• Petrouchka (1911) - Le triomphe des Ballets Russes

     

    L'Art et la danse

     (Vaslav Nijinsky (1889-1950) dans le rôle de Petrouchka (1911)

     

     

    "Ce que nous appelons notre volonté ce sont les fils qui font marcher la marionette et que Dieu tire"
                                         André Gide

      

        Après le succès de son premier ballet L'Oiseau de Feu, au début de l'été 1910, Stravinsky (1882-1971) s'établit quelques temps à Lausanne où lorsque Diaghilev (1872-1929) lui rendit visite à l'automne de la même année il lui parla d'une composition pour piano et orchestre dont il venait de terminer le premier mouvement:

        "En composant cette musique, j'avais nettement la vision d'un pantin subitement déchainé, qui par ses cascades d'arpèges diaboliques, exaspère la patience de l'orchestre, lequel à son tour lui réplique par des fanfares menaçantes". 
        Il a déjà donné un nom à sa première grande oeuvre composée hors de Russie, et l'a appelée Petrouchka...

     

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    Igor Stravinsky (1882-1971)

     

         Personnage traditionnel du théâtre de marionnettes russe depuis le XVIIIème siècle, Petrouchka (diminutif de Pyotr, Pierrot) était à l'origine un pantin au grand nez, vêtu d'une blouse rouge et d'un chapeau pointu à plumet, créé à l'image du bouffon italien de l'impératrice Anna Ionnovna, Pietro-Mira Pedrillo.
        Très voisin à ses débuts du Polichinelle de la Commedia dell'Arte, il était mêlé à des aventures humoristiques impliquant une part de violence volontairement exagérée. Cependant à mesure que ce genre de spectacle ne fut plus exclusivement destiné à un public d'adultes et attira un nombre croissant d'enfants, Petrouchka perdit peu à peu de son agressivité et devint un héros timide que sa sensibilité et son amour malheureux rapprochent davantage par certains côtés du Pierrot occidental (Bronislava Nijinska se souvient dans ses Mémoires avoir assisté à la foire de Nijni-Novgorod avec ses frères Stanislas et Vaslav alors qu'ils étaient enfants, à une représentation de marionnettes où apparaissait Petrouchka, et en avoir arrangé ensuite une version dansée devant leurs parents).

     

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    Petrouchka

     

        Immédiatement séduit par l'idée de Stravinsky, Diaghilev l'encourage à poursuivre sa création, et à la fin décembre 1910 le compositeur qui a déja terminé les deux premières scènes se rend à Saint-Petersbourg pour montrer sa musique à Michel Fokine (1880-1942) qui en sera le chorégraphe, ainsi qu'à Alexandre Benois (1870-1960) le décorateur chargé de l'exécution des décors et des costumes qui élaborera avec lui le livret dont les deux hommes se renverront constamment la paternité.
         Avec ses trois protagonistes, Petrouchka, la Poupée et le Maure, l'histoire tourne autour du trio éternel de la comédie: Pierrot, Colombine et Arlequin de la Commedia dell'Arte, le mari, la femme et l'amant dans le drame bourgeois, et l'élément important de l'imaginaire traditionnel russe est introduit avec le personnage du vieux Charlatan et le thème du sorcier qui emprisonne des êtres dans des corps non humains, ici des marionnettes. (L'une des plus célèbres versions étant le méchant Rothbart qui garde prisonnière Odette et ses consoeurs sous la forme de cygnes dans le ballet de Tchaïkovski).

        Un journaliste parisien écrivit après la Première de 1911 "C'est très à la Dostoïevsky". Il semblerait cependant que le ballet de Stravinsky se rapproche davantage de Gogol (1809-1852), s'inspirant de deux histoires:
       Le Portrait dans laquelle un peintre a vendu son âme au diable en échange d'un portrait ensorcelé, une idée qui n'est pas unique et a déjà été exploitée en 1891 par Oscar Wilde (1854-1900) avec Le Portrait de Dorian Gray, mais c'est très certainement Gogol que Benois avait à l'esprit lorsqu'il introduisit l'image du magicien dans le décor:
        "Selon mes plans, ce portrait devait jouer un rôle important dans l'action, le magicien l'avait placé là pour que Petrouchka garde toujours à l'esprit l'idée qu'il était constamment en son pouvoir".


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    Décor d'Alexandre Benois pour la Scène 2 de Petrouchka


        La fin du ballet s'inspire, elle, du Pardessus, l'histoire d'Akaky Akakievich un petit employé à qui l'on a dérobé son manteau: Lorsque celui-ci va déposer plainte, il se fait méchamment renvoyer par un fonctionnaire important (identifié souvent comme le diable), et exposé aux rigueurs de l'hiver finit par mourir de froid. Son fantôme va alors terroriser