• Raymonda (1898) - Porte ouverte sur la modernité

     

    L'Art et la danse

    Irina Dvorovenko et Marcello Gomes dans Raymonda

     

        Lorsqu'il crée Raymonda, Marius Petipa (1818-1910), artiste à la renommée internationale est au soir de sa vie de chorégraphe, Tchaïkovski n'est plus (1840-1893), et c'est à un jeune compositeur de 32 ans déjà célèbre, Alexandre Glazounov, qu'a été confiée la partition. Les deux hommes travaillent sur une idée de la comtesse franco-russe Lydia Pashkova, femme assez extraordinaire pour l'époque, qui réussit à être membre de la Société Géographique de France et correspondante à Paris du journal Le Figaro.

        Auteur de plusieurs romans et grande voyageuse celle-ci a visité la Palestine, l'Egypte et la Syrie, des voyages qui la firent se passionner pour l'époque des Croisades, un intérêt qu'elle concrétise dans un argument de ballet que le directeur des Théâtres Impériaux, Ivan Vsevolojsky, juge totalement inexploitable lorsqu'elle le lui présente en 1895... Cependant la comtesse qui a des relations à la Cour n'en reste pas là et Vsevolojsky se verra imposer pour de bon les aventures de Raymonda, se demandant très perplexe comment tirer parti de ce scénario complètement irrationnel...

         Il fait alors appel à Petipa et, bien que les programmes attribuent encore essentiellement aujourd'hui le livret à Lydia Pashkova, celui-ci fut en fait entièrement revu par les deux hommes qui, en dépit de leurs efforts conjugués, ne purent transformer cette fiction extravagante en une création littéraire inspirée... 

     

        La suite des évènements ne sera guère plus facile, car la collaboration entre le chorégraphe et le compositeur fut extrêmement délicate: Glazounov n'a pas l'habitude de la scène et ne possède aucune expérience dans le domaine de la danse classique dont il ignore toutes les exigences, tandis que Petipa par contre a, comme à l'accoutumée, des idées très précises et détaillées sur l'oeuvre musicale à venir... Mais lorsqu'il tente d'imposer des limites étroites au compositeur celui-ci ne veut se soumettre à aucun impératif...  Et s'il demande des coupures parcequ'il n'a besoin que de brefs passages, Glazounov refuse impérativement de toucher à sa brillante composition...
        "Monsieur Glazounov ne veut pas changer une seule note non plus dans la variation de Mademoiselle Legnani..." se lamente Petipa dans une lettre à un ami...

    L'Art et la danse

    Alexandre Glazounov (1899) par Valentin Serov (1865-1911)

     

         Néanmoins les deux artistes réussiront à s'entendre suffisamment pour créer une oeuvre unanimement applaudie par la critique. Mais ce n'est qu'après la première représentation que Glazounov réalisa la nécessité des adaptations scéniques dans une musique de ballet... Et lors des deux ballets suivants, Les Saisons (1900) et Les Epreuves de Damis ou les Ruses d'Amour (1900) il acceptera cette fois de bonne grâce de se plier aux exigences de Petipa.
        "La nécessité de se tenir aux conditions du chorégraphe m'imposa, il est vrai, une contrainte. Mais en même temps elle me donna de la force pour les difficultés symphoniques. Mais n'est-ce pas peut-être précisément de ces chaines que jaillit la meilleure école pour le développement et l'éducation du sentiment de la forme?".

        Les rapports des deux artistes, dont l'estime mutuelle s'accrut avec le temps, devinrent par la suite particulièrement chaleureux, et lorsque le vieux maitre de ballet tomba en disgrâce, Glazounov personnage important à l'époque, demeura fidèle à ses côtés et le soutint constamment.

     

    L'Art et la danse

     

        Raymonda fut présenté pour la première fois le 19 Janvier 1898 au théâtre Mariinski de St. Petersbourg (une soirée au profit de Pierina Legnani), avec dans les principaux rôles, Pierina Legnani (Raymonda), Pavel Gerdt (Abderaman), Sergueï Legat (Jean de Brienne) et Olga Preobrajenska (Henriette).
        Le ballet unanimement salué comme "le chef d'oeuvre du grand chorégraphe" créé sur "l'une des plus belles musiques de ballet qui soit" reçut un accueil triomphal à l'issue duquel Petipa se vit remettre une couronne de laurier en or portant ces mots "Au grand Maitre et Artiste", et si l'oeuvre survit encore aujourd'hui dans le répertoire c'est effectivement et principalement grâce à cette magistrale chorégraphie où transparait tout son art (qu'il s'agisse de pur classique ou de danse de caractère ou demi-caractère) magnifiquement accompagnée par la partition de Glazounov qui individualise chaque acte par sa musique, française (ActeI), orientale (Acte II) et hongroise (Acte III).

