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Vaslav Nijinski (1890-1950) - Le Clown de Dieu.
Entré dans la légende grâce à cette capacité à s'élever très haut presque sans élan en donnant l'impression de voler (une prouesse qui serait due à une conformation du pied très singulière révélée en 1916 par une radiographie consécutive à une entorse: la combinaison d'un pied très court et d'un tendon d'Achille très long), Vaslav Nijinski naquit à Kiev (Ukraine) le 28 Décembre 1889 si l'on en croit la date gravée sur sa tombe car il existe apparement un flou certain à ce sujet. Ce fils cadet d'un couple de danseurs d'origine polonaise, gai et rieur, comme le décrit dans ses Mémoires sa soeur Bronislava qui fit carrière dans la danse elle aussi, démontra très tôt des dons exceptionnels qui lui permirent d'être accepté sans difficultés à l'Ecole Impériale de Ballet de St. Petersbourg, l'institution professionelle la plus brillante de son temps.
Elève d'Enrico Cecchetti, Nikolaï Legat et Pavel Gerdt, celui qui était capable de battre un entrechat 10 et affirmait:
"Lorsqu'on s'est élévé dans les airs, on n'a qu'une envie y rester", jouissait déjà d'une solide réputation à l'issue des épreuves de fin d'étude lorsqu'à cette occasion Kschessinskaya, la danseuse favorite du tsar, s'avance vers lui et lui lance:
"Vous êtes un génie! Je veux que vous soyez mon partenaire l'été prochain".
Nijinski rejoint alors le corps de ballet du Théatre Impérial et devient dès 1908 l'un des danseurs favoris du public.
Pris dans un tourbillon mondain il fait la rencontre de Sergeï Diaghilev (1872-1929), homme du monde, amateur de musique et de danse, épris de culture d'avant garde. Imprésario de génie celui-ci est sur le point d'organiser une tournée de ballets en France et il emménera avec lui trois danseurs étoiles Anna Pavlova, Tamara Karsavina et Vaslav Nijinski.
Cette première saison de 1909 consacre d'emblée la gloire de la Russie et de ses danseurs, l'enthousiasme des parisiens est à son comble et le succés amène Diaghilev à créer Les Ballets Russes avec un chorégraphe Michel Fokine et un décorateur Léon Bakst.
De nombreux projets se dessinent à l'horizon pour les danseurs, mais Nijinski, quand à lui, est à l'époque toujours attaché au Théatre Impérial où il doit par contrat 8 mois de présence et un quota de représentations... Il lui faut reprendre sa liberté...
On ne sait qui de lui ou de Diaghilev imagina la solution... Quoi qu'il en soit Nijinski qui interprétait le rôle d'Albrecht dans Giselle parut sur scène un certain soir sans la culotte "de bienséance" que les interprètes masculins de l'époque enfilaient par dessus les collants... et l'effet produit fut immédiat... L'impératrice Maria Feodorovna outrée qualifia cette tenue d'extrème indécence et l'offenseur fut renvoyé sur le champ...
Libéré de ses obligations Vaslav Nijinski appartenait désormais aux Ballets Russes et attacha son destin à celui de Diaghilev: Il ne retournera jamais en Russie.
La troupe sillonne alors triomphalement l'Europe, et Paris est avec Londres leur ville préférée où Nijinski crée Petrouchka, sur une musique de Stravinski et une chorégraphie de Fokine, l'histoire d'une pauvre marionette humaine manipulée jusqu'à la mort par un magicien.
Le 19 Avril 1911 voit la Première, à l'opéra de Monte Carlo, du Spectre de la Rose inspiré d'un poème de Théophile Gautier sur une musique de Carl Maria von Weber. L'affiche sera signée par Jean Cocteau et le ballet interprété par Vaslav Nijinski et Tamara Karsavina.
C'est alors que Diaghilev va maintenant métamorphoser son danseur en chorégraphe avec L'Après Midi d'un Faune.
Créé le 29 Mai 1912 à Paris au Théatre du Chatelet, le ballet, inspiré d'un poème de Mallarmé sur une musique de Debussy, donna lieu à un scandale retentissant...
L'originalité de la chorégraphie et l'audace de la scène finale, d'un érotisme affiché pour l'époque, suscitèrent les plus vives réactions de la part des détracteurs... La moitié de Paris jugea le spectacle obscène et Gaston Calmette témoignera de son indignation dans Le Figaro où il condamne "les vils mouvements de bestialité érotique et des gestes lourds d'impudeur". (Mais Nijinski est cependant soutenu par de fervents partisans, parmi lesquels figurent Auguste Rodin, Odilon Redon et Marcel Proust).
Enchanté par ce premier essai (et surtout par le scandale qui s'ensuit...) Diaghilev commande alors deux nouvelles chorégraphies à Nijinski: Jeux, sur une musique de Claude Debussy créé au Théatre des Champs Elysées le 15 Mai 1913, et le Sacre du Printemps sur une partition d'Igor Stravinsky créé dans ce même théatre le 29 Mai 1913 au milieu d'un chahu indescriptible... On racconte que les danseurs n'entendaient plus l'orchestre tant il y avait de bruit dans la salle et que Nijinski hurlait la mesure dans les coulisses au milieu de ce pandemonium...
Avec des danseurs aux pieds en-dedans et les genoux pliés, le public déjà surpris par la violence primitive de la musique avait, on l'imagine, grand mal à s'y reconnaitre...
Et "la Bataille du Sacre" s'inscrira comme l'une des grandes dates de l'histoire de l'art moderne...
