• Le Sacre du Printemps (1913) - Un Récit Ancestral

     

    L'Art et la danse

                                      Agnés Letestu dans le rôle de l'Elue


        Qui eut cru, après une répétition générale le 28 Mai 1913 dans le calme le plus parfait, que la création du Sacre provoquerait le lendemain un tel tumulte... Des musiciens tels Ravel ou Debussy présents aux côtés de toute la presse, un public pourtant compétent et bien pourvu en matière d'esprit critique, auraient-ils pu prévoir la veille pareil pugilat autour de la nouvelle production parisienne des Ballets Russes?

        "Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du Printemps reste inférieur à la réalité" écrivit le peintre Valentine Cross-Hugo, "ce fut comme si la salle avait été soulevée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles, voire des coups..."
        Certes la postérité enjoliva l'événement, Jean Cocteau notamment qui y vit une superbe occasion de se ranger résolument du coté des novateurs, mais il n'empèche, le scandale du Sacre du Printemps reste encore aujourd'hui comme l'un des plus spectaculaires dans la mémoire culturelle collective et a fait date dans les annales du théâtre des Champs Elysées qui en fut le cadre.

        Frappé du sceau du conflit, le ballet est déjà sujet à débat dès sa conception même... Marie Rambert et Bronislava Nijinska, la soeur de Vaslav, pour qui fut créé le rôle principal de l'Elue, en attribuent la paternité au peintre spécialiste de l'antiquité slave Nicholas Roerich. Ce dernier après le succés du Prince Igor, auquel il a contribué en 1909, avait effectivement ébauché plusieurs scénarios de ballets dont l'un d'eux Le Grand Sacrifice, avait pour thème un rite sacrificiel printanier.
        De son côté, Igor Stravinski prétend que l'argument du Sacre s'imposa à lui alors qu'il mettait la dernière main à l'Oiseau de Feu en Mai 1910:
        "En finissant à St. Petersbourg les dernières pages de l'Oiseau de Feu, j'entrevis un jour de façon absolument inattendue, car mon esprit était alors occupé par des choses tout à fait différentes, j'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen: les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps. Je dois dire que cette vision m'avait fortement impressioné". Il échaffauda alors l'idée d'un ballet auquel il donne même un titre: La Victime.

        Quoi qu'il en soit, c'est ensemble que les deux hommes vont travailler sur cette idée commune, Roerich sera également chargé des décors et des costumes et c'est Léon Bakst qui donnera à l'oeuvre son titre français. Séduit dès le départ, Diaghilev n'a cependant confirmé sa commande que durant l'été 1911 et Stravinski s'installe alors avec femme et enfants dans une pension de famille de Clarens, une localité de la commune de Montreux en Suisse, où il compose le Sacre "dans un placard dont les seuls meubles étaient un piano droit que j'assourdissais, une table et deux chaises". Il avouera plus tard avoir mis longtemps à savoir noter correctement, à cause de sa complexité rythmique, le motif hoquetant qui lui vint en tête dès le départ et dont il fit "la Danse Sacrale", l'ultime tableau du ballet.

        Le compositeur écrira à sa mère: "Diaghilev est fou de mon nouvel enfant, le Sacre du Printemps. Malheureusement c'est Fokine que je considère comme un artiste sur le déclin qui va en être chargé". Tout laisse supposer en effet que c'est au chorégraphe attitré des Ballets Russes, Michel Fokine, que sera confié le prochain ballet. Mais Diaghilev, très satisfait de la première chorégraphie de Nijinski, l'Après Midi d'un Faune présenté en Mai 1912, souhaite sans le dire lui en confier une seconde, et lorsque Fokine découvre qu'il a un rival en puissance il démissionne.
        Livret et musique sont fin prêts en Novembre et c'est donc à Nijinski qu'a été attribuée la charge du ballet dont les premières répétitions commencent dès la fin de l'année, au gré des tournées des Ballets Russes et des voyages de Stravinski.

     

    L'Art et la danse

                      Décor de Nicholas Roerich pour la 1ère Partie du Sacre du Printemps


        Très vite le compositeur renvoie le pianiste allemand et se met lui même au piano pour jouer dans un tempo deux fois plus rapide à la limite de la possibilité des danseurs... Ces derniers sont, de plus, durement mis à l'épreuve par la chorégraphie qui leur impose un travail auquel ils ne sont pas habitués, car ce qu'a conçu Nijinski n'a plus que de très lointains rapports avec le sacro-saint dogme de l'en-dehors... 
        "Les hommes sont des créatures primitives. Leur apparence est presque bestiale. Ils ont les jambes et les pieds en-dedans, les poings sérrés, la tête baissée, les épaules voutées. Ils marchent les genoux légérement ployés avec peine... Tout cela demande beaucoup de précision aux danseurs. Ils trouvaient qu'on leur en demandait trop" écrivit dans ses Mémoires Bronislava Nijinska.
        Nijinski se heurte alors inévitablement à Diaghilev qui soutient ses danseurs et lui reproche de ne pas comprendre qu'ils n'ont pas ses facilités, mais il doit également affronter dans un autre domaine Stravinski qui déplore son manque de culture musicale... Ce dernier écrira dans son autobiographie:
        "Le pauvre garçon ne connaissait rien en musique" et ajoutera plus loin qu'on l'a "accablé d'une charge au dessus de ses moyens". S'il avait la plus grande admiration pour Nijinski en tant que danseur Stravinski trouva en effet très frustrant de devoir collaborer avec lui en tant que chorégraphe.

     

    L'Art et la danse

                  Stravinski en compagnie de Nijinski interprète de Petrouchka (1911)
     

        La frustration était cependant réciproque car Nijinski supporte très mal l'attitude paternaliste du musicien:
        "Stravinski pense qu'il est le seul à s'y connaitre en musique. Lorsqu'il travaille avec moi il m'explique la valeur de la noire, de la blanche, de la croche et de la demi-croche comme si je n'avais jamais entendu parler de musique... Je préférerais qu'il me parle davantage de sa musique pour le Sacre, au lieu de me faire un cours de solfège pour débutants".
        Nijinski est cependant complètement dépassé, il faut le reconnaitre, par la complexité de l'oeuvre car, malgré ses dires, il ne possède pas les bases de solfège suffisantes pour appréhender ce genre de musique. Diaghilev demandera alors à Marie Rambert de l'assister, celle-ci va entièrement décomposer la partition et grâce aux notes qu'elle a consignées mesure par mesure le travail va pouvoir reprendre.

     

    L'Art et la danse

                        Page de notes de Marie Rambert pour le Sacre du Printemps
     

        Un dernier incident va cependant encore venir contrarier les efforts de Nijinski... Sa soeur Bronislava pour laquelle il a créé le rôle principal lui apprend très tard qu'elle est enceinte et devra être remplacée... Nijinski, fou de rage, va se voir alors dans l'obligation d'apprendre rapidement le rôle à Maria Plitz, non sans avoir menacé d'aller tuer son beau-frère, et les répétitions de la plus audacieuse réalisation de la Compagnie des Ballets Russes iront ensuite jusqu'à leur terme sans autre désagrément majeur.

        Sous titré "Tableaux de la Russie païenne en deux parties", le ballet ne comprend pas d'intrigue, "c'est une cérémonie de l'ancienne Russie" précisera Stravinski, dont le premier tableau qui s'achève par la Danse de la Terre figure une adoration du dieu du printemps menée jusqu'à l'extase par les hommes qui piétinent le sol, terre nourricière, tandis que le second, le Sacrifice, glorifie l'Elue jusqu'à son immolation et culmine dans la Danse Sacrale.

        Lorsque l'orchestre attaque les premières mesures le soir du 29 Mai, si une légitime angoisse est bien présente, personne cependant n'imagine ce qui va suivre...Trop habitués que nous sommes aux nouveaux genres musicaux d'aujourd'hui il nous est difficile de concevoir quelle fut la véritable violence de l'impact du Sacre sur le public d'il y a un siècle lequel, déconcerté quoi qu'il en soit par cette musique à la limite du désagréable, et dérangé par les éléments d'un langage musical peu familiers et même brutaux, ne fit pas attendre sa réaction...