     

    L'Art et la danse

    Olga Preobrajenska     Raymonda - Acte III  Grand Pas Hongrois

     

        Autant dire que le livret, même revu, ne brille pas par son originalité avec, dans une Provence moyennageuse de fantaisie, un Sarrasin et sa suite dont on se demande ce qu'ils font au temps des Croisades dans ce territoire ennemi (et surtout pourquoi les grilles d'un château leur sont ouvertes si facilement), côtoyant de manière tout aussi incongrue, le roi André II de Hongrie... deux personnages qui n'ont véritablement d'autre intérêt que celui d'être le prétexte à des danses exotiques.
        Petipa nous a déjà emmenés en Espagne (Paquita et Don Quichotte), en Egypte ancienne (La Fille du Pharaon), dans l'Inde mystérieuse (La Bayadère), cette fois il a décidé de nous donner un goût d'Andalousie mauresque, et pour un dernier Acte spectaculaire nous transporter, pourquoi pas, en Hongrie...
        (Ce roi André II de Hongrie fut d'ailleurs un vrai souverain qui commanda la Vème croisade où s'illustra un certain Jean de Brienne, l'un des héros du ballet qui exista réellement lui aussi et devint même empereur de Constantinople). 

     

    L'Art et la danse

    André II de Hongrie (1177-1235)

     

     

    L'Art et la danse

    Jean de Brienne (1170-1237)

     

         Les péripéties de cette fresque romanesques qui ne manquent pas de sacrifier au goût orientalisant de l'époque n'oublient pas non plus le parfum de surnaturel avec la Dame Blanche... Car depuis La Sylphide et Giselle que serait le répertoire sans un "Acte blanc", une vision, ou un rêve, que réclament d'ailleurs d'un commun accord public et étoiles!... 
         (De nombreuses grandes familles aristocratiques eurent par le passé leur "dame blanche" attitrée, une créature surnaturelle, sorte d'esprit protecteur et bienveillant qui veille telle une bonne fée sur leurs destinées, "l'un des faits les plus connus demeure l'apparition de la dame blanche aux familles princières" écrit Erasme)

     

        Se présentant davantage comme une suite de divertissements destinés à mettre en valeur les talents des solistes de l'époque, Raymonda peut s'avérer quelquefois difficile à suivre car selon les diverses adaptations, il existe de plus certaines variantes. Cependant dans tous les cas l'action se déroule au château de la comtesse Sybille de Doris, tante (ou marraine) de l'héroïne. 
         Lorsque le rideau s'ouvre sur l'Acte I, une fête se prépare pour célébrer l'anniversaire de cette dernière, fiancée au chevalier Jean de Brienne que certaines versions montrent offrant à sa bien-aimée un châle avant son départ pour la Croisade, tandis que d'autres au contraire le mettent sur le chemin du retour, et font précéder son arrivée d'un cadeau à sa promise, en l'occurence une tapisserie à son effigie.

         Quoi qu'il en soit, entourée de ses amies Henriette et Clémence, et de leurs pages Bernard et Béranger, Raymonda participe pleinement aux réjouissances qui suivent, lorsque très inopinément un nouvel invité fait irruption: le prince sarrasin Abderaman (ou Abderakhman) venu présenter ses hommages à la comtesse et à sa nièce (ou filleule). Il n'arrive pas les mains vides et offre de somptueux bijoux à la jeune fille qu'il essaye de séduire...
        Le refus de Raymonda  peut se situer alors à différents niveaux... Certains chorégraphes la faisant succomber au pouvoir de sensualité d'un brin de jasmin, d'autres au contraire la laissent absolument de marbre... Mais brisée par tant d'émotions Raymonda s'endort...

        Elle s'abandonne au sommeil enveloppée du châle ou se met à rêver que le portrait prend vie, selon ce qui lui a été précédemment offert, et guidée dans un jardin enchanté par l'apparition de la Dame Blanche, l'héroïne retrouve son fiancé dans un pas de deux à la structure classique très formelle, enchainant les variations dans les règles de l'art.
        Cette parfaite harmonie est soudain brisée par l'image d'Abderaman qui se substitue au chevalier, une métamorphose plus ou moins bien accueillie selon le pouvoir de séduction que le Maure a eu précédement sur la belle endormie... Mais la bonne Dame Blanche qui veille met fin à cette vision perturbante et prémonitoire, et Raymonda se réveille en pleine confusion. 

     

    Raymonda  Acte I  "La Valse Fantastique"  interprétée par le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris   Chorégraphie de Rudolf Noureev d'après Marius Petipa

     

       L'acte II a généralement pour cadre le château où se déroule "La Cour d'Amour", un rituel réunissant au son des violes troubadours et gentes Dames, cependant l'action est quelques fois située sous la tente d'Abderaman qui a invité la comtesse et sa nièce/filleule à une fête. (Si c'est la première option qui est choisie, c'est Abderaman qui se rend avec sa suite au château où se déroule bien entendu le même divertissement aux couleurs exotiques). Raymonda est surprise/charmée/ furieuse de retrouver ce galant (c'est selon...) et exécute avec lui un pas de deux dans les règles à l'issue duquel dans un excès de passion le sarrasin ordonne son enlèvement...

        Grâce au "deus ex machina", surgissent alors à cet instant précis Jean de Brienne et le roi de Hongrie, car:
        Cas N°1: Précédemment occupés aux préparatifs de départ, ils viennent cette fois faire leurs adieux véritables.
        Cas N°2: Ils rentrent auréolés de gloire de leur périlleuse expédition.

         A ce moment là, fureur bien compréhensible du prétendant légitime qui n'écoutant que son courage va sauver sa belle, cependant le roi de Hongrie, n'estimant pas l'affaire réglée, demande aux deux rivaux de s'affronter en un duel régulier comme il sied aux preux chevaliers. (De quoi se mêle-t-il?... en fait, deux amoureux à la fin d'un ballet c'est beaucoup trop...)
       Et après une réapparition de la Dame Blanche qui va donner à Jean la victoire sur Abderaman, le Sarrasin périt aux pieds de Raymonda... qui, selon le contexte choisi, éprouvera des sentiments divers... Mais tout sera bien qui finira bien...

     

    Raymonda Acte II   Maria Zubkhova et Mikhaïl Sharkov (Danse arabe) Yulia Levina et Ilza Liepa (Danse espagnole) Gediminas Taranda (Abderaman) et le Corps de Ballet et les élèves de l'Ecole de Danse du Bolchoï. Chorégraphie de Iouri Grigorovitch d'après Marius Petipa.

     

        L'Acte III est une célébration grandiose du mariage où en l'honneur du roi André II, les courtisans sont vêtus à la hongroise, dansent la czarda et finalement le Grand Pas Classique, passage le plus célèbre du ballet, la Coda arrivant ensuite comme une véritable apothéose où la Dame Blanche revient (ou pas) donner sa bénédiction.

     

    Raymonda  Acte III    Marie Agnès Gillot (Raymonda), José Martinez (Jean de Brienne) et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris   Chorégraphie de Rudolf Noureev d'après Marius Petipa.

     

        Comme on l'a compris, si Raymonda est considéré comme un sommet de la danse classique, ce n'est pas par son argument (qualifié à l'occasion par un critique à la dent dure de "stupide et déprimant"), mais bien par la musique de Glazounov et la chorégraphie de Petipa qui, arrivé à son sommet avec son dernier chef d'oeuvre, se tourne résolument vers la modernité:
        Raymonda est l'essence même de notre concept contemporain du ballet classique, émancipant la danse pour la danse complètement détachée de l'histoire racontée. (La chorégraphie des Actes II et IV du Lac des Cygnes ou Le Royaume des Ombres de La Bayadère annoncent déjà cette évolution)
         Peu nous importe finalement cette histoire convenue à la limite de l'absurde, car elle ne sert plus ici que de vague support à une danse qui existe cette fois complètement pour elle même et n'est plus au service d'aucun drame. (C'est plus particulièrement le cas de l'Acte III, d'ailleurs souvent exécuté seul dans bien des cas).

     

        Malgré le grand succès qu'il obtint dans son pays d'origine, Raymonda ne fut présenté pour la première fois en Europe de l'Ouest qu'en 1935 et la première représentation en fut donnée à Londres par le Ballet National de Lituanie.
         Produit en 1946 par George Balanchine pour les Ballets Russes de Monte Carlo, ce sera la première oeuvre que Rudolf Noureev monte en 1964 pour le Royal Ballet après son passage à l'Ouest et à l'issue d'une représentation qu'il en donne  à Berlin l'année suivante, il obtiendra avec sa partenaire Margot Fonteyn 60 rappels... approchant presque leur record... (Ils avaient été rappelés 89 fois à Vienne en 1964... Pour la petite histoire c'est Luciano Pavarotti qui détient le record absolu avec 165 rappels...)

        Raymonda fut également la première oeuvre que Noureev mit en scène en 1983 à son arrivée comme directeur de la danse à l'Opéra de Paris où le ballet a été inscrit depuis au répertoire, et parmi les dernières productions méritant d'être citées il faut signaler en 1989 celle de Iouri Grigorovitch pour le Bolchoï ainsi que l'adaptation encore plus récente donnée en 2008 par Carla Fracci pour l'Opéra de Rome. 

     

        Dansé seulement par quelques compagnies dans le monde, et beaucoup moins populaire qu'un Lac des Cygnes ou Casse Noisette, Raymonda, curieux ballet où il ne se passe qu'un rêve, un enlèvement raté, et un duel, a cependant une véritable importance historique, car, dernier fleuron du ballet glamour de l'ère tsariste de St. Petersbourg, le chant du cygne de Petipa signe l'acte de naissance du ballet abstrait, ouvrant la voie où se sont engagés avec succès Mikhaïl Fokine et George Balanchine. 

     

     

    L'Art et la danse

    Marius Petipa (1818-1910)

     

     


    Tags Tags : , , , , , , , , , , , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :