• La Fille du Pharaon (1862) - Un chef d'oeuvre oublié

     

    L'Art et la danse

    Anna Pavlova dans le rôle d'Aspicia

     

         "J'ai un pressentiment que nous trouverons dans la vallée de Biban-el-Molouk une tombe inviolée, disait à un jeune anglais de haute mine un personnage beaucoup plus humble, en essuyant d'un gros mouchoir à carreaux bleus son front chauve où perlaient des gouttes de sueur..."

                              Théophile Gautier - Le Roman de la Momie (1858)

     

        Ainsi débute le récit d'une histoire d'amour où sont intimement mêlés tous les ingrédients du romantisme, des couleurs de l'exotisme à l'atmosphère gothique des tombeaux, et qui passionna dès sa parution un public encore fasciné, à l'époque, par la découverte du site de Memphis quelques années auparavant.

        Les fouilles du canal de Suez en 1859, et les nombreux récits des élites éduquées revenant de leur "Grand Tour" avaient encore ravivé cet intérêt pour l'Egypte ancienne lorsque, fin 1861, Marius Petipa fut convoqué à la hâte par le directeur du Marinsky lui demandant anxieusement s'il serait capable de monter un ballet en six semaines... Et après qu'il eut répondu : "Oui... je vais essayer et je réussirai probablement...", c'est du roman à la mode de Théophile Gautier que le chorégraphe choisit de s'inspirer afin de satisfaire les goûts du moment.

        Il s'agissait en fait de répondre à une requête de Carolina Rosati exigeant de créer un dernier rôle avant ses adieux à la scène, un événement inattendu qui représente alors pour Petipa une occasion inespérée, car il n'a monté, depuis son arrivée à Saint-Petersbourg en 1847, que des ballets en un Acte ou repris des oeuvres déjà existantes, dans l'ombre du maitre de ballet en titre, Saint-Léon, qu'il assiste. Et ce projet qui prend tout le monde de court, et que le chorégraphe se voit attribuer en catastrophe, lui offrira enfin pour la première fois la possibilité de donner toute la mesure de son talent dans une oeuvre mêlant grands ensembles, nombreuses variations, danses de caractère et scènes de pantomime.

     

    L'Art et la danse

                                    Carolina Rosati dans Le Corsaire

     

        En trois Actes et neuf tableaux, La Fille du Pharaon composé sur une musique de Cesare Pugni et un livret rédigé en collaboration avec Jules Henri Vernoy de Saint George, va effectivement se révéler un ballet grandiose, une production chorégraphique de la veine des grands opéras, instaurant le "style Petipa" avec le ballet à grand spectacle:

        Lorsque le rideau s'ouvre sur l'Acte I, un jeune anglais, Lord Wilson, et son domestique que le "Grand Tour" a précisément conduits en Egypte, rencontrent une caravane de marchands qui les invitent sous leur tente. Cependant, une violente tempête de sable les oblige à se réfugier dans une pyramide voisine dont le gardien demande à ces hôtes imprévus de ne pas troubles la quiétude des lieux, car ici repose Aspicia, la fille de l'un des plus puissants pharaons d'Egypte. Après avoir fumé une pipe d'opium avec les marchands, Lord Wilson enivré par les fumées se trouve projeté en rêve dans le passé, la pyramide s'anime, Aspicia prend vie... et le jeune aristocrate devient lui-même Taor, qui au cours d'une chasse royale sauve courageusement Aspicia des griffes d'un lion...

     

     

         L'Acte II a pour cadre le palais du Pharaon où se préparent les fiançailles d'Aspicia avec le roi de Nubie. Cependant celle-ci n'a pas le coeur à la fête car elle s'est éprise de Taor qui partage également ses sentiments, et lorsque les deux jeunes gens se retrouvent ils forment le projet de s'enfuir du palais... Pas avant cependant que ne se soient déroulés les fastes des cérémonies, prétexte à trois grands défilés permettant de faire paraitre le Ballet Impérial dans des costumes somptueux. Petipa va exploiter à merveille cette veine brillante: Tout est réglé avec une minutie jamais égalée auparavant, des animaux font leur apparition, singe, lion, cheval, dromadaire, serpent... Et les files de danseurs et de figurants richement parés qui investissent la scène sur un rythme de marche militaire devant des décors recréant les fastes de l'architecture egyptienne, impriment au ballet grandeur et magnificence et le transforment en un spectacle d'Art total.

     

     

         Lorsque l'Acte II se termine Aspicia est alors officiellement promise au roi de Nubie mais, comme prévu, déjouant toutes les surveillances, elle s'enfuit du palais en compagnie de Taor. Les amoureux sont évidemment poursuivis et trouvent refuge dans un village de pêcheurs, cadre du premier Tableau de l'Acte III. C'est alors que, Taor s'étant joint à une expédition de pêche, Aspicia restée seule est découverte par le roi furieux et n'a d'autre recours que celui de se précipiter dans le Nil afin de lui échapper. Le second Tableau évoque le fond des eaux où l'esprit du Nil accueille la jeune fille en demandant aux grands fleuves du monde de danser en son honneur. A l'issue de cette fête (où Petipa introduisit des danses de caractère très colorées), Aspicia, condamnée à vivre en ces lieux le restant de ses jours obtient la faveur de faire un voeu... Ayant bien entendu émis le souhait de revoir Taor, elle est aussitôt renvoyée sur terre tandis que ce dernier, capturé à son retour de la partie de pêche par le roi de Nubie et ramené au palais du Pharaon, va au milieu d'autres condamnés recevoir la sentence qu'il mérite...

     

     

        Conduite au palais par les pêcheurs, Aspicia arrive à temps pour voir Taor condamné à mourir d'une morsure de cobra et, déclarant alors à l'assemblée que s'il doit mourir elle mourra aussi, la jeune fille s'élance sans hésiter vers le vase où est caché le serpent. Cependant le Pharaon ému la retient et, atttendri par son geste, lui accorde la permission d'épouser Taor devant le roi de Nubie ulcéré qui jure de se venger. Les réjouissances pour les nouveaux fiancés s'organisent aussitôt et battent leur plein, lorsque soudain... le rêve opiacé s'achève... Le jeune Lord se réveille... et revient à la réalité à jamais embellie par un merveilleux souvenir...

     

     

         Lors de la première qui eut lieu au théâtre Bolchoï Kamenny de Saint Petersbourg le 18 Janvier 1862, Carolina Rosati qui avait pour partenaire Marius Petipa fut copieusement applaudie dans le rôle d'Aspicia qui mettait en valeur à merveille ses qualités dramatiques, et lorsque après son départ Mathilde Kschessinskaïa la remplaça, cette dernière fut remarquée elle aussi pour ses qualités d'interprète mais brilla également à cause des diamants de Fabergé dont la couvraient les Romanov...

     

    L'Art et la danse

    Mathilde Kschessinskaïa dans le grand Pas des Chasseresses

     

        Malgré quelques inexactitudes historiques (d'anachroniques bayadères et plusieurs costumes nationaux) ainsi qu'un mélange des styles qui soulevèrent spécialement à Moscou diverses critiques, le ballet qui durait 4 heures et comptait quelques 400 participants, s'achevait selon les dires de l'époque, en apothéose totale, et obtint un succés retentissant qui l'inscrivit pendant des années en tête du palmarès du Répertoire devant La Belle au Bois Dormant. Quand à Marius Petipa, son ballet annonçant déjà La Bayadère qui en reprendra certains éléments, lui valut la fonction officielle de Second Maitre de Ballet en titre.

     

    L'Art et la danse

    Mikhaïl Mordkin dans le rôle de Taor

     

        La Fille du Pharaon fut remonté par Petipa en 1864 à Moscou où même Anna Pavlova se déplaçait pour le danser, et Alexandre Gorski en donna sa propre version en 1905, avec un nouveau livret qui s'inspirait des "découvertes scientifiques faites dans le domaine des études égyptiennes"; après quoi retirée du Répertoire pendant la révolution bolchévique, l'oeuvre qui inspira en partie Fokine pour ses Nuits Egyptiennes (1907) et Une Nuit d'Egypte (1908) serait tombée dans l'oubli sans la promesse que fit un jour Pierre Lacotte à l'un de ses professeurs...

        Dans les années 1940, ce dernier suit à l'Opéra de Paris les cours de Lioubov Egorova (1880-1972) qui évoque souvent devant lui l'histoire de La Fille du Pharaon qu'elle avait interprété, et quelques 30 années plus tard, elle lui confie avant de mourir cette mission: "On est en train de détruire le classique. Promets moi de t'en occuper!.." Et il promet...

       Pierre Lacotte remonte d'abord La Sylphide en 1971 avec un succès tel qu'il devient le spécialiste de la reconstruction des ballets romantiques et suivront ensuite notamment Coppélia (1973), Giselle (1978), ou encore Paquita (2001). Le projet de La Fille du Pharaon intéressa un moment Rudolf Noureev, alors directeur du Ballet de l'Opéra de Paris, mais il fut apparemment malheureusement obligé d'y renoncer pour des raisons budgétaires... Et c'est Vladimir Vassiliev, directeur du Bolchoï, qui releva le défi et contacta Pierre Lacotte.

     

    L'Art et la danse

    Vladimir Vassiliev (1940- ) et son épouse Ekaterina Maximova (1939-2009)

     

        Une véritable enquête débuta alors afin de retrouver trace de la chorégraphie tombée dans l'oubli. A Boston Lacotte retrouva les notes de Petipa rédigées en véritables hiérogliphes où seule une valse du second Acte était lisible. La collection Sergeyev, elle, ne permit la reconstruction que de cinq des six variations de la rivière, que le chorégraphe délaissa finalement en partie ne conservant que quelques passages du second Acte, et c'est une danseuse retrouvée à Saint Petersbourg qui lui apprit un solo du deuxième Acte dont elle se souvenait. La dernière contribution fut celle de Jean Babilée, artiste à la prodigieuse mémoire, qui se remémora un solo que son maitre du Bolchoï Alexandre Volinine lui faisait travailler.

        Un ultime espoir demeurait en la personne de Marina Semanova, 94 ans, seule interprète du ballet encore en vie, et dernière Aspicia au Marinsky. Mais lorsque Pierre Lacotte lui rendit visite, la vieille dame s'excusa: "Pardonnez-moi... je ne l'ai dansé que deux fois et je n'avais que 17 ans..." Elle ne se souvenait de rien, mais donna cependant un conseil au chorégraphe (qui la surnomma son "porte-bonheur): "Vous maitrisez le style romantique! Alors, lancez vous! faites comme si vous étiez Petipa, retrouvez la mémoire du ballet!" Et c'est ainsi qu'autour des chorégraphies originales de deux valses, d'un solo, et d'un divertissement, Pierre Lacotte reconstruisit entièrement La Fille du Pharaon.


    L'Art et la danse

    La Fille du Pharaon   Acte II   Défilé


        Le ballet donné au Bolchoï en 2000, avec dans les premiers rôles Svetlana Zakharova et Sergueï Filin, reçut un accueil aussi enthousiaste que le soir de sa première plus d'un siècle auparavant, mais s'attira quelques critiques lorsqu'il fut présenté en France choquant une certaine partie de l'opinion par son "incitation à la consommation de stupéfiants"... ce même public qui applaudit pourtant unanimement et ne tarit pas d'éloges sur Le Royaume des Ombres de La Bayadère sans avoir apparemment jamais réalisé qu'il est également le fruit de l'usage de ces substances illicites!

        Quoi qu'il en soit le monde du ballet ne peut qu'être reconnaissant à Pierre Lacotte d'avoir su redonner vie à la belle égyptienne... Et Lioubov Egorova qui l'incarna peut reposer en paix: son élève a tenu sa promesse.

     

     

     


    Tags Tags : , , , , , , , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :