de son côté soutient activement sa tentative de réintégrer l'Opéra de Paris, mais en vain, et Carlotta quitte alors la Russie en 1853 pour Varsovie afin d'y poursuivre sa carrière...
        Les danseuses en ce temps là étaient reçues comme des reines par les plus grands de ce monde qui ne dédaignaient pas leurs faveurs... La Grisi ne fit pas exception... Et alors qu'elle se retrouve enceinte du prince Léon Radziwill, celui-ci la persuade de se retirer du ballet au sommet de sa gloire... (Un choix difficile et courageux que décida Julio Bocca en 2007 avec ce commentaire: "Je respecte trop le ballet pour ne lui donner que le meilleur")

     

    L'Art et la danse

        Carlotta donnera alors naissance à sa seconde fille Léontine, et à l'âge de 34 ans après avoir songé un moment vivre à Paris choisit de s'établir à Genève où elle passa le restant de ses jours dans sa propriété de Saint-Jean.
        Elle échange de longues lettres avec Gautier qui ne manque pas de lui rendre visite avec sa famille une fois par an, lorsqu'en 1866 un évênement inattendu, sa rupture avec Ernesta consécutive à un désaccord au sujet du mariage de leur fille Judith, laisse alors à l'homme de lettres tout loisir de renouer avec celle qu'il a aimée toute sa vie, même si l'un comme l'autre firent tout leur possible pour que leurs relations n'aient l'apparence que de liens familiaux étroits.

        Le 30 Août 1872 Théophile Gautier lui écrit pour la dernière fois: 

    "Ces désirs de m'envoler à Genève comme un instinct voyageur. Cet instinct a une telle force qu'il produit une nostalgie dont on peut mourir"...

        L'écrivain poète quitta effectivement ce monde deux mois après avoir rédigé ces lignes, quand à sa Muse vénérée, elle décéda à Saint-Jean le 20 Mai 1899, un mois avant son quatre-vingtième anniversaire, complètement oubliée de tous ceux qui l'avaient adulée...
        
      

                            Carla Fracci et Vladimir Vassiliev    Giselle Acte II 

     

     


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                                      Agnés Letestu dans le rôle de l'Elue


        Qui eut cru, après une répétition générale le 28 Mai 1913 dans le calme le plus parfait, que la création du Sacre provoquerait le lendemain un tel tumulte... Des musiciens tels Ravel ou Debussy présents aux côtés de toute la presse, un public pourtant compétent et bien pourvu en matière d'esprit critique, auraient-ils pu prévoir la veille pareil pugilat autour de la nouvelle production parisienne des Ballets Russes?

        "Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du Printemps reste inférieur à la réalité" écrivit le peintre Valentine Cross-Hugo, "ce fut comme si la salle avait été soulevée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles, voire des coups..."
        Certes la postérité enjoliva l'événement, Jean Cocteau notamment qui y vit une superbe occasion de se ranger résolument du coté des novateurs, mais il n'empèche, le scandale du Sacre du Printemps reste encore aujourd'hui comme l'un des plus spectaculaires dans la mémoire culturelle collective et a fait date dans les annales du théâtre des Champs Elysées qui en fut le cadre.

        Frappé du sceau du conflit, le ballet est déjà sujet à débat dès sa conception même... Marie Rambert et Bronislava Nijinska, la soeur de Vaslav, pour qui fut créé le rôle principal de l'Elue, en attribuent la paternité au peintre spécialiste de l'antiquité slave Nicholas Roerich. Ce dernier après le succés du Prince Igor, auquel il a contribué en 1909, avait effectivement ébauché plusieurs scénarios de ballets dont l'un d'eux Le Grand Sacrifice, avait pour thème un rite sacrificiel printanier.
        De son côté, Igor Stravinski prétend que l'argument du Sacre s'imposa à lui alors qu'il mettait la dernière main à l'Oiseau de Feu en Mai 1910:
        "En finissant à St. Petersbourg les dernières pages de l'Oiseau de Feu, j'entrevis un jour de façon absolument inattendue, car mon esprit était alors occupé par des choses tout à fait différentes, j'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen: les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps. Je dois dire que cette vision m'avait fortement impressioné". Il échaffauda alors l'idée d'un ballet auquel il donne même un titre: La Victime.

        Quoi qu'il en soit, c'est ensemble que les deux hommes vont travailler sur cette idée commune, Roerich sera également chargé des décors et des costumes et c'est Léon Bakst qui donnera à l'oeuvre son titre français. Séduit dès le départ, Diaghilev n'a cependant confirmé sa commande que durant l'été 1911 et Stravinski s'installe alors avec femme et enfants dans une pension de famille de Clarens, une localité de la commune de Montreux en Suisse, où il compose le Sacre "dans un placard dont les seuls meubles étaient un piano droit que j'assourdissais, une table et deux chaises". Il avouera plus tard avoir mis longtemps à savoir noter correctement, à cause de sa complexité rythmique, le motif hoquetant qui lui vint en tête dès le départ et dont il fit "la Danse Sacrale", l'ultime tableau du ballet.

        Le compositeur écrira à sa mère: "Diaghilev est fou de mon nouvel enfant, le Sacre du Printemps. Malheureusement c'est Fokine que je considère comme un artiste sur le déclin qui va en être chargé". Tout laisse supposer en effet que c'est au chorégraphe attitré des Ballets Russes, Michel Fokine, que sera confié le prochain ballet. Mais Diaghilev, très satisfait de la première chorégraphie de Nijinski, l'Après Midi d'un Faune présenté en Mai 1912, souhaite sans le dire lui en confier une seconde, et lorsque Fokine découvre qu'il a un rival en puissance il démissionne.
        Livret et musique sont fin prêts en Novembre et c'est donc à Nijinski qu'a été attribuée la charge du ballet dont les premières répétitions commencent dès la fin de l'année, au gré des tournées des Ballets Russes et des voyages de Stravinski.

     

    L'Art et la danse

                      Décor de Nicholas Roerich pour la 1ère Partie du Sacre du Printemps


        Très vite le compositeur renvoie le pianiste allemand et se met lui même au piano pour jouer dans un tempo deux fois plus rapide à la limite de la possibilité des danseurs... Ces derniers sont, de plus, durement mis à l'épreuve par la chorégraphie qui leur impose un travail auquel ils ne sont pas habitués, car ce qu'a conçu Nijinski n'a plus que de très lointains rapports avec le sacro-saint dogme de l'en-dehors... 
        "Les hommes sont des créatures primitives. Leur apparence est presque bestiale. Ils ont les jambes et les pieds en-dedans, les poings sérrés, la tête baissée, les épaules voutées. Ils marchent les genoux légérement ployés avec peine... Tout cela demande beaucoup de précision aux danseurs. Ils trouvaient qu'on leur en demandait trop" écrivit dans ses Mémoires Bronislava Nijinska.
        Nijinski se heurte alors inévitablement à Diaghilev qui soutient ses danseurs et lui reproche de ne pas comprendre qu'ils n'ont pas ses facilités, mais il doit également affronter dans un autre domaine Stravinski qui déplore son manque de culture musicale... Ce dernier écrira dans son autobiographie:
        "Le pauvre garçon ne connaissait rien en musique" et ajoutera plus loin qu'on l'a "accablé d'une charge au dessus de ses moyens". S'il avait la plus grande admiration pour Nijinski en tant que danseur Stravinski trouva en effet très frustrant de devoir collaborer avec lui en tant que chorégraphe.

     

    L'Art et la danse

                  Stravinski en compagnie de Nijinski interprète de Petrouchka (1911)
     

        La frustration était cependant réciproque car Nijinski supporte très mal l'attitude paternaliste du musicien:
        "Stravinski pense qu'il est le seul à s'y connaitre en musique. Lorsqu'il travaille avec moi il m'explique la valeur de la noire, de la blanche, de la croche et de la demi-croche comme si je n'avais jamais entendu parler de musique... Je préférerais qu'il me parle davantage de sa musique pour le Sacre, au lieu de me faire un cours de solfège pour débutants".
        Nijinski est cependant complètement dépassé, il faut le reconnaitre, par la complexité de l'oeuvre car, malgré ses dires, il ne possède pas les bases de solfège suffisantes pour appréhender ce genre de musique. Diaghilev demandera alors à Marie Rambert de l'assister, celle-ci va entièrement décomposer la partition et grâce aux notes qu'elle a consignées mesure par mesure le travail va pouvoir reprendre.

     

    L'Art et la danse

                        Page de notes de Marie Rambert pour le Sacre du Printemps
     

        Un dernier incident va cependant encore venir contrarier les efforts de Nijinski... Sa soeur Bronislava pour laquelle il a créé le rôle principal lui apprend très tard qu'elle est enceinte et devra être remplacée... Nijinski, fou de rage, va se voir alors dans l'obligation d'apprendre rapidement le rôle à Maria Plitz, non sans avoir menacé d'aller tuer son beau-frère, et les répétitions de la plus audacieuse réalisation de la Compagnie des Ballets Russes iront ensuite jusqu'à leur terme sans autre désagrément majeur.

        Sous titré "Tableaux de la Russie païenne en deux parties", le ballet ne comprend pas d'intrigue, "c'est une cérémonie de l'ancienne Russie" précisera Stravinski, dont le premier tableau qui s'achève par la Danse de la Terre figure une adoration du dieu du printemps menée jusqu'à l'extase par les hommes qui piétinent le sol, terre nourricière, tandis que le second, le Sacrifice, glorifie l'Elue jusqu'à son immolation et culmine dans la Danse Sacrale.

        Lorsque l'orchestre attaque les premières mesures le soir du 29 Mai, si une légitime angoisse est bien présente, personne cependant n'imagine ce qui va suivre...Trop habitués que nous sommes aux nouveaux genres musicaux d'aujourd'hui il nous est difficile de concevoir quelle fut la véritable violence de l'impact du Sacre sur le public d'il y a un siècle lequel, déconcerté quoi qu'il en soit par cette musique à la limite du désagréable, et dérangé par les éléments d'un langage musical peu familiers et même brutaux, ne fit pas attendre sa réaction...

     "J'ai quitté la salle dès les premières mesures du Prélude qui tout de suite soulevèrent des rires et des moqueries. J'en fus révolté" écrira Stravinski dans ses Chroniques de ma Vie, "les manifestations, d'abord isolées, devinrent bientôt générales et provoquant d'autre part des contre manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable".

        Stravinski passera alors en coulisses où il trouvera Nijinski debout sur une chaise s'efforçant désespérément de hurler la mesure aux danseurs déboussolés (pas une mince affaire lorsqu'on saura qu'en russe les nombres au dessus de dix comprennent TROIS syllabes) tandis que Diaghilev, qui retient par derrière Nijinski dangereusement penché en avant, fait alternativement éteindre et rallumer la salle, tentant vainement de calmer le tumulte.
        Pierre Laloy décrit ainsi l'auditoire survolté:
    "J'était placé au dessous d'une loge remplie d'élégantes et charmantes personnes de qui les remarques plaisantes, les joyeux caquetages, les traits d'esprit lancés à voix haute et pointue, enfin les rires aigus et convulsifs formaient un tapage comparable à celui dont on est assourdi quand on entre dans une oisellerie... Mais j'avais à ma gauche un groupe d'esthètes dans l'âme desquels le Sacre suscitait un enthousiasme frénétique, une sorte de délire jaculatoire et qui ripostaient incessamment aux occupants de la loge par des interjections admiratives, par des "bravo" furibonds et par le feu roulant de leurs battements de mains, l'un d'eux pourvu d'une voix pareille à celle d'un cheval hennissait de temps en temps, sans d'ailleurs s'adresser à personne, un " A la po-o-orte!" dont les vibrations déchirantes se prolongeaient par toute la salle".
        Ces esthètes glapissants étaient en fait une très mauvaise "bonne idée" de Diaghilev qui, après les remous causés par l'Après Midi d'un Faune, avait cru bon d'engager une sorte de claque pour soutenir la  nouvelle création contre d'éventuels opposants... Dans la réalité ceci ne fit que mettre le feu aux poudres et envenima la virulence des détracteurs dans une surenchère bientôt incontrolable...

        "Le vacarme dégénéra en lutte" poursuivit Cocteau, "la comtesse de Pourtalès brandissait son éventail et criait toute rouge : C'est la première fois en soixante ans qu'on se moque de moi!".
        L'agitation se transforma en bagarre et nécessita l'intervention de la Police qui ne restaura d'ailleurs qu'un semblant d'ordre, tandis que l'orchestre ne cessait de jouer dirigé stoïquement par l'imperturbable Pierre Monteux (Courageuse entreprise car le vacarme était tel qu'il couvrait la musique que ni les spectateurs ni les artistes n'entendaient plus)
        Le spectacle sur scène ne sera d'ailleurs pas davantage interrompu et les spectateurs moqueurs réclameront à l'occasion "Un docteur, un dentiste, deux dentistes!" pour les vierges qui dansent en se tenant la tête entre les mains...

     

            Le Sacre du Printemps    Extrait de la 1ère Partie interprété par le ballet du Kirov,                           Chorégraphie de Vaslav Nijinski, décor et costumes de Nicholas Roerich.


        La critique ne résiste pas à se répandre largement le lendemain sur "Le Massacre du Printemps"... Et l'on découvre que la grande majorité des articles, sinon la quasi totalité, laissent de côté la musique, tous s'accordant simplement à dire qu'on ne l'entendait pas (certains ne nomment même pas le compositeur...) Car la plupart des revues parisiennes révèleront en effet que c'est la chorégraphie de Nijinski plus que la musique qui entretint la fameuse émeute.
        Adolphe Boschot dans l'Echo de Paris ironise sur "les bonnets pointus et les peignoirs de bain" dont sont affublés les danseurs "qui répètent cent fois de suite le même geste: ils piétinent sur place, ils piétinent, ils piétinent et ils piétinent... Couic: ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent... Couic..." Plus loin il déplore "une pose tortionnaire" et "un unanime torticolis"...

        Stravinski était  lui-même resté très critique vis à vis de cette chorégraphie et l'écrira dans ses Chroniques en 1935:
        "L'impression générale que j'ai eue alors, et que je garde jusqu'à présent de cette chorégraphie, c'est l'inconscience avec laquelle elle a été faite par Nijinski. On y voyait tellement son incapacité à assimiler et à s'approprier les idées révolutionnaires qui constituaient le credo de Diaghilev et qui lui étaient obstinément et laborieusement inculquées par celui-ci. On discernait dans cette chorégraphie un très pénible effort sans aboutissement plutôt qu'une réalisation plastique simple et naturelle découlant des commandments de la musique".

        Quoi qu'il en soit, il nous est une fois encore très difficile de concevoir aujourd'hui ce que fut le choc culturel provoqué par la modernité radicale représentée par la chorégraphie du Sacre, environnés que nous sommes de contorsionnistes en tous genres...
       Mais quelle que soit la qualité chorégraphique de l'oeuvre qui ne fut représentée que huit fois et que chacun est libre d'apprécier à sa guise, celle-ci  n'en marquera pas moins la mise à mort de l'ancien monde des idées, car la force sauvage de ce primitivisme sacrificiel a servi de repère à tous ceux qui ont établi pour la musique l'avénement de l'ère contemporaine, tout comme les masques africains des Demoiselles d'Avignon de Picasso l'ont fait dans le domaine de la peinture.

     

    L'Art et la danse

                               Les Demoiselles d'Avignon  Pablo Picasso (1907)


        Stravinski a introduit l'idée de fragmentation du temps musical à facettes exactement comme les peintres essaieront de montrer à travers l'image plusieurs dimensions, tous définissant en même temps le Cubisme.

       La musique du Sacre trouvera enfin sa consécration l'année suivante après une audition en concert à Paris en Avril 1914. Stravinski sera porté en triomphe par ses admirateurs dans les rues de la capitale, le dos de son frac déchiré par des fans tirant chacun sur un pan de sa queue de pie!

        Quand à la chorégraphie originale de Nijinski tombée dans l'oubli, celle-ci a pu être reconstituée grâce au travail acharné de Millicent Hodson qui après 15 années de recherches est parvenue avec l'aide de Marie Rambert à recomposer le Sacre originel dont décors et costumes furent réalisés à l'identique par Kenneth Archer (Présentée le 30 Septembre 1987 à Los Angeles par le Joffrey Ballet l'oeuvre est aujourd'hui inscrite au répertoire de l'Opéra de Paris et du théâtre Marinski).

        Bien avant cela Maurice Béjart en avait donné en 1959 sa propre version qui laissa Stravinski très étonné: "Je n'avais jamais mis autant de sexe là dedans!" commenta-t-il!

     

            Le Sacre du Printemps (2ème Partie)  Interprété par Le Béjart Ballet de Lausanne


        Les interprètes de Pina Bauch évoluent, eux, en 1975 sur une scène couverte de tourbe qui macule leurs corps suants à mesure que se déroule l'action, tandis qu'Angelin Preljocaj donne lui en 2001 dans le "nu culturel" et déshabille complètement l'Elue, un "effeuillage psychologique" nécessaire selon lui..., et en 2004 Emmanuel Gat proposera à son tour une relecture encore différente de l'oeuvre sur des pas de salsa.

     

    L'Art et la danse

                                   Le Sacre du Printemps (A.Preljocaj-2001)  

     

                      "Une musique de sauvages avec tout le confort moderne!" avait dit Debussy, mais également, avait-il ajouté, une pièce "qui arrache nos vies aux racines"...

                        Le Sacre touche effectivement nos instincts les plus profonds, ceux que la civilisation a précisément entérrés vivants, et ce tourbillon de pulsions, somme toute biologiques, nous rappelle qu'aussi loin qu'iront les hommes et les femmes dans leur quête spirituelle, culturelle, ou intellectuelle, ils ne cesseront de buter irrémédiablement sur cette faille.

     

     

     


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