• L'Art et la danse

    Jules Perrot  par Edgar Degas (1834-1917)

     

        Jules-Joseph Perrot naquit à Lyon le 18 Août 1810 où il semble que c'est son père, machiniste au Grand Théâtre, qui envisagea pour lui un avenir dans le monde du spectacle. Une heureuse décision, car le jeune garçon révéla effectivement des aptitudes certaines pour la danse et, en 1818, il parait sur la scène du Grand Théâtre de Lyon dans l'opéra de Boïeldieu (1775-1834), Le Petit Chaperon Rouge, s'astreignant à un entrainement quotidien dès l'âge de neuf ans.

        Mais ce sont ses talents de mime et d'acrobate qui vont pourtant attirer sur lui les regards, plus particulièrement une parodie du célèbre danseur "disloqué" de l'époque, Charles Mazurier (1798-1828), avec laquelle il se produit dans divers théâtres de province.

     

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    Charles Mazurier  dans le rôle de Polichinelle Vampire fit les délices de tout Paris sous la Restauration, surnommé "Le César de la pirouette, l'Alexandre de la cabriole, le privilégié du grand écart".

     

         Jules Perrot n'est encore qu'un enfant lorsque le public parisien le découvre pour la première fois au théâtre de la Gaité où il fait ses débuts le 29 Décembre 1823 dans le costume de Polichinelle, et Le Journal de Paris relate ainsi l'évènement:
        "Avec sa présence, sa souplesse et sa légèreté, cet enfant de seulement 12 ans est déjà bien supérieur aux Mazuriers et autres exécutants de ces tours de force".
        Mais, page le jour et figurant le soir, le jeune Perrot encouragé par autant de louanges va placer ailleurs ses ambitions: Il ne sera pas danseur-acrobate, il sera danseur classique...

        Le plus éminent des professeurs qui a déjà évalué son talent va alors devenir son maitre, et à cause de son physique qui n'était pas idéal, Auguste Vestris (1760-1842) lui donnera ce conseil:
        "Saute d'un endroit à l'autre, tourne, balance, mais ne laisse jamais au public le temps d'étudier ta personne".
        Le "style Perrot" était né... et fera écrire plus tard:
        "Ce danseur arpentait le théâtre avec tant de rapidité que dans les cercles qu'il décrivait il semblait se poursuivre lui-même".

     

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     Jules Perrot


        Avant même d'avoir 17 ans le jeune homme est engagé au théâtre de la Porte Saint-Martin où un critique nous apprend effectivement "qu'il ne manque ni d'aisance ni de souplesse" mais que "sa figure est loin d'être gracieuse", une constatation partagée par un autre de ses contemporains:
        "Perrot n'est pas beau, il est même extrêmement laid. Au dessus de la taille il a les proportions d'un ténor et il est inutile d'en ajouter davantage... Mais ses jambes sont extrêmement agréables à regarder et bien que ce ne soit pas l'usage de discuter des proportions physique d'un homme, on ne peut pas rester silencieux devant elles: Le pied et le genou inhabituellement minces équilibrent harmonieusement leur rondeur quasi féminine, puissantes, élégantes et souples, ce sont les jambes du jeune homme en culotte rouge qui brise la baguette symbolique sur son genou dans la toile de Raphaël, Le Mariage de la Vierge".

     

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    Le Mariage de la Vierge      Raphaël (1483-1520)


        Combinant le meilleur de la technique classique que lui enseigne Vestris avec sa propre expérience passée, Jules Perrot, après un bref séjour à Londres, fera ses débuts à l'Opéra de Paris en 1830 dans La Muette de Portici d'Auber (1782-1871). Cette première apparition fera sensation et les critiques voient déjà en lui "le plus grand danseur de son temps".
        Promu en un an "premier sujet" il est alors choisi pour être le partenaire de Marie Taglioni (1804-1884) dans Zéphire et Flore de Charles-Louis  Didelot (1767-1837), et Théophile Gautier (1811-1872) le décrit à cette occasion en ces termes:
        "Perrot l'aérien, Perrot le Sylphe, la Taglioni mâle"...
        Malheureusement, ne supportant pas qu'il lui soit fait de l'ombre, Marie Taglioni ne tolérera pas son succès grandissant et après quelques saisons refusa de danser avec lui... 
        Les étoiles de l'époque dont le salaire était équivalent à celui de nos footballers actuels étaient vénérées, voir idolâtrées, se montrant impitoyables face à la concurrence...  Et "La Taglioni", qui faisait la pluie et le beau temps à l'Opéra, obtint finalement que Perrot soit renvoyé...

        Celui-ci se produisit alors comme artiste invité sur différentes scènes européennes et, à Naples, rencontra Carlotta Grisi (1819-1899) dont il devint le professeur, le mentor et l'époux non officiel (Bien que celle-ci dansa sous le nom de Madame Perrot à l'époque de la naissance de leur fille). Ensemble ils se produisent à Londres (1836), Vienne où Perrot crée sa première grande chorégraphie Der Kobold (1838), et iront à Munich et Milan, puis Paris où il présente sa protégée dans Zingaro (1840) au théâtre de la Renaissance.

        Le talent de Carlotta la mettait sur le même pied que Marie Taglioni et Fanny Elssler (1810-1884) et elle fut finalement invitée à danser à l'Opéra où Perrot n'était évidement pas le bienvenu... C'est pourquoi elle n'accepta le contrat que dans la mesure où son compagnon serait réintégré... La direction laissa alors entrevoir au chorégraphe la création possible de deux ballets, et dans l'attente de la décision officielle celui-ci commença à collaborer à titre privé avec le compositeur Adolphe Adam (1803-1856) à un nouveau projet qui allait être monté à l'Opéra: Giselle, que le maitre de ballet en titre, Jean Coralli (1779-1854), considérait avec dédain comme un bouche-trou... C'est pourquoi celui-ci ne fut que trop heureux, après s'être toutefois assuré que Perrot n'avait pas été officiellement engagé par l'Opéra, de lui laisser faire discrètement une partie de son travail, c'est à dire toutes les scènes et les variations exécutées par Carlotta... "J'ai personnellement vu Perrot faire travailler à Carlotta Grisi des passages de ballet qui devaient être utilisés dans Giselle" écrira Auguste Bournonville (1805-1879)...

     

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    Carlotta Grisi dans Giselle

     

     

        Le ballet présenté le 28 Juin 1941 fut un triomphe et Jean Coralli s'en déclara sans vergogne le seul chorégraphe... (C'est Serge Lifar (1904-1986) qui rétablira la vérité bien des années plus tard et rendra enfin justice à Jules Perrot). Mais Giselle qui venait de propulser Carlotta au sommet de la gloire vit en même temps la séparation du couple Perrot/Grisi, car la "muse" de Théophile Gautier ayant répondu aux avances de ce dernier, Perrot préféra s'éloigner de Paris et poursuivre sa carrière à l'étranger (Jean Coralli qui ne souhaitait pas que s'ébruite davantage la vérité concernant la chorégraphie de Giselle participa activement aussi, parait-il, à ce départ...)

        En 1842 Jules Perrot est engagé à Londres comme assistant du maitre de ballet André-Jean-Jacques Deshayes (1777-1846) qu'il remplace l'année suivante entamant au Her Majesty's Theatre la période la plus productive de sa carrière:  Pendant les six années qui vont suivre il travaille avec toutes les plus célèbres ballerines de l'époque et produit 23 ballets de diverses importances, dont 7 chefs d'oeuvre, chacun d'eux composé pour mettre en valeur l'étoile à qui il était spécialement destiné.


        Pour Fanny Cerrito (1817-1909) il chorégraphie Alma (1842), Ondine (1843 et Lalla Rook (1846)

     

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    Fanny Cerrito dans "Le Pas de l'Ombre" d'Ondine.    De son passage dans les théâtres de Boulevards Jules Perrot avait gardé le goût pour les effets originaux et "Le Pas de l'Ombre" est la première réalisation d'effets d'ombre réalisés sur scène à l'aide de projecteurs spéciaux

     

        Pour Fanny Elssler (1810-1884) il composa Le Délire d'un Peintre (1843)

     

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    Fanny Elssler et Jules Perrot dans Le Délire d'un Peintre  

     

     Pour Carlotta Grisi (1819-1899)  La Esmeralda (1844) et Polka (1844)

     

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    Carlotta Grisi et Jules Perrot dans La Esmeralda


        Et pour Lucile Grahan (1819-1907)  Eoline (1845) et Catarina (1846)

        Il faut ajouter à cela de nombreux divertissements parmi lesquels figurent Le Jugement de Paris (1846), Les Eléments (1847), Les 4 Saisons (1848) mais dont le plus célèbre est resté le fameux Pas de Quatre (1845) pour lequel, suivant l'idée du directeur du théâtre, Benjamin Lumley, furent réunies les quatre grandes danseuses romantiques: Taglioni, Grisi, Cerrito et Grahan (et si Fanny Elssler n'avait pas été en tournée à l'époque c'eut été un Pas de Cinq).

     

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    Le Pas de Quatre

     

       Autant d'oeuvres profondément marquées par le romantisme et dont, sauf quelques rares exceptions, Perrot était lui-même l'auteur du livret: Créatures diaboliques (Alma), esprits de toutes sortes (Ondine, Eoline) hantent ces réalisations par lesquelles, longtemps associé au compositeur Cesare Pugni (1802-1870), il imposa son talent à marier danse et pantomime, et s'est acquis au terme de ce séjour londonien la réputation de plus grand chorégraphe de son temps.

        Lorsqu'il est sollicité par le prestigieux Théâtre Impérial de Saint-Petersbourg Jules Perrot, qui recherche une position stable, s'y rend en 1849 comme danseur, chorégraphe et maitre de ballet. De ces années passées en Russie vont naitre une nouvelle version d'Esmeralda, Catarina et Ondine, ainsi que plusieurs grandes oeuvres: La Guerres des Femmes (1852), Gazelda (1853) etc... et, concernant un domaine plus privé, l'artiste applaudi des tsars épousera une élève de l'Ecole Impériale Capitoline Samovskaya avec qui il aura deux enfants.
        Cependant en 1859 ses idées démocratiques commencent à déplaire aux autorités et le mettent dans une position délicate quand à son avenir, et ne sachant s'il devait partir ou rester c'est un incident qui emporta sa décision lorsque, dans son appartement sans aucune cause apparente, un miroir tomba du mur et se brisa en mille morceaux.
        La famille Perrot prit donc le chemin de la France et le départ du chorégraphe fut mis en haut lieu sur le compte du mal du pays...

     

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    Jules Perrot (1850)

     

        Lorsqu'il retrouva Paris après onze années d'exil Jules Perrot s'adapta difficilement aux changements qui avaient pris place à l'Opéra où il fut engagé comme professeur, représenté par son ami Degas (1834-1917) dans de nombreuses peintures. Son salaire subvenant à peine à ses besoins il connut, comme sa rivale Marie Taglioni, une fin de vie difficile et mourut dans la misère à Paramé (Ille-et-Villaine) le 24 Août 1892.

        Brillant interprète, chorégraphe inventif, pour la variété de ses expériences et de ses collaborations Jules Perrot s'impose aujourd'hui comme l'une des plus grandes figures du ballet européen du XIXème siècle. Victime de deux expériences malheureuses à l'Opéra de Paris, il fit partie de ces artistes de talent que des personnalités aux ego monstrueux ont évincé par crainte de la concurrence... Le malheur est qu'il en a été et qu'il en sera toujours ainsi...

     


     

     La Esmeralda   Interprété par Eva Evdokimova et Peter Schaufuss. Musique de Cesare Pugni. (Le compositeur dédia sa partition à la duchesse de Cambridge, protectrice des arts à Londres).

     

         


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    Ondine ou la Naïade (1843) - Une tragédie romantique

    Ondine (1909)   Arthur Rackam

     


         Depuis les temps les plus reculés l'homme a peuplé les eaux de créatures imaginaires: Les Grecs anciens avaient leurs naïades et leurs néréides, les hindous leurs apsaras et les peuples germaniques leurs nixes, autant de croyances qui disparurent avec le temps mais furent remises au goût du jour au XIXème siècle par les Romantiques grands amateurs de surnaturel. 
        Ainsi naquit une héroïne, Undine, dont le sort tragique fut conté par un officier de l'armée prussienne, le baron Friedrich Heinrich Karl de la Motte Fouqué (1777-1843), filleul du roi Fréderic II, issu d'une vieille famille française protestante exilée en Allemagne. Publié en 1811, ce chef d'oeuvre d'un homme qui fut l'ami de Goethe (1749-1832), Schiller (1759-1805) et Fichte (1762-1814), raconte l'histoire d'une naïade, Undine, qui tombe amoureuse d'un chevalier fiancé à une autre, et celle-ci devint si populaire qu'elle fera dire au Times:
        "Si vous demandez ce livre dans une bibliothèque vous pouvez être certain qu'il a déjà été emprunté".


    Ondine ou la Naïade (1843) - Une tragédie romantique

     

        Puissamment évocateur, le récit féerique inspirera aussi bien le poète Aloysius Bertrand (1807-1841) que le compositeur Maurice Ravel (1875-1937), le dramaturge Jean Giraudoux (1882-1944), le peintre Klimt (1862-1918) ou encore Arthur Rackam (1867-1939) qui illustra superbement l'édition anglaise de 1909, et lorsque Jules Perrot (1810-1892) présente Ondine ou la Naïade au Her Majesty's Theatre de Londres le 22 Juin 1843, le titre lui-même semble indiquer que le roman est le point de départ du ballet, cependant la critique écrira le lendemain:

        "Si ce n'est qu'une nymphe des eaux en est l'héroïne l'argument ne ressemble pas plus à l'histoire du baron qu'à celle de Robinson Crusoe... C'est pourquoi les lecteurs d'Undine feront bien d'oublier tout ce qu'ils savent déjà s'ils veulent éviter que leur esprit ne s'embrouille tandis qu'ils découvrent les merveilles de ce nouveau ballet".

        Le seul point commun entre l'oeuvre du chorégraphe et celle de l'auteur allemand ne semble bien être en effet que l'amour malheureux d'une nymphe pour un mortel déjà promis à une autre, car les sombres rivages du Danube font place sur scène aux côtes ensoleillées de la Sicile, tandis que l'aristocratique Sir Huldebrand est remplacé par un humble pécheur Mattéo et que la rivale d'Undine, Bertalda, devient l'orpheline Gianina.
         Le ballet se rapproche bien davantage par certains détails d'une pièce de René-Charles Guilbert de Pixerécourt (1773-1844), Ondine ou la Nymphe des Eaux, qui fut présentée en 1830 à Paris alors que Jules Perrot était à cette époque là encore à l'Opéra, quand à l'atmosphère italienne on la trouve dans un divertissement que celui-ci monta à Vienne en 1838 pour Carlotta Grisi (1819-1899): Le Pêcheur Napolitain, où celle-ci interprétait le rôle de la fiancée Gianetta tandis qu'il tenait celui du pêcheur Pietro réuni dans un pas de trois avec deux créatures aquatiques dans une scène de séduction.
        Ce n'est pas cependant son ancienne compagne, Carlotta Grisi, dont il s'est séparé, que Jules Perrot aura pour partenaire lorsqu'il crée Ondine ou la Naïade, mais Fanny Cerrito (1817-1909) qui par sa danse qualifiée de "poésie silencieuse" souleva l'admiration et l'enthousiasme du public et contribua à faire du ballet un véritable succès dès la première représentation.

     

    Ondine ou la Naïade (1843) - Une tragédie romantique

    Fanny Cerrito  dans Ondine  par G.A.Turner

     

        Lorsque le rideau s'ouvre sur l'Acte I, le jeune marin sicilien Mattéo est sur le point d'épouser la plus jolie fille du village, Gianina, une orpheline dont il est très épris. Mais lorsqu'il découvre un jour la naïade Ondine il est subjugué par la beauté de la nymphe qui lui avoue son amour et, visible de lui seul, essaye par tous les moyens de l'éloigner de sa fiancée, semant le trouble et la discorde.
        De retour dans le monde sous-marin où elle a transporté Mattéo en rêve, Ondine supplie sa mère, la Reine Hydrola, de la laisser devenir humaine afin de pouvoir épouser l'homme qu'elle aime, requête à laquelle elle se voit tout d'abord opposer dans un premier temps un refus catégorique. Cependant, attendrie par le chagrin de la jeune nymphe et les prières de ses soeurs, la souveraine consent finalement à cette demande, avec cependant une condition: Ondine devra avoir épousé Mattéo avant que ne tombent les derniers pétales d'une rose qu'elle va lui remettre. 

     

    Ondine  (Acte I- Extraits)  Interprété  par Evgenia Obraztsova (Ondine) et Vladimir Shklyarov (Mattéo) et le corps de ballet du Mariinski.  Musique de Cesare Pugni  Chorégraphie de Pierre Lacotte, d'après Jules Perrot.

     

        La première scène de l'Acte II a pour cadre la Fête de la Vierge, au cours de laquelle Ondine ne cesse de se manifester à Mattéo continuant de jeter le trouble dans son esprit face à l'incompréhension croissante de Gianina désespérée et de ses amis qui essaient en vain de le ramener à la raison. Persistant dans son entreprise de séduction, la nymphe surgit d'un puits, puis réapparait vêtue en paysanne, et tandis que les villageois dansent une joyeuse tarentelle ils sont soudain interrompus par un étrange musicien qui essaiera encore une fois de mettre le désaccord entre les deux fiancés.

     

     Ondine (Acte II  Extraits) Interprété par Evgenia Obraztsova (Ondine), Vladimir Shklyarov (Matteo), Yekaterina Osmolkina (Gianina) et le corps de ballet du Mariinski.  Musique de Cesare Pugni  Chorégraphie de Pierre Lacotte d'après Jules Perrot.


        L'assemblée se disperse tandis que l'orage menace: Le tonnerre gronde et tous vont se mettre à l'abri, excepté Mattéo fasciné par le reflet des éclairs sur la mer. Soudain les flots s'illuminent, c'est Ondine qui, suivie de ses soeurs, vient maintenant le supplier de quitter sa fiancée pour la suivre, et bouleversé par cette vision il perd connaissance.