     "J'ai quitté la salle dès les premières mesures du Prélude qui tout de suite soulevèrent des rires et des moqueries. J'en fus révolté" écrira Stravinski dans ses Chroniques de ma Vie, "les manifestations, d'abord isolées, devinrent bientôt générales et provoquant d'autre part des contre manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable".

        Stravinski passera alors en coulisses où il trouvera Nijinski debout sur une chaise s'efforçant désespérément de hurler la mesure aux danseurs déboussolés (pas une mince affaire lorsqu'on saura qu'en russe les nombres au dessus de dix comprennent TROIS syllabes) tandis que Diaghilev, qui retient par derrière Nijinski dangereusement penché en avant, fait alternativement éteindre et rallumer la salle, tentant vainement de calmer le tumulte.
        Pierre Laloy décrit ainsi l'auditoire survolté:
    "J'était placé au dessous d'une loge remplie d'élégantes et charmantes personnes de qui les remarques plaisantes, les joyeux caquetages, les traits d'esprit lancés à voix haute et pointue, enfin les rires aigus et convulsifs formaient un tapage comparable à celui dont on est assourdi quand on entre dans une oisellerie... Mais j'avais à ma gauche un groupe d'esthètes dans l'âme desquels le Sacre suscitait un enthousiasme frénétique, une sorte de délire jaculatoire et qui ripostaient incessamment aux occupants de la loge par des interjections admiratives, par des "bravo" furibonds et par le feu roulant de leurs battements de mains, l'un d'eux pourvu d'une voix pareille à celle d'un cheval hennissait de temps en temps, sans d'ailleurs s'adresser à personne, un " A la po-o-orte!" dont les vibrations déchirantes se prolongeaient par toute la salle".
        Ces esthètes glapissants étaient en fait une très mauvaise "bonne idée" de Diaghilev qui, après les remous causés par l'Après Midi d'un Faune, avait cru bon d'engager une sorte de claque pour soutenir la  nouvelle création contre d'éventuels opposants... Dans la réalité ceci ne fit que mettre le feu aux poudres et envenima la virulence des détracteurs dans une surenchère bientôt incontrolable...

        "Le vacarme dégénéra en lutte" poursuivit Cocteau, "la comtesse de Pourtalès brandissait son éventail et criait toute rouge : C'est la première fois en soixante ans qu'on se moque de moi!".
        L'agitation se transforma en bagarre et nécessita l'intervention de la Police qui ne restaura d'ailleurs qu'un semblant d'ordre, tandis que l'orchestre ne cessait de jouer dirigé stoïquement par l'imperturbable Pierre Monteux (Courageuse entreprise car le vacarme était tel qu'il couvrait la musique que ni les spectateurs ni les artistes n'entendaient plus)
        Le spectacle sur scène ne sera d'ailleurs pas davantage interrompu et les spectateurs moqueurs réclameront à l'occasion "Un docteur, un dentiste, deux dentistes!" pour les vierges qui dansent en se tenant la tête entre les mains...

     

            Le Sacre du Printemps    Extrait de la 1ère Partie interprété par le ballet du Kirov,                           Chorégraphie de Vaslav Nijinski, décor et costumes de Nicholas Roerich.


        La critique ne résiste pas à se répandre largement le lendemain sur "Le Massacre du Printemps"... Et l'on découvre que la grande majorité des articles, sinon la quasi totalité, laissent de côté la musique, tous s'accordant simplement à dire qu'on ne l'entendait pas (certains ne nomment même pas le compositeur...) Car la plupart des revues parisiennes révèleront en effet que c'est la chorégraphie de Nijinski plus que la musique qui entretint la fameuse émeute.
        Adolphe Boschot dans l'Echo de Paris ironise sur "les bonnets pointus et les peignoirs de bain" dont sont affublés les danseurs "qui répètent cent fois de suite le même geste: ils piétinent sur place, ils piétinent, ils piétinent et ils piétinent... Couic: ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent... Couic..." Plus loin il déplore "une pose tortionnaire" et "un unanime torticolis"...

        Stravinski était  lui-même resté très critique vis à vis de cette chorégraphie et l'écrira dans ses Chroniques en 1935:
        "L'impression générale que j'ai eue alors, et que je garde jusqu'à présent de cette chorégraphie, c'est l'inconscience avec laquelle elle a été faite par Nijinski. On y voyait tellement son incapacité à assimiler et à s'approprier les idées révolutionnaires qui constituaient le credo de Diaghilev et qui lui étaient obstinément et laborieusement inculquées par celui-ci. On discernait dans cette chorégraphie un très pénible effort sans aboutissement plutôt qu'une réalisation plastique simple et naturelle découlant des commandments de la musique".

        Quoi qu'il en soit, il nous est une fois encore très difficile de concevoir aujourd'hui ce que fut le choc culturel provoqué par la modernité radicale représentée par la chorégraphie du Sacre, environnés que nous sommes de contorsionnistes en tous genres...
       Mais quelle que soit la qualité chorégraphique de l'oeuvre qui ne fut représentée que huit fois et que chacun est libre d'apprécier à sa guise, celle-ci  n'en marquera pas moins la mise à mort de l'ancien monde des idées, car la force sauvage de ce primitivisme sacrificiel a servi de repère à tous ceux qui ont établi pour la musique l'avénement de l'ère contemporaine, tout comme les masques africains des Demoiselles d'Avignon de Picasso l'ont fait dans le domaine de la peinture.

     

    L'Art et la danse

                               Les Demoiselles d'Avignon  Pablo Picasso (1907)


        Stravinski a introduit l'idée de fragmentation du temps musical à facettes exactement comme les peintres essaieront de montrer à travers l'image plusieurs dimensions, tous définissant en même temps le Cubisme.

       La musique du Sacre trouvera enfin sa consécration l'année suivante après une audition en concert à Paris en Avril 1914. Stravinski sera porté en triomphe par ses admirateurs dans les rues de la capitale, le dos de son frac déchiré par des fans tirant chacun sur un pan de sa queue de pie!

        Quand à la chorégraphie originale de Nijinski tombée dans l'oubli, celle-ci a pu être reconstituée grâce au travail acharné de Millicent Hodson qui après 15 années de recherches est parvenue avec l'aide de Marie Rambert à recomposer le Sacre originel dont décors et costumes furent réalisés à l'identique par Kenneth Archer (Présentée le 30 Septembre 1987 à Los Angeles par le Joffrey Ballet l'oeuvre est aujourd'hui inscrite au répertoire de l'Opéra de Paris et du théâtre Marinski).

        Bien avant cela Maurice Béjart en avait donné en 1959 sa propre version qui laissa Stravinski très étonné: "Je n'avais jamais mis autant de sexe là dedans!" commenta-t-il!

     

            Le Sacre du Printemps (2ème Partie)  Interprété par Le Béjart Ballet de Lausanne


        Les interprètes de Pina Bauch évoluent, eux, en 1975 sur une scène couverte de tourbe qui macule leurs corps suants à mesure que se déroule l'action, tandis qu'Angelin Preljocaj donne lui en 2001 dans le "nu culturel" et déshabille complètement l'Elue, un "effeuillage psychologique" nécessaire selon lui..., et en 2004 Emmanuel Gat proposera à son tour une relecture encore différente de l'oeuvre sur des pas de salsa.

     

    L'Art et la danse

                                   Le Sacre du Printemps (A.Preljocaj-2001)  

     

                      "Une musique de sauvages avec tout le confort moderne!" avait dit Debussy, mais également, avait-il ajouté, une pièce "qui arrache nos vies aux racines"...

                        Le Sacre touche effectivement nos instincts les plus profonds, ceux que la civilisation a précisément entérrés vivants, et ce tourbillon de pulsions, somme toute biologiques, nous rappelle qu'aussi loin qu'iront les hommes et les femmes dans leur quête spirituelle, culturelle, ou intellectuelle, ils ne cesseront de buter irrémédiablement sur cette faille.

     

     

     


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