Une peur superstitieuse interdisait à Diaghilev les voyages en mer, aussi lorsque quelques mois plus tard la troupe des Ballets Russes embarque pour une traversée vers l'Amérique du Sud celui-ci les laissera partir sans lui... un évènement qui va irrémédiablement changer le cours du destin...
Nijinski retrouve en effet sur le bateau une de ses admiratrices, une comtesse hongroise, Romola Pulszky, qui le poursuit déjà depuis longtemps de ses assiduités et a utilisé ses relations pour l'approcher en réussissant à se faire engager dans la Compagnie...
Romola avait-elle misé sur le romantisme de la vie à bord?... Toujours est-il qu'ils se marient en arrivant à Buenos Aires...
Et lorsque Diaghilev apprend la nouvelle à leur retour en Europe, il est furieux et rompt les deux contrats, se séparant par dépit de son meilleur danseur...
C'est le début du naufrage pour Nijinski... Il essaie en vain de créer sa propre troupe mais ses diverses tentatives échouent et ses difficultés matérielles s'aggravent avec la guerre qui le prive de toute possibilité d'exercer son art.
De nationalité russe, il est fait prisonnier de guerre en Hongrie où il est assigné à résidence alors qu'il séjourne chez sa belle-mère. Mais Diaghilev réussit à le faire sortir en 1916 pour rejoindre une tournée en Amérique du Nord. Nijinski créera à cette occasion, sur une partition de Richard Strauss, Till Eulenspiegel dont il interprétera le rôle titre et qui sera sa dernière chorégraphie, car c'est à cette époque qu'apparaissent les premiers signes de sa maladie...
De retour en Europe, installé avec sa famille en Suisse (Il a une fille Kira née en 1914, la seconde, Tamara, naitra en 1920) sa santé mentale fragile se dégrade.
Le 19 Janvier 1919 il donne un récital à l'Hôtel Suvretta à Saint Moritz où il dansera pour la dernière fois avant de basculer irrémédiablement dans la folie... il a alors 29 ans... (sa carrière n'aura duré que 10 ans...).
Nijinski ce soir là avait annoncé qu'il danserait la guerre, et sa femme témoigna plus tard de cette représentation impressionnante:
"Le public restait assis, le souffle coupé, horrifié, en proie à une étrange fascination".
(C'est à l'issue de cette soirée que Nijinski entame la rédaction de son Journal qu'il va poursuivre pendant les six semaines qui précéderont son internement, mélange parfois obscur de détails autobiographiques et de réflexions sur l'existence).
Soumis à divers traitements Nijinski vécut encore 30 ans qu'il passa d'hôpitaux psychiatriques en asiles d'aliénés, et mourut dans une clinique de Londres le 8 Avril 1950.
Il fut enterré à Londres et en 1953 son corps fut transporté à Paris au cimetière de Montmartre à côté de Gaetano Vestris, Théophile Gautier et Emma Livry. (Offerte par Serge Lifar, une statue le représentant dans le rôle de Petrouchka orne le monument)
Après une représentation du Spectre de la Rose, Lucien Daudet écrivit:
"Nijinski est toujours celui qui confond Newton et qui affole les spirites en prouvant si aisément que la pesanteur n'existe pas".
Son principal talent résidait cependant autant dans son charisme, son art du mime et de l'interprétation que strictement dans sa technique. Et s'il fut célébré il est vrai pour sa virtuosité, il le fut tout autant pour la profondeur et l'intensité de son interprétation.
De nombreux chorégraphes ont essayé de retracer tous les aspects de la vie et de la carrière de celui qui fut surnommé "le dieu de la danse", mais personne ne s'est davantage approché de ce danseur exceptionnel que John Neumeier qui, non seulement lui a consacré trois chorégraphies:
"Vaslaw" (1979), "Nijinsky" (2000) et "Le Pavillon d'Armide" (2009 - Nouvelle création en mémoire du premier ballet proposé aux parisiens du Châtelet en 1909) , mais a réuni la plus importante collection de souvenirs et surtout de dessins et peintures réalisés par Nijinski et dont il organisa une exposition à l'occasion du centenaire des Ballets Russes en 2009.Nijinski dans Le Pavillon d'Armide de Fokine
Diaghilev ne permit jamais que l'on filme Les Ballets Russes car disait-il, non sans raisons, que la qualité du film de l'époque ne pouvait pas rendre l'art de ses danseurs et que la réputation de la Compagnie en souffrirait si les gens ne voyaient seulement que ces courts extraits tressautants.
A nous donc d'imaginer ce virtuose qui faisait dire à Proust: "Je n'ai jamais rien vu d'aussi beau", et que le public vénéra comme un danseur russe alors qu'il se considéra toute sa vie comme polonais:
"Ma mère m'a donné son lait et la langue polonaise, c'est ce qui m'a fait polonais" écrivit-il à un ami.
Baptisé à Varsovie, il disait encore ne prier qu'en polonais et, quand la folie le prit, il s'imagina marié à ce Dieu auquel il ne s'adressait que dans sa langue maternelle, lui, l'artiste torturé à la raison égarée, que le monde entier avait érigé en génie de la danse mais qui se voulut simplement "le clown de Dieu".
"On m'a dit que j'étais fou. Je croyais que j'étais vivant. Ma folie c'est l'amour de l'humanité".
Vaslav Nijinski (Cahiers)
Il y eut plusieurs éditions plus ou moins expurgées des Cahiers de Nijinski, à l'initiative de son épouse Romola désirant occulter certains aspect de sa personnalité. Une version intégrale a été publiée en français en 2000 aux éditions Babel, traduite du russe par Christian Dumais-Lvowski et Galina Pogojeva.
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