     

    Ondine  (Acte II)  Interprété par Evgenia Obraztsova (Ondine), Vladimir Shklyarov (Mattéo) et le corps de ballet du Mariinski. Musique de Cesare Pugni  Chorégraphie de Pierre Lacotte d'après Jules Perrot.


        Lorsqu'il reprend conscience il est rejoint par sa mère et ses amis qui le cherchent car tous se préparent pour la cérémonie du mariage. Aidé de son garçon d'honneur Mattéo enfile sa veste et sous son voile Gianina parait dans sa robe blanche immédiatement suivie d'Ondine qui, invisible de l'assistance, se substitue instantanément à elle et la fait disparaitre.
        Le couple monte dans une barque afin de gagner l'église de l'autre côté de la baie et lorsque le bateau atteint la rive déserte Mattéo follement heureux découvre au clair de lune le visage d'Ondine qui, nouvellement mortelle, voit pour la première fois son ombre... Revenue de sa surprise elle ne se lasse pas de jouer avec ce double d'elle-même... Perdant conscience du temps qui passe... Cependant Mattéo l'interrompt, mais alors qu'ils vont se remettre en route Ondine sent soudain faiblir les battements de son coeur... et c'est elle, cette fois, qui va prier Mattéo de se hâter, car la rose cachée dans son corsage vient de perdre un pétale...

     

    Ondine (Acte II - Le Pas de l'Ombre) Interprété par Evgenia Obraztsova (Ondine), Vladimir Shklyarov (Mattéo) et le corps de ballet du Mariinski. Musique de Cesare Pugni  Chorégraphie de Pierre Lacotte d'après Jules Perrot.
     

         Le couple se retrouve enfin dans l'église face au prêtre qui va les unir, mais à ce moment même les derniers pétales de la rose tombent sur le sol et après avoir embrassé Mattéo, Ondine meurt dans ses bras... Les naïades éplorées resurgissent alors de la mer et le corps de la malheureuse et de l'infortuné pêcheur sont emportés par les flots. 

    (Le lien vers la scène finale d'Ondine ayant été désactivé, la vidéo est visible sur You Tube:  http://youtu.be/c9kSqNXwfuk )

     

        C'est une nouvelle fois Cesare Pugni (1802_1870) que Perrot avait choisi comme compositeur et ce dernier sera salué par les mélomanes comme un maitre de la musique de ballet. Le Times décrira sa partition comme:
        "Singulièrement appropriée, très descriptive et qui ajoute du charme et de la perfection au ballet. Les accompagnements musicaux qui décrivent l'ondulation des flots sont incroyablement évocateurs: On entend le clapotis des vagues et le bruit des lames qui se brisent sur le rivage caillouteux et l'oreille est idéalement satisfaite".

        Le décor était l'oeuvre de William Grieve qui selon une revue contemporaine avait conçu " L'une des plus belles réalisations dont aucune scène ne se soit jamais enorgueilli". Sa maitrise se révéla particulièrement dans le Pas de l'Ombre où grâce à des jeux de lumière l'effet d'illusion de la réalité stupéfia le public:
        "C'est un splendide exemple d'habileté dans l'art, et l'on ne peut que regretter que de telles choses soient si fugaces car on pourrait les revoir mille fois sans jamais en avoir le regard fatigué. Aucun autre décorateur n'est aussi familier que lui de l'usage des éclairages".

     

    Ondine ou la Naïade (1843) - Une tragédie romantique

    Fanny Cerrito dans le Pas de l'Ombre


        La production abondait effectivement en effets spéciaux largement dépendants de l'habileté des machinistes. Une gravure rappelle la première entrée de Cerrito/Ondine dans un coquillage s'élevant d'une trappe à travers la scène. Plus tard celle-ci devait également s'envoler d'un rocher pour disparaitre dans la mer, mais l'effet le plus saisissant était, parait-il, produit par l'apparition sous l'eau des naïades qui suivaient la barque de Mattéo à travers la baie.

     

    Ondine ou la Naïade (1843) - Une tragédie romantique

    Fanny Cerrito dans le rôle d'Ondine

     

        Lorsqu'il occupa les fonctions de Premier Maitre de Ballet à Saint Petersbourg, Jules Perrot présenta au Bolchoï Kamenny le 11 Février 1851 une version plus élaborée et encore élargie d'Ondine ou la Naïade sous le titre La Naïade et le Pêcheur, et Cesare Pugni qui avait accompagné Perrot en Russie révisa la partition à laquelle il fit plusieurs ajouts. 
        Une fois encore le succès fut immédiat et, le 23 Juillet de la même année, le ballet fut représenté au Palais de Peterhof, résidence d'été des tsars, en l'honneur de la fête de la Grande Duchesse Olga Nikolaevna, fille de l'empereur Nicolas Ier (1796-1855). La chorégraphie subit de nouvelles transformations et une scène fut spécialement construite au dessus du lac du pavillon Ozerky pour la représentation.

     

    Ondine ou la Naïade (1843) - Une tragédie romantique

    Représentation de La Naïade et le Pêcheur au palais de Peterhof (1851)

     

        Après le départ de Jules Perrot, Marius Petipa (1818-1910) qui lui succéda aux Théâtres Impériaux remonta La Naïade et modifia le ballet à trois reprises (1867, 1874, 1892) avec des ajouts à la partition signés Ludwig Minkus (1826-1917) et Riccardo Drigo (1846-1930), et en 1903, le petit-fils de Cesare Pugni, second Maitre de Ballet au Mariinski, et l'ancien danseur Alexander Shiryaev en donnèrent une version pour Anna Pavlova (1881-1931), Tamara Karsavina (1885-1978) et Mikhaïl Fokine (1880-1942), laquelle fut la dernière apparition de la nymphe dans la Russie Impériale.

        Le ballet continua à être représenté à Léningrad jusqu'en 1931, et c'est Pierre Lacotte (1932- ) qui, sous le titre d'Ondine, lui a redonné une nouvelle vie pour le Kirov/Mariinski. Le chorégraphe, ne disposant au départ pour toute documentation que d'une partition pour violon et de quelques critiques dans les journaux de l'époque, travailla pendant plus de 4 ans à cette reconstruction qui fut représentée pour la première fois le 16 Mars 2006 à l'occasion du VIIème Festival International de ballet au Mariinski, et dont les premiers rôles furent interprétés par Evgenia Obraztsova (Ondine), Leonid Sarafanov (Mattéo) et Yana Serebriakova (Gianina).

    (Cette Première est visible dans son intégralité sur You Tube en 13 vidéos, tous les liens ayant été malheureusement également désactivés:  http://youtu.be/oqrTR6SvPuQ)

     

        Sir Frederick Ashton (1904-1988), quand à lui, a rendu hommage à Perrot en incorporant le célèbre Pas de l'Ombre dans la chorégraphie de son Ondine créé sur la musique de Hans Werner Henze (1926- ).


    Ondine (Le Pas de l'Ombre)  Chorégraphie de Frederick Ashton  Musique de Hans Werner Henze  Interprété par Miyako Yoshida (Ondine) et Edward Watson (Palemon).


        Il s'agit ici de l'histoire du prince Palemon qui décide de quitter Berta sa fiancée pour la nymphe Ondine à qui il a juré un amour éternel. Cependant, croyant celle-ci disparue au cours d'une violente tempête, il épouse Berta, mais il mourra pour avoir brisé son serment lorsque reparait la nymphe qui, après lui avoir donné le baiser fatal, retourne, elle, à la mer oubliant tous ses souvenirs du monde des mortels.
        Créé le 27 Octobre 1958, ce ballet quasi inconnu en France fut décrit comme "un concerto pour Fonteyn" dont le triomphe fut unanimement salué . Pour le reste, les commentaires furent mitigés... Edwin Derby (1903-1983), le célèbre critique américain, après avoir loué Fonteyn (1919-1991) écrira:
        "Mais le ballet est idiot et tout le monde s'en est aperçu"...

        Au risque de rompre un peu plus le charme il faut pourtant faire remarquer pour conclure que cette héroïne éminament romantique se rend coupable depuis plus d'un siècle et demi du délit d'usurpation d'identité!
        La séductrice de Mattéo n'est pas en effet une naïade, nymphe des rivière et des fontaines, mais une habitante des eaux de la Méditerranée et donc une néréide!... Peut-être est-ce la raison pour laquelle Pierre Lacotte ne souhaitant pas redresser cette erreur de vocabulaire ne donna pour titre à son ballet que le seul prénom, étouffant discrètement toute critique sur les notions de mythologie de Jules Perrot et ses contemporains...

     

    Ondine ou la Naïade (1843) - Une tragédie romantique

    Ondines de Gustave Klimt

     

        "Sa chanson murmurée, elle me supplia de recevoir son
         anneau à mon doigt pour être l'époux d'une Ondine, et
         de visiter avec elle son palais pour être le roi des lacs.

         Et comme je lui répondais que j'aimais une mortelle,
         boudeuse et dépitée, elle pleura quelques larmes, poussa
         un éclat de rire, et s'évanouit en giboulées qui ruisse-
         lèrent blanches le long de mes vitraux bleus"

                                      Aloysius Bertrand (1807-1841)
                                                  Ondine   (Gaspard de la Nuit - 1842)

                               


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  •  Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costumes de Barbara Karinska pour Bugaku (1963)

     

        "Il y a Shakespeare pour la littérature, et pour le costume Madame Karinska".
             George Balanchine (1904-1983)

     

     

        Lorsqu'en 1963 la Fondation Ford accorde une subvention de plusieurs millions de dollars au New-York City Ballet et s'enquiert auprès de George Balanchine de ce qui lui est indispensable celui-ci répond:

                                               Karinska...

                   Compliment suprême d'un artiste à un autre artiste.... 

        Barbara Karinska est alors âgée de 77 ans, et les 14 années qui vont suivre pendant lesquelles elle va régner sur cet Atelier des Costumes du New-York City Ballet dont elle sera la fondatrice, marqueront son ascension finale au firmament de ce monde mystérieux qui transforme les rêves en réalité.

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

     

         Varvara Andryevna Zhmovdsky naquit à Kharkov le 3 Octobre 1886, troisième enfant et première fille d'une famille de dix, dont le père était un riche négociant en étoffes. Les Zhmovdsky menaient la vie privilégiée des membres de la haute société et Varvara fut initiée dès son jeune âge à la broderie et aux travaux d'aiguille, un fleuron de la culture artistique russe dans lequel elle excellait, et qu'elle ne cessera d'exploiter avec talent tout au long des 50 années d'une carrière assez exceptionnelle, car si elle réalise seulement son premier costume à l'âge de 40 ans elle en a 90 lorsqu'elle crée en 1977 les somptueuses toilettes pour Valses de Vienne...


    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Valses de Vienne   (G. Balanchine)   Costumes de Barbara Karinska


        Rien ne semblait présager d'un pareil avenir lorsque Varvara Zhmovdsky s'inscrivit à l'Université de Kharkov afin d'y poursuivre des études de Droit. Mais son esprit d'entreprise se fera déjà sentir lorsque, mariée en 1908 à un éditeur de journal Alexander Moïssenko dont elle eut une fille, Irina, elle n'hésitera pas à remplacer quelques temps dans ses fonctions son mari mort du typhus, du jamais vu pour une femme à l'époque...  
        Elle se rend ensuite à Moscou où elle épouse en 1915 l'avocat Nicolas Karinsky et, se passionnant pour l'art, tient salon chez elle tous les soirs après le théâtre ou le ballet et crée des tableaux originaux faits de morceaux de soie de couleur collés sur des photos et des dessins: Ses premiers sujets seront des scènes de ballet, et après avoir gaché beaucoup de papier et coupé beaucoup de tissus elle expose finalement 12 de ses oeuvres dans une galerie célèbre de Moscou, rencontrant un large succès tant dans le domaine de la critique que du point de vue financier.

        Mais les bouleversement de la Révolution et la Guerre Civile viendront perturber cette carrière naissante lorsque son mari qui s'était vu attribuer un poste officiel au gouvernement est forcé en 1921 de quitter le pays quand les bolchéviques prennent le pouvoir. Varvara qui préfère rester dans cette "Nouvelle Russie" n'ira pas le rejoindre et après avoir signé un de ces formulaires simplifiés de divorce, démarche banale dans ces années mouvementées, ouvre alors un salon de thé qui devint à Moscou le lieu de rencontre à la mode où se réunissaient chaque après-midi à 5 heures artistes, intellectuels ou officiels du gouvernement.
        Remariée au riche héritier Vladimir Mamontov, elle laissera parler encore une fois son goût pour les arts en créant un atelier de couture et de modisterie (pour habiller les épouses des élites soviétiques), ainsi qu'une école de broderie où elle enseignait les travaux d'aiguille au prolétariat. 

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Détail d'un costume de Barbara Karinska pour Le songe d'une nuit d'été (1962)


        C'est la mort de Lénine qui vint cette fois, en 1924, mettre un terme à cette entreprise, car le nouveau régime nationalisa son école et en fit une fabrique de drapeaux. 
        Son époux fortuné, symbole de la bourgeoisie décadente, risquant à tout moment d'être arrêté, Karinska imagina alors un plan pour quitter l'Union Soviétique et proposa aux autorités d'exposer dans les villes d'Europe de l'Ouest les meilleurs travaux de ses élèves afin de servir de propagande au régime... Certains crurent à l'authenticité de l'initiative, d'autres moins... Mais les visas furent cependant accordés et Vladimir Mamontov s'enfuit le premier en Allemagne, suivi quelques semaines plus tard par son épouse accompagnée d'Irina qui pleurnichait sous le poids d'un énorme chapeau dans lequel sa mère avait dissimulé les précieux bijoux de famille... (celle-ci n'avait pas oublié non plus d'ajouter dans les bagages de sa fille une pleine valise de livres de classe entre les pages desquels étaient glissés des billets de 100 dollars achetés au marché noir!)

        La famille se retrouva à Berlin, et vécut quelques temps à Bruxelles où s'étaient installés le père et plusieurs frères et soeurs de Varvara, puis ils partirent pour Paris où, les richesses ramenées de Russie n'étant pas éternelles, la nécessité de trouver un travail se fit cruellement sentir.
        Karinska chercha tout naturellement à utiliser ses compétences dans le domaine de la couture et de la broderie et grâce à son aplomb arriva à approcher les personnes qu'elle souhaitait rencontrer. Après avoir crocheté des châles ou conçu des coiffures, elle reçut bientôt sa toute première commande de costume: une robe pour un film de 1926.
        D'autres travaux similaires la firent connaitre peu à peu et elle fut contactée par une nouvelle compagnie qui venait de se créer, les Ballets Russes de Monte Carlo, qui l'engagea pour sa première production, Cotillon (1931), une chorégraphie signée par l'un de ses compatriote, George Balanchine, dont elle habilla par la suite les six ballets qu'il donna à Paris.

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Tamara Toumanova dans Cotillon    Costume réalisé par Barbara Karinska
      

         Karinska devint bientôt grâce à son talent la costumière la plus en vogue de la capitale, et collabora entre autres pour le théâtre avec Jean Cocteau (1889-1963) et Louis Jouvet (1887-1951). Sa renommée la fit ensuite engager à Londres où elle se rendit en 1936 et travailla avec le même succès pour la comédie musicale, le ballet, l'opéra et le cinéma jusqu'à ce que la menace de la seconde Guerre Mondiale devenue imminente la fasse décider en deux jours d'embarquer sur le Queen Mary pour les Etats-Unis.

        Destinée à la Foire Internationale de New-York, sa première commande Outre-Atlantique, un serpent si long qu'il fallut deux taxis pour le transporter, ne fut qu'une brève parenthèse car elle retrouva bientôt la scène lorsque, pour les Ballets Russes de Monte Carlo chassés eux aussi par la guerre, elle réussit à l'occasion de la première de Bacchanale le tour de force de refaire en une semaine, d'après de simples copies des dessins de Dali, les 60 costumes qu'ils avaient abandonnés en Europe. 
        Agnes de Mille (1905-1993) pour qui elle réalisa en 1942 les costumes de Rodéo dira "Dans son domaine elle est sans égale!.." Une réputation qui ne pouvait laisser insensible Holywood où Karinska fut engagée pour participer à de nombreux films, créant des costumes pour Gary Cooper, Ingrid Bergman, Judy Garland ou encore Ginger Rogers, et obtint un Oscar pour ses réalisations dans le film de Victor Fleming Jeanne d'Arc (1948).


    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Ingrid Bergman dans l'un des costumes que Barbara Karinska réalisa pour le film Jeanne d'Arc (1948)  Est-ce une coïncidence? Barbara Karinska posséda à Domremy (Vosges), village natal de Jeanne d'Arc, une maison où elle se rendit très souvent.

     

        En dépit de ses succès dans le monde du cinéma, Karinska délaissera cependant la Californie pour New-York où elle retrouve l'opéra, le théâtre et le ballet lorsque George Balanchine lui demande en 1949 de dessiner les costumes pour La Bourrée Fantasque.

         Elle n'avait jusque là travaillé que d'après les croquis des autres, et la possibilité de concevoir elle-même le projet lui accordera alors à partir de ce moment là une totale liberté qui lui permit de créer ses plus beaux chefs d'oeuvre comme Symphonie en Ut (dont la première avait eu lieu en 1947 mais qui fut remonté en 1950), ou encore Casse-Noisette (1954).


    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costume de Barbara Karinska pour La Valse (1951)

         

         Si l'association de Karinska avec Balanchine fut de loin pour elle la plus longue et la plus satisfaisante (Ils travaillerons ensemble sur 65 ballets) ce dernier ne fut cependant pas le seul chorégraphe dont elle habilla les visions. Au cours des 50 années sur lesquelles s'étendit sa carrière Barbara Karinska réalisa également les costumes de ballets signés Michel Fokine, Léonide Massine, Frederick Ashton, Antony Tudor, Bronislava Nijinska, Agnés de Mille ou encore Jerome Robbins. Mais elle déclarera elle-même cependant:

                    "J'ai donné mon coeur au New-York City Ballet" 

    (Agnes de Mille ira même jusqu'à affirmer qu'elle même et les autres compagnies soupçonnaient Karinska de leur réclamer des honoraires exorbitants afin de pouvoir faire des prix à Balanchine...)

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Barbara Karinska  (1949)

     

        Alors que le chorégraphe du New-York City Ballet donnait à la danse américaine sa ligne, son élégance raffinée, son éclat unique et sa propre tradition classique, Karinska était à ses côtés, épurant cette ligne, accentuant cette élégance, ajoutant de la couleur à cet éclat et offrant à cette tradition un écrin de satin et de soie importés de France.

       

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    George Balanchine et la Princesse Grace de Monaco après une représentation de Joyaux (1967).


        Le Prix Capezio, accordé pour une contribution exceptionnelle au monde de la danse, fut remis à Barbara Karinska en 1962 avec ce commentaire:
        "Les costumes de Barbara Karinska sont devenus depuis longtemps un gage de beauté complète pour le spectateur, et de plaisir total pour le danseur, qu'il soit étoile, premier danseur ou membre du corps de ballet".
        Dans son atelier où, selon ses propres paroles, elle régnait "avec le courage d'un homme et le coeur d'une femme", Karinska créa en effet des costumes qui étaient non seulement étonnement beaux, mais réalisés également avec astuce et intelligence, prenant en compte les impératifs de la danse et les besoins des danseurs.

        " Personne ne savait faire un bustier comme elle, ni même ne savait pourquoi il fallait le faire comme ça" écrira Patricia Zippodt, "jusqu'à ce qu'arrive Karinska ils étaient tous mal faits avec des coutures, des coutures et encore des coutures... Ses costumes étaient des vêtements dans lesquels on pouvait danser et chanter".

        Les bustiers des tutus, traditionnellement taillés sur un modèle de corset, étaient en effet parfois composés de 15 morceaux différents tirés dans le droit fil et assemblés par des coutures avec pour résultat une mobilité très restreinte de la cage thoracique. Afin de créer l'élasticité nécessaire à un meilleur confort Karinska eut l'idée de découper les panneaux latéraux dans le biais, une innovation qui peut sembler anodine aux contemporains du Lycra, mais qui permit au danseur et au chanteur de respirer enfin librement...
        (La haute couture parisienne, notamment Coco Chanel et Madeleine Vionnet, avaient utilisé largement le travail du biais dans les années 30, et c'est très vraisemblablement ce qui inspira Karinska)

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costume de Barbara Karinska pour Coppélia (1974)

     

        Lorsque pour Symphonie en Ut elle eut à relever le défi de faire se côtoyer sur scène 40 tutus courts sans qu'ils n'oscillent au moindre frôlement Barbara Karinska s'illustra une nouvelle fois avec, sans doute, la plus célèbre de ses trouvailles: le tutu "houppette"...
        La méthode utilisée à l'époque pour relever un tutu à l'horizontale était un cercle métallique qui rendait l'ensemble de la structure sensible à la plus légère contrainte, un désagréable inconvénient auquel remédia Barbara Karinska en imaginant le tutu autoportant, composé de 6 ou 7 volants de tulle, légèrement décalés les uns par rapport aux autres, chacun plus long de quelques centimètres que le précédent: l'effet produit était le même que celui du tutu à cerclette, mais avec en prime une impression accrue de légèreté qui lui valut son nom imagé de "tutu houppette".

     

    Costumes de Barbara Karinska pour Joyaux  (Diamants)

     

        Autre grand classique du costume de ballet, la robe en voile verra le jour sous les doigts de la costumière de génie en 1956 pour Allegro Brillante, et elle utilisera dans de multiples occasions la beauté de la coupe en biais des jupes amples dans lesquelles la diagonale crée son propre mouvement.

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costumes de Barbara Karinska pour Tchaïkovsky Piano Concerto (1973)


         Mais Karinska laissa particulièrement parler son talent jusque dans les moindres détails invisibles aux yeux des spectateurs, ajoutant sur ses costumes des touches à la seule intention des danseurs, une rose sur un jupon ou une fine broderie sur un pourpoint, une attention à laquelle les artistes étaient particulièrement sensibles: "Avec elle on se sent beau" disait Sterling Hyltin...

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Détail d'un costume de Barbara Karinska pour Bugaku (1963)

     

        L'influence de Barbara Karinska sur le monde du ballet fut immense et ce n'est pas un hasard si de nombreuses oeuvres du XXème siècle sont encore représentées dans ses costumes.
        Des vêtements reconnaissables au premier coup d'oeil a de nombreux détails... Bien qu'elle ait un faible pour le rose, sa couleur fétiche, elle osa le choix des couleurs inhabituelles et, très attentive aux effets de lumière utilisait sur un tutu différentes nuances d'une même teinte de tulle pour donner de la profondeur, mais elle ornait surtout son travail de détails recherchés, utilisant la technique de la broderie russe pour produire des costumes que le New-York Times décrivit comme de la "musique visuelle".

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costumes de Barbara Karinska pour Stars and Stripes (1959)

     

        Peu avant la Première de Valses de Vienne (1977), Barbara Karinska fut victime d'un accident vasculaire cérébral et pendant les six années qui suivirent s'accrocha à la vie sans jamais retrouver ni la mémoire ni la parole.
         Celle qui rendit en trois dimensions, fonctionnelles et portables, les visions imaginaires d'artistes comme André Derain, Salvator Dali, Balthus, Marc Chagall, Picasso ou Miro s'éteignit à New-York le 18 Octobre 1983 suivant de 6 mois dans la tombe George Balanchine. Cependant grâce au New-York City Ballet et quelques autres compagnies, ses créations enchantent toujours aujourd'hui les scènes du monde entier par cette capacité unique à saisir le mouvement des danseurs qui fut la sienne et lui permit, selon les termes de W.Terry "de faire passer la mélodie du corps à l'espace".

         


     "Je lui attribue 50% du succès des ballets dont elle a fait les costumes..."

    George Balanchine (1904-1983) 

     

     


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  • L'Art et la danse

    Retour du Bal (1886)   Alfred Roll (1846-1919)

     

    "La harpe tremble encore et la flûte soupire
     Car la valse bondit dans son sphérique empire,
     Des couples passagers éblouissent le yeux,
     Volent entrelacés en cercle gracieux".
                                       Le Bal    Alfred de Vigny (1797-1863)

     

        Bal musette, bal populaire, bal du 14 Juillet, mais aussi bal de Cour, bal des débutantes ou bal courtois, ce ne sont pas les déclinaisons qui manquent pour évoquer cette forme de divertissement qui, entre ordre et désordre, possède ses codes et ses rites selon les lieux et les époques et dont l'histoire remonte à la plus haute Antiquité lorsque jeunes gens et jeunes filles se réunissaient dans un cadre champêtre pour danser au son de la flûte en honorant le dieu Pan.
        Les premiers bals en tant que réunion mondaine furent ce que les anciens appelaient la "danse des festins" qui, comme le laisse supposer son nom, réunissait les convives après les repas (Philostrate en attribue l'origine au dieu Comus) et, cette pratique qui pousse des individus à se regrouper pour partager les plaisirs de la danse traversa les siècles, reflet chaque fois de la société du temps.

       Le mot "Bal" désignait au début du Moyen-Age une danse provençale, et ce n'est qu'un peu plus tard qu'il fut employé plus largement pour décrire une scène dansée par plusieurs personne puis une réunion dansante et, beaucoup plus tard encore, les lieux où celles-ci se tiendront.
        De l'époque médiévale à la Renaissance la danse est associée aux fêtes de toutes sortes et nobles et paysans pratiquent les mêmes danses, mais dans des lieux différents: caroles, branles, courantes, passe-pieds (danses collectives en rondes ou en farandoles) ou gaillardes, voltes (danses en couple) participent aux noces et autres réjouissances "hors du château", tout comme "au château", et à côté de l'humble bal de village les petites cours du sud de la France mettront au XIIème et XIIIème siècle la danse au coeur de l'art courtois (L'art de faire la cour).

        Le premier bal dont l'Histoire fait mention, le Bal des Ardents, de tragique mémoire, fut donné à Paris le 28 Janvier 1393 à la Cour de Charles VI à l'occasion des noces d'une demoiselle d'honneur de la reine Isabeau de Bavière. Participant au rituel "charivari", le roi et cinq de ses amis s'étaient déguisés en sauvages, enduisant pour cela leur corps de poix recouverte de plumes et de poils d'étoupe. Ils étaient liés les uns aux autres avec des chaines et venaient de se mêler aux autres danseurs lorsque le duc d'Orléans, frère du roi, arrivant avec ses gens qui portaient des torches et voulant voir de plus près qui se cachait sous les masques, s'approcha de l'un des sauvages qui s'enflamma immédiatement propageant le feu aux autres. Trois d'entre eux furent brulés vifs et le roi fut sauvé de justesse par sa tante, la duchesse de Berry qui le roula dans son manteau. Entrainé hors de la salle, mais semblant plus émerveillé qu'effrayé celui-ci murmura en souriant: "Les jolies flammes... elles couraient sur le bal tout à l'heure... Où sont-elles?" Les chroniqueurs affirment que le souverain, dont la raison qui chavirait alternait entre période de démence et de rémission, conserva de cette soirée un excellent souvenir.

     

    L'Art et la danse

     Le Bal des Ardents  (Miniature du XVème siècle)


        Au siècle suivant, sous le règne d'Henri III, la Cour de France reste la première Cour d'Europe, la vie au Louvre n'est qu'une succession de bals et de mascarades, et la danse devient alors l'instrument privilégié des fêtes à la gloire des princes et des rois. Demeuré lui aussi dans les annales et célébré avec un faste qui n'aura pas d'équivalent à l'époque, le mariage du duc de Joyeuse, favori du roi, avec la soeur de la reine, Marguerite de Lorraine, donna lieu parmi les nombreuses réjouissances (dont Le Ballet Comique de la Reine) à un bal somptueux.

     

    L'Art et la danse

    Le Bal des Noces du Duc de Joyeuse (Van der Mast Herman-1581)


        Si la danse anime bien évidement aussi les fêtes populaires, le bal est fortement lié au développement des élites et restera une pratique identitaire de la noblesse et de la haute bourgeoisie: on y danse entre soi, c'est à dire au sein d'une société éduquée avec un cérémonial particulier et il faut se montrer si possible dans ses plus beaux atours pour exister...
        Louis XIV s'y donne en spectacle et Versailles au XVIIème siècle ne bruisse que de bals somptueux qui fâchent certains esprits économes en raison de leur coût, mais réjouissent la grande majorité de la noblesse. Et ce bal, qui devient alors un spectacle en lui-même, chorégraphié par des maitres à danser, va influencer largement les autres Cours européennes.
        L'engouement est alors très grand pour les bals masqués, comme en témoigne une célèbre soirée donnée par Fouquet en 1661 dans son hôtel parisien d'Emery, et la mode s'en répand dans toute la haute société. 
        Historiquement parlant, celui-ci existe depuis le Moyen-Age, époque où les nobles s'ingéniaient à donner un sens allégorique à leur costume, toutefois il a revêtu tout son éclat pendant la Renaissance, se développant en particulier en Italie (Le mot "mascarade" vient de l'italien "maschera"), et, occasion d'un surcroit de toilettes et de diners somptueux, un tel luxe ne pourra que séduire également la Cour de Louis XV où parmi ces rendez-vous prestigieux figurera "le bal des ifs" donné dans la Galerie des Glaces  à Versailles en Février 1745 à l'occasion du mariage du Dauphin avec Marie Thérèse d'Espagne et qui verra paraitre sa Majesté le roi et six de ses courtisans tous transformés en ifs.
         Les invités étant, lors de ces réunions festives, supposés être suffisamment déguisés pour ne pas être identifiables, un jeu de devinettes accompagnait le divertissement et consistait alors à découvrir l'identité de chacun. Célébration de l'inconnu, le port du masque trompeur procurait un anonymat qui ajoutait à ces soirées une ambiance de libertinage et de sensualité, particularité incontournable du bal masqué qui lui valut un certain nombre d'opposants (dont l'écrivain anglais Henry Fielding) et fut à l'origine de pamphlets contre cette supposée immoralité.

     

    L'Art et la danse

    Le Bal des Ifs (détail)   Charles Nicolas Cochin (1715-1790)

     

        Il eut été tout à fait vain de chercher à cette époque un moyen-terme entre ces fêtes privées somptueuses où se réunissait l'aristocratie et l'humble bal de village, et c'est une ordonnance du Régent qui, en 1715, fit évoluer les choses, avec la création du Bal de l'Opéra, le premier bal public (et payant), l'un des principaux évènements du Carnaval de Paris.
        En autorisant la tenue de bals masqués publics à l'Opéra pendant la période du Carnaval, à raison de deux bals par semaine à partir de minuit, le Régent lança une mode qui y dura près de deux siècles. Cahusac raconte que les directeurs de l'Opéra "firent faire une machine avec laquelle on élevait le parterre et l'orchestre au niveau de la scène. La salle fut ornée de lustres, d'un cabinet de glaces dans le fond, de deux orchestres aux deux bouts et d'un buffet de rafraichissements dans le milieu".
       L'année suivante la Comédie Française obtint l'autorisation d'organiser une semblable manifestation et les bals publics se multiplièrent:
        " Les jours gras se sont passés avec beaucoup de joie dans le peuple. Il y a eu beaucoup de bals publics au Palais-Royal. A l'ordinaire on en donnait à cent sols par personne. Le Régent, les princes et leurs maitresses y ont paru. Il faisait très froid et il gelait bien fort de partout. On croyait n'avoir point d'hiver et il y en a un assez rude. Il y avait 1200 personnes au dernier bal".
          ( 21 Février 1721 -Journal et Mémoires de Mathieu Marais, avocat au Parlement de Paris sous la Régence et le règne de Louis XV) 

        Cette dernière soirée, Le Grand Bal, appelé aussi de son nom italien Veglione (substantif augmentatif de veglia qui signifie veille), moment fort du Carnaval de Paris et véritable féérie multicolore où les toilettes des participants rivalisaient d'excentricité, attirait effectivement un très grand nombre de participants et sa popularité ne cessa de s'accroitre avec le temps.

     

    L'Art et la danse

    Le Bal Masqué à l'Opéra (1873-74)    Manet (1832-1883)


        Ces bals publics restaient cependant réservés en majorité aux habitants de la capitale et il fallut attendre la révolution pour que s'accélère leur développement et les voir apparaitre dans les provinces: On a alors la possibilité  de danser à la campagne tout comme à la ville et il suffit de payer "une entrée, une consommation ou une danse" selon les termes employés par la préfecture de police en 1830.

        Les foules vont ainsi occuper les jardins pour laisser libre cours à leur envie de bal et parmi les plus célèbres établissements parisiens Le Directoire verra la création de Tivoli, Le Jardin Bourbon, Idalie... Sous la Restauration s'ouvrirent La Closerie des Lilas, le Bal Mabille, sous le Second Empire ce furent Le Pré Catelan, Frascati et au début de la IIIème République Le Bal Bullier et le célèbre Moulin Rouge.
        Afin de séduire la clientèle, ces établissements rivalisaient d'originalité dans la décoration, le Bal Mabille était agrémenté d'un kiosque à la chinoise, de palmiers factices et d'un manège de chevaux de bois:
        "Tout y est doré de haut en bas, les arbres, les bancs, les vases, les fleurs. Imaginez une nature brillante en or, argent et pierres précieuses" (Charles Monselet).
        Quand au Bal Bullier, qui s'est appelé La Grande Chaumière, puis La Closerie des Lilas après que 1000 pieds de cet arbuste aux fleures odorantes y aient été planté, sa décoration s'inspirait de l'Orient, et l'endroit proposait des animations, jeu de billard, jeu de quilles, tir à l'arc ou au pistolet et balançoires et l'on y dansa le quadrille et la valse, puis la mazurka et la scottish, la polka et le fameux chahut-cancan.


    L'Art et la danse

    Affiche pour le Bal Bullier


        Un objet mythique, le carnet de bal, fait son apparition dans les bals publics aux alentours de 1820. Aide mémoire de la danseuse, il contient l'ordre des danses qui sont au programme de la soirée en regard desquelles elle inscrit le nom du partenaire qui s'est proposé (ou celui qu'elle a sollicité), et simple petit carnet au départ, les fabricants en feront un véritable objet d'art utilisant des matières précieuses, argent, ivoire ou nacre.
        Un autre incontournable de l'époque, le jeton de bal, se vendait à l'entrée de chaque établissement. De forme particulière (cercle, losange, octogone etc..) et avec des découpes différentes afin de pouvoir être identifié dans l'obscurité au simple toucher, il portait au recto le nom du Bal et au verso l'inscription "Bon pour une danse", et devait être remis par les clients lorsque vers la moitié de la danse le patron du bal passait entre les couples avec une sacoche en annonçant "Passez la monnaie!".


    L'Art et la danse

    Carnet de Bal de Gladys Ewing (1912)


        Si le bal est un lieu de sociabilité, ce n'est pas un lieu de mixité sociale, car chaque bal a sa spécialité et sa clientèle et lorsqu'il s'agit de bal privé ou sur invitation la restriction est encore plus importante. Cénacle des élites ou rendez-vous populaire, il s'imposera toutefois au XIXème siècle comme un loisir pratiqué par tous: l'étudiant qui va guincher avec une grisette dans un bal de quartier, le fonctionnaire que sa carrière oblige à se rendre avec son épouse au bal de la Sous-Préfecture (cf. la nouvelle de Maupassant La Parure), ou la jeune fille qui fait ses débuts lors de l'un de ces bals réservés à la haute société donnés en automne et en hiver pendant la saison mondaine et dont la fonction la plus importante était la préparation des alliances matrimoniales et fera dire à Léon Gozian: "Toute mère au bal est un notaire déguisé"...
        Mais le siècle verra la décadence des bals publics parisien avec l'essor des guinguettes le long de la Seine et de la Marne, et ces buvettes dansantes (comme la maison Fournaise à Chatou immortalisée par Renoir) accueillent alors une clientèle de parisiens venus goûter aux joies  de la nature plus ou moins factice.

