• Marie-Anne de Camargo (1710-1770) - L' Audace du talent

     

    L'Art et la danse

         François Boucher (1703-1770)  

                                              La Gagnante du Concours?!!..
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         Le 4 Juin 1731 une joyeuse assemblée est réunie rue Ste. Niçaise à Paris: Il y a là, entre autres, le directeur de l'Opéra, le musicien André Campa et parmi la gent féminine deux chanteuses et trois danseuses. Après les libations d'usage toujours génératrices de questions existentielles le débat s'élève jusqu'à savoir laquelle de ces dames possède la plus belle paire de fesses, et ces messieurs estimant primordial de pouvoir juger "de visu", les candidates obtempèrent et s'empressent d'exhiber les pièces à conviction...
        Cette petite réjouissance serait sans aucun doute passée, comme bien d'autres, totalement inaperçue si ce n'est que, le jury n'ayant pas délibéré à huis clos mais fenêtres largement ouvertes sur la rue, l'affaire fit grand bruit... Le directeur de l'Opéra fut renvoyé comme l'on s'en doute, quand à la lauréate du concours la rumeur laissa filtrer le nom de "cette danseuse d'origine belge qui a conquis le Tout-Paris"...

     

        Marie-Anne de Cupis naquit le 15 Avril 1710 à Bruxelles, fille de Ferdinand Joseph de Cupis et Marie-Anne de Smet (Le nom de Camargo qu'elle accolera plus tard au sien est en fait celui de ses ancêtres espagnols). Préparée très tôt à la scène par son père violoniste et maitre de ballet elle y montra dès son plus jeune age une aptitude évidente, et l'on racconte qu'elle agitait déjà frénétiquement bras et jambes dans les bras de sa nourrice à la moindre note de musique (au grand amusement de cette dernière qui assurait qu'elle deviendrait un jour la plus grande danseuse d'Europe...)

        Ce talent précoce attira l'attention de la princesse de Ligne qui offrit à Ferdinand de Cupis d'emmener sa fille avec elle à Paris afin de lui faire recevoir le meilleur enseignement. Le projet ayant été accepté chaleureusement (Ferdinand de Cupis n'avait que de maigres revenus et n'aurait su envisager pareille dépense) la jeune Marie-Anne alors agée de 10 ans devient alors l'élève de la célèbre Françoise Prévost et progresse de telle façon qu'elle est bientôt en mesure de débuter à Buxelles puis, après un bref passage à Rouen écourté par la fermeture du théatre, se trouve cette fois engagée à l'Opéra de Paris.
        Le public la découvre le 5 Mai 1726, dans le ballet de Jean- Ferry Rebel, Les Caractères de la Danse, une suite de danses où elle démontre toutes ses qualités et qui lui vaut aussitôt un immense succés.
        "Mademoiselle Camargo dansa avec toute la vivacité et l'intelligence que l'on pouvait possiblement attendre d'une jeune personne de 15 ans. Les cabrioles et les entrechats ne lui coûtent rien et quoiqu'elle ait encore bien des progrés à faire pour approcher son illustre professeur le public la regarde comme l'une des danseuses les plus brillantes, surtout pour la justesse de l'oreille, la légèreté et la force" écrivit à cette occasion Le Mercure de France. 

     

           La Camargo   Nicolas Lancret (1690-1943)  National Gallery of Art  Washington      Extraits du ballet Zéphyre (1745) de Jean Philippe Rameau (1683-1764)      

                                            


        Une renommée qui devint telle que la "grande" Françoise Prévost commença à en prendre ombrage, et la rupture fut consommée lorsque son élève remplaça au pied levé l'un de ses collègues, David Dumoulin, un certain soir où il se révéla introuvable au moment de son entrée en scène...
        "On figurait une danse de démons, l'acteur principal manque son entrée en scène et cependant l'orchestre faisait ronfler l'air du solo, murmures du parterre, tapage, embarras des acteurs, mais voilà que la jeune débutante saisie d'une heureuse inspiration saute au milieu du théâtre et improvise de verve un pas espagnol qui transporte d'admiration les spectateurs malcontents".
        C'est cette fois la consécration pour la jeune Marie-Anne, mais la jalousie de Françoise Prévost s'en trouva attisée à un point tel qu'elle refusa alors de lui apprendre un ballet dans lequel la duchesse de Berry avait expressément souhaité la voir paraître...

        Qu'à cela ne tienne!... Le célèbre Blondy s'offrit comme professeur et avec ses conseils, ajoutés à ceux de Pécourt et Dupré, la Camargo déjà naturellement à l'aise dans les sauts et les batteries devint bientôt l'égale des grands danseurs masculins.
        A l'inverse de sa rivale Marie Sallé, Marie Anne de Camargo était une danseuse d'élévation et Voltaire dira d'elle qu'elle fut "la première qui dansait comme un homme".
        L'une des deux seules danseuses du moment capable d'exécuter le saut de basque, elle fut également la première à battre un entrechat 4, choquant les âmes prudes en raccourcissant ses jupes et dévoilant ses chevilles,  un véritable scandale qui permit à la danse féminine une évolution considérable qu'elle lui fit poursuivre encore en abandonnant les chaussures à talons.

        Noverre, qui ne l'aimait pas, la décrivit ainsi dans ses Lettres sur la Danse (1807):
    "La nature lui avait refusé tout ce qu'il faut pour avoir de la grâce: elle n'était ni belle, ni grande ou bien faite. Mais sa danse était vive, légère, et pleine de gaité et de brillant. Les jetés battus, la royale, l'entrechat coupé sans frottement, tous les temps aujourd'hui rayés du catalogue de la danse et qui avaient un éclat séduisant, la demoiselle Camargo les exécutait avec une extrème facilité, elle ne dansait que des airs vifs, et ce n'est pas sur des airs vifs que l'on peut déployer de la grâce, mais l'aisance, la prestesse et la gaité la remplaçaient, et la rapidité de ses mouvements cachait beaucoup de ses défauts physiques".


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                 La Camargo  - Nicolas Lancret (1690-1743)  Wallace Collection  Londres


        Quoi qu'il en fut de ces "défauts physique", la Camargo avait une imposante cour "d'admirateurs", et en Mai 1728 un incident défraye la chronique: Marie-Anne et sa jeune soeur Sophie sont enlevées par le comte de Melun qui les retient prisonnières dans son hôtel particulier... Leur père outragé adresse alors une requète au cardinal de Fleury exigeant que le comte épouse l'ainée et assure une dot à la seconde...
        Mais il semble toutefois que cette affaire sensationnelle ait été traitée plutôt légèrement par les autorités... Sophie regagna bientôt la maison de son père, quand à Marie-Anne elle resta avec le comte de Melun qui ne fut que le premier d'une très longue série d'amants.

        L'un d'eux, Louis de Bourbon comte de Clermont, père de ses deux enfants, obtint qu'elle quitte l'Opéra pour venir vivre à ses côtés au château de Berny où elle demeura de 1736 à 1741 et qu'elle quitta lorsque, prise d'ennui, elle décida de reprendre sa carrière. Elle n'avait alors, parait-il, rien perdu de ses capacités et retrouva la scène "sans qu'il parut qu'elle eut discontinué la danse pendant six années entières" écrira un critique.

     

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                Château de Berny, coté jardin.  Aujourd'hui détruit le château se situait dans ce qui est actuellement le Val de Marne.
     

         Après avoir dévoilé ses chevilles la Camargo dont l'audace n'était pas la moindre des qualités poursuivit la révolution en exposant ses mollets. Une intrépidité vestimentaire qui déclencha cette fois l'intervention des pouvoirs publics et résulta en une ordonnance de police exigeant désormais que toute danseuse en scène soit pourvue de "caleçons de précaution", lequel objet quasiment mythique engendra apparement de véritables fantasmes comme en témoigne le récit que fait Casanova dans ses Mémoires de cette soirée à l'Opéra en 1850:
      
        "Immédiatement après Dupré je vois une danseuse qui se précipite sur la scène comme une furie, faisant des entrechats à droite, à gauche, dans tous les sens et applaudie avec une sorte de ferveur.
        - C'est la célèbre Camargo, me dit mon ami, que vous êtes venu à temps pour voir à Paris. Elle a 40 ans. C'est la première femme qui a osé sauter sur notre théâtre, car avant elle les danseuses ne sautaient pas, et ce qui est admirable c'est qu'elle ne porte pas de caleçons.
        - Pardon, mais j'ai vu...
        - Qu'avez vous vu?.. C'est sa peau qui, à la vérité, n'est ni de lys ni de rose.
    Un vieil admirateur qui se trouvait à ma gauche me dit que dans sa jeunesse elle faisait le saut de basque et même la gargouillade, et qu'on n'avait jamais vu ses cuisses bien qu'elle dansa sans caleçons.
        - Mais si vous n'avez jamais vu ses cuisses comment pouvez vous savoir qu'elle ne porte point de caleçons?
        - Ah, ce sont des choses qui se savent... Je vois que monsieur est étranger...
     