     

    L'Art et la danse

    La Danse à Bougival     Pierre-Auguste Renoir (1841-1919)

     

        Après 1900 on assiste à un renouveau avec l'arrivée de danses venues de l'étranger: boston, matchiche, cake-walk et les bals musette se multiplieront alors dans les salles de café ou de restaurant, puis sous forme de bastringues (planchers couverts).
        C'est par un effet de boomerang que cette modernité originaire des Etats Unis a atteint le vieux monde, car le bal fut d'abord une invention européenne et c'est avec le développement des colonies, puis la migration des populations que ces types de danse en couple fermé inconnus dans la plupart des autres sociétés ont gagné d'autres continents comme en témoigne la description d'un bal donné au château Saint-Louis de Québec le 18 Janvier 1787 par Lord Dorchester, gouverneur du Canada:
        "Les invités s'y rendent à 18h30 et le bal s'ouvre vers 19h. On y voit des officiers de haut rang et des connétables de Québec, avec leurs épouses ainsi que leurs enfants en âge de les accompagner. Les dames sont assises sur les bancs qui s'élèvent en amphithéâtre sur trois rangées tandis que les hommes se tiennent debout autour de Lord Dorchester.
        Le bal commence par un menuet dédié au gouverneur, cette danse ne dure que cinq minutes, ensuite viennent les contredanses qui durent environ une heure. Les domestiques offrent des rafraîchissements qui consistent en vin de Madère avec de l'eau chaude et du sucre et l'on sert également des bonbons. A 23h30 le souper est annoncé et les cavaliers conduisent alors leurs partenaires dans une autre salle où Lord Dorchester se tient à la tête de la table avec à ses côtés ses officiers généraux. Artistiquement arrangé avec des plats décorés et des pyramides de fruits succulents, le repas dure une heure et demie, puis le gouverneur se retire, ce qui n'empêche pas le bal de continuer jusqu'à 5h du matin". (Mémoires de Nicolas-Gaspard Boisseau)

        En raison de leur caractère jugé subversif les bals seront interdits en France pendant les deux guerres mondiales, contrairement au music-hall ou au cinéma, interdiction qui n'empêchera pas de danser lors des mariages notamment, car la transgression c'est aussi ce qui a toujours fait le succès du bal, et à chaque époque le rapprochement des corps qu'il s'opère sous la magie de la volte, du quadrille, de la polka, de la valse, du tango ou du rock a heurté l'aristocratie, la bourgeoisie et l'Eglise, en témoigne la gravure du journal L'Illustration représentant deux jeunes gens de l'aristocratie pontificale qui esquissent devant SS.Pie X les pas du tango pour lui permettre de décider si cette danse va être jugée morale ou non par l'Eglise...

     

    L'Art et la danse

    Journal L'Illustration - 7 Février 1914

     

        A la Libération où l'on dansa dans les rues, les bals retrouvèrent une glorieuse décennie, mais le glissement vers des danses individuelles ainsi que les nouvelles modalités des rencontres et des rapports entre les sexes ont amené  à la fin des années 1960 une disparition du bal traditionnel jugé comme "ringard" par les jeunes adultes qui portèrent alors un regard le plus souvent négatif vis à vis de cette forme de divertissement et de sociabilité et la remplaceront par les surboums et autres surprise-parties, mais surtout les boites de nuit, dancings et night-clubs.
        Le seul lieu de résistance se trouve aujourd'hui au sein des structures associatives qui n'ont pas cessé de perpétuer la convivialité du bal: Bal de l'X, bal de l'Internat, bal des débutantes ou encore bal de Vienne, et si celui-ci reste bien ancré dans les mémoires collectives il le doit entre autres également à la littérature et au cinéma:
        Le bal, lieu de rencontre, est un passage obligé dans les romans du XIXème siècle et le monde de Balzac en particulier et, du Guépard écrit par Giuseppe Tomasi et filmé par Visconti à Madame de, film de Max Ophuls, en passant par Le Bal du Comte d'Orgel de Marc Allégret, les représentations sur grand écran sont légions.
        Fictives ou réelles, il a vu se nouer et se dénouer au fil du temps d'innombrables intrigues et, véritable drame classique de par son unité de temps de lieu et d'action, ce fidèle miroir de la société est resté à toutes les époques une véritable fenêtre sur le monde.

        "Le monde est un grand bal où chacun est masqué"
                                                  
     Vauvenargue


                                                         

     Extrait du film d'Ernst Marischka  Sissi Impératrice (1956), avec Romy Schneider et Karl-Heinz Böhm.

     

     


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  • L'Art et la danse

    Arthur Saint-Léon dans Le Violon du Diable 

     

        Charles Victor Arthur Michel naquit à Paris le 17 Septembre 1821, fils de Léon Michel assistant de Pierre Gardel (1758-1840) à l'Opéra. Encouragé par son père il étudie très tôt la musique et la danse, deux disciplines dans lesquelles il fait preuve de dons surprenants et, lorsque Léon Michel est nommé maitre de ballet à la Cour des ducs de Würtemberg, la famille s'installe à Stuttgart où Arthur passera la plus grande partie de son enfance et de son adolescence.
        Si la danse demeure sa première ambition ce dernier n'en cultive pas moins cependant très sérieusement ses talents pour le violon sous la direction de Joseph Mayseder (1789-1863) puis de Niccolo Paganini (1782-1840), et à peine âgé de 13 ans donne son premier concert à Stuttgart. Ses débuts de danseur il les fera en 1835, l'année suivante, à Munich dans un ballet de Joseph Schneider, Die Reisende Ballet-Gesellschaft (La Compagnie de Ballet Itinérante), adoptant pour l'occasion le patronyme de Saint-Léon et, aussi bon danseur qu'excellent musicien, le jeune artiste ira ensuite parfaire sa formation à Paris où, tout en continuant à étudier la danse, il donne des récitals de violon...

        Elève de François Descombe dit François Albert (1789-1865), ancien danseur de l'Opéra de Paris réputé pour développer la virtuosité chez ses élèves, Arthur Saint-Léon est engagé dès 1838 comme premier danseur au théâtre de la Monnaie à Bruxelles où son professeur s'est vu lui-même offrir la fonction de maitre de ballet. Il se produit alors sur les plus grandes scènes européennes et de Milan à Vienne et de Londres à Paris sa virtuosité lui vaut un succès immédiat: 
        "Sa danse rappelle les ébats d'un jeune Hercule... Il a été tellement impressionnant dans ses prouesses que le public, un public qui n'éprouve le plus souvent que détestation ou indifférence pour les danseurs masculins, l'a acclamé aussitôt... On ne peut avoir qu'une idée imprécise du nombre de tours qu'il est capable d'exécuter en une seule fois" écrira le Times.
      ( Il faut insister tout particulièrement sur le caractère exceptionnel de cette reconnaissance qui mérite que l'on s'y attarde car, à une époque où seules les femmes étaient vraiment appréciées sur la scène, Arthur Saint-Léon, admiré pour son ballon et ses pirouettes, réussit à se faire apprécier du public grâce à un incomparable talent)

        C'est au cours d'une tournée à Milan que le danseur fit la connaissance de la ballerine italienne Fanny Cerrito (1817-1909) mais l'occasion de danser ensemble ne leur fut offerte que quelques temps plus tard à Vienne: Le couple d'interprètes devint alors très vite inséparable, à la scène comme à la ville, se produisant à travers toute l'Europe où leur popularité ne cesse de grandir, et ils seront à Londres les créateurs des premiers rôles des ballets de Jules Perrot (1810-1892)Ondine et La Esmeralda.

        Sans doute inspiré par celle qui est devenue sa "muse", Saint-Léon va laisser parler à son tour ses talents de chorégraphe et créer dans la capitale anglaise le 23 Mai 1843 au Her Majesty Theatre, La Vivandière, dont il sera également l'interprète dans le rôle de Hans tandis que Fanny Cerrito sera Kathi la vivandière, ballet dont il avait donné une première version à Rome l'année précédente: La Vivandiera ed il postiglione. Le public anglais débordant d'enthousiasme lui fera un véritable triomphe, et tournées et créations nouvelles vont alors s'enchainer, mais laisseront cependant au couple le temps de séjourner assez longuement à Paris pour s'y marier le 17 Avril 1845 à l'église des Batignoles.

     

    L'Art et la danse

    Fanny Cerrito et Arthur Saint-Léon dans le Pas de la Redowa de La Vivandière 

    Le ballet dut en partie sa notoriété à 4 Pas rendus célèbre par le couple: Le Pas de la Vivandière, le Pas de l'Inconstance, le Pas de Six et le Pas de la Redowa (une danse bohémienne à 3 temps, très gaie, qui ressemblait à la mazurka et fit fureur à Londres avant d'être mise à la mode dans les bals français aux alentours de 1850)


        Considérés comme un inséparable tandem Cerrito et Saint-Léon sont alors engagés ensemble à l'Opéra de Paris en 1847 et y débutent avec des reprises de succès éprouvés : La Fille de Marbre (adaptation d'Alma créé à Londres en 1842 par Jules Perrot), puis La Vivandière remarquée tout particulièrement pour l'étincelante danse de caractère la "redowa", ou encore Le Violon du Diable dans lequel la prestation de Saint-Léon faisait doublement sensation:
        "Une des principales curiosités de ce ballet c'est d'entendre Saint-Léon jouer du violon non comme un maitre à danser qui agace sa pochette, mais comme un virtuose consommé. Un instrument magique n'a rien d'invraisemblable entre ses mains. Ce double talent ne peut manquer de produire un effet sur les recettes, car Le Violon du Diable a l'attrait d'un concert et d'un ballet, les morceaux et les pas se valent, Saint-Léon a les doigts aussi agiles que les jambes" écrira Théophile Gautier.
        "Il commande ses jambes aussi bien que les cordes" renchérira un autre critique dans un article tout à l'éloge de l'artiste dont la virtuosité avait considérablement impressionné Adolphe Adam (1803-1856).

     

    L'Art et la danse

     Fanny Cerrito et Arthur Saint-Léon dans La Fille de Marbre

     

        Au cours de ces années le chorégraphe composera quelques 16 ballets ou divertissements pour l'Opéra de Paris parmi lesquels figureront Stella ou encore Les Contrebandiers. Mais les prétentions chorégraphiques de Saint-Léon étaient à l'époque relativement modestes car toutes ses créations étaient en réalité destinés à mettre en valeur Fanny Cerrito, bien que quelques traits distinctifs de ses ouvrages ultérieurs y apparaissent déjà, en particulier son intérêt pour les danses nationales.
        Nommé maitre de ballet et professeur de la classe de perfectionnement, il quitte cependant l'Opéra en 1852 avant la fin de son contrat, après qu'il se soit séparé de son épouse à qui, en galant homme, il ne voulut pas imposer sa présence sur leur lieu de travail...  Demeuré cependant un temps à Paris il chorégraphie et compose alors de la musique pour le Théâtre Lyrique où il donnera en 1853 Le Lutin de la Vallée, y démontrant une nouvelle fois, si besoin était, ses talents conjugués de danseur et de violoniste.

     

    L'Art et la danse

    Arthur Saint-Léon dans Le Lutin de la Vallée

     

          Après une saison à Londres, ses pas le conduisent ensuite au Portugal où il est engagé en 1855 par le Thêatre Sao Carlos de Lisbonne qui, en raison de difficultés financières, sera dans l'obligation trois ans plus tard de mettre fin prématurément à son contrat. C'est alors qu'ayant repris à cette époque le chemin des tournées à travers l'Europe, Arthur Saint-Léon se voit offrir à 38 ans le poste qui vient couronner sa carrière: Succédant à Jules Perrot il va en effet occuper la fonction prestigieuse de Maitre de ballet au théâtre Bolchoï Kamenny de Saint-Petersbourg, et ce jusqu'à sa mort.

        Saltarello ou la Passion de la Danse y marque ses débuts en Octobre 1859 et démontre immédiatement ses talents multiples: librettiste, chorégraphe, interprète du rôle principal, compositeur et musicien professionnel, car il est cette fois l'auteur de la partition et s'illustre sur scène avec deux solos de violon.
        Parmi les oeuvres qui vont suivre figurent Graziella (1860), Paquerette (1860), La Perle de Séville (1862) et, certainement la plus connue, Le Petit Cheval Bossu (1864) au sujet de laquelle il est intéressant de remarquer que le premier ballet basé sur une légende russe est l'oeuvre d'un français...

     

    L'Art et la danse

    Le Petit Cheval Bossu (repris par Marius Petipa pour le Mariinski en 1895)

     

        Parce que la saison de ballet en Russie ne durait que six mois Saint-Léon mettait à profit ses longues "vacances" pour travailler avec d'autres compagnies comme chorégraphe invité. Aussi fut-il en mesure huit ans durant de 1863 à 1870 de consacrer son activité des mois d'été à l'Opéra de Paris, réalisant ainsi cette prouesse de rêgner simultanément sur l'art du ballet en Russie et en France.
        Il présenta tout d'abord au public français Diavolina (1863), suivi de Néméa (1864) dont la partition était l'oeuvre de l'un de ses amis intimes, Ludwig Minkus (1826-1917), mais Saint-Léon découvrit bientôt à Paris un jeune compositeur avec lequel il se sentait à même de travailler dans un climat de sympathie: Léo Delibes (1836-1891), et avec la collaboration de Charles Nuitter (1828-1899) pour le livret il va créer La Source (1866) qui devait être la première apparition à Paris d'Adèle Grantzow, (1845-1877) une danseuse allemande rencontrée à Hanovre en 1858 et qu'il avait recommandée comme prima ballerina au Bolchoï de Moscou (et dont il avait fait sa muse en Russie).

     

    L'Art et la danse

    Mademoiselle Fiocre dans La Source par Edgar Degas (1834-1917)

     

        Malheureusement, rappelée par le Bolchoï, Adèle Grantzow fut privée de l'occasion de créer le rôle de Naïla et, poursuivie par la malchance, ne put tenir, cette fois pour des raisons de santé, le rôle principal de la nouvelle création de Saint-Léon, Delibes et Nutter qui allait devenir le ballet le plus souvent dansé de toute l'histoire de l'Opéra de Paris: Coppélia (1870).

        Dès sa première représentation l'histoire de "la fille aux yeux d'émail" fut un immense succès aussi bien pour ses auteurs que pour ses interprètes. Malheureusement des évènements tragiques se préparaient: ce même été la guerre éclata entre la France et la Prusse, l'Opéra fut fermé, et le 2 Septembre, juste trois mois après la gloire de Coppélia, Saint-Léon décéda d'une crise cardiaque. (Pour clore cette série noire, en Novembre, Giuseppina Bozzachi (1853-1870) qui avait été la première Coppélia fut emportée par la petite vérole le jour de son dix-septième anniversaire).

     

    L'Art et la danse

     

        Violoniste respecté dans le milieu des salons musicaux en dehors de ses succès chorégraphiques, Arthur Saint-Léon laissait derrière lui outre ses nombreux ballets, plus de 170 oeuvres musicales principalement destinées a son instrument de prédilection (dont un concerto), et dans un autre domaine deux ouvrages consacrés à la danse: De l'Etat Actuel de la Danse, paru en 1856, lequel avait été précédé quatre ans plus tôt par La Sténochorégraphie ou Art d'Ecrire Promptement la Danse.
        Car plus qu'aucun de ses confrères, celui-ci était préoccupé par la nature éphémère de l'oeuvre du chorégraphe dont la survie dépendait entièrement à l'époque de la mémoire humaine. Pour y remédier il inventa une méthode de notation, la sténochorégraphie, et rédigea un manuel qu'il dédia au tsar Nicolas II de Russie.
        Cet ouvrage publié en 1852 représente le premier système d'écriture qui documentait non seulement les pieds, mais aussi les mouvements de la tête, des bras et du buste:
         Superposée à la portée musicale, une portée de 5 lignes renseigne la position des jambes, tandis que sur une ligne supplémentaire placée au dessus apparaissent en pictogrammes les indications relatives au reste du corps.

    L'Art et la danse

         Sans doute trop occupé à créer pour s'astreindre à noter, Saint-Léon n'a laissé que quelques rares exemples de son système d'écriture, entre autres une partie du Pas de Deux des paysans de Giselle, et surtout le Pas de Six de La Vivandière qu'il mit comme exemple dans son livre et qui représente aujourd'hui la seule de ses chorégraphies à avoir survécu intacte.

         En 1975 l'expert en notation de ballet Ann Hutchinson-Guest (1918- ) et Pierre Lacotte (1932- ) ont reconstruit la chorégraphie de Saint-Léon et la musique de Cesare Pugni (1802-1870) pour le Joffrey Ballet d'après les documents préservés dans les archives de l'Opéra de Paris. Le Pas de Six a été ensuite remonté en 1978 par Pierre Lacotte pour le Kirov-Mariinski qui l'a inscrit à son répertoire sous son titre russe de Markitenka, et l'oeuvre a été reprise par la suite par plusieurs compagnies de ballet dans le monde.

     

    L'Art et la danse

    Arthur Saint-Léon (1821-1870)

     

        "Auteur brillant de variations qui pourraient être considérées comme un modèle de beauté pour leur dessin chorégraphique et leur musicalité" (Yekaterina Vazem), Arthur Saint-Léon avait comme principal souci de plaire au public, et chaque fois parait-il qu'il introduisait quelque idée d'avant garde en composant un ballet il la supprimait finalement pour ne pas choquer le spectateur...
        Il fut cependant le premier à introduire des danses nationales dans les ballets (plus de 50 différentes, dit-on) et, ouvrant la voie d'une ère nouvelle dans laquelle s'illustrera son successeur Marius Petipa (1818-1910), s'inscrit assurément dans l'histoire de la danse comme le dernier des grands chorégraphes du XIXème siècle.


         

      Coppélia (Mazurka) Interprété par Leanne Benjamin, Carlos Acosta et le Royal Ballet. Chorégraphie de Ninette de Valois d'après Lev Ivanov et Enrico Cecchetti.

     

     

     


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