     

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                                 Gravure de L. Cars d'après Nicolas Lancret

     

        Avec ou sans le légendaire vêtement la Camargo quitta l'Académie Royale de Musique l'année suivante accompagnée d'une confortable pension de 1500 livres de rente annuelle, et s'installa au château de Berny. 
        En 25 années de carrière elle a incarné les personnages typiques de l'ère Rococo (27 rôles de bergères a noté R.A. Feuillet, ainsi que des personnages mythologiques, Terpsichore, Bacchantes et autre Grâces) dans des ballets aux titres sans équivoque: Les Amours Déguisés, les Fêtes Grecques et Romaines ou encore Le Jugement de Paris.
         Célébrée par Voltaire " Ah Camargo que vous êtes charmante...", elle a été immortalisée par de nombreux peintres et posa entre autres pour Nicolas Lancret, Maurice Quentin de La Tour et Elisabeth Vigée Lebrun qui tous la représentèrent, parait-il, de façon flatteuse car elle tenait tout particulièrement à son image...
       Sa notoriété fit donner son nom à toutes les nouvelles modes, sa coiffure fut copiée par toute la Cour et son cordonnier fit fortune. Le grand chef Escoffier baptisa à son tour sans vergogne un filet de boeuf Camargo, un ris de veau grillé Camargo, un soufflé "à la Camargo" et une bombe glacée Camargo "dont le moule doit être chemisé à la glace au café et l'intérieur garni de glace à la vanille".


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     Préparation au portrait de la Camargo   Maurice Quentin  de La Tour (1704-1788)  Musée Antoine Lécuyer de Saint Quentin


        Cette "fille d'opéra" (Au XVIIIème siècle la pire des insultes dans la bouche des dames "du monde") qui révolutionna la danse féminine et se rendit effrontément célèbre, inspira une opérette à Charles Lecocq (1832-1918) ainsi qu'un opéra composé par Enrico de Leva (1865-1955), et un ballet, basé sur l'épisode de son enlèvement par le comte de Melun, fut créé par Marius Petipa et le compositeur Minkus pour le Ballet Impérial de Russie en 1872, avec Adèle Grantzov dans le rôle titre (Camargo fut remonté ensuite par Lev Ivanov pour Pierina Legnani dont ce fut les adieux au monde du spectacle, et disparut du répertoire après la révolution de 1917)

     

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    Mathilde Kschessinskaïa dans le rôle de la Camargo

     

        Le nom de Camargo retrouva encore la scène en 1930, lorsque Philip Richardson et Arnold Haskell fondèrent, après la mort de Diaghilev, The Camargo Society dans le but de promouvoir le ballet britannique (Bien que la société n'eut que trois ans d'existence certains ballets qu'ils produisirent sont encore actuellement interprétés, Façade de Frederick Ashton ou encore Job de Ninette de Valois).
        Et pour continuer à alimenter le domaine du rêve les joaillers Van Cleef et Arpels présentent aujourd'hui dans leur collection "Ballet", Camargo, des motifs d'oreille en or blanc sertis de diamants et de 20 rubis de Birmanie...

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                                      "Camargo" de Van Cleef et Arpels 

        Un cadeau que n'eut certainement pas dédaigné celle qui eut tout Paris à ses pieds, fréquenta l'aristocratie mais aussi les tavernes, les auberges de Pantin et les lieux chauds de Versailles, et qui finit ses jours "en femme honnête et vertueuse" entourée dit-on "d'une demi-douzaine de chiens et un ami qui lui était resté de ses mille et un amants, et à qui elle a légué ses chiens"
          Melchior Grimm - Correspondance Littéraire

     

     

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                              La Camargo   Elisabeth Vigée-Lebrun (1755-1842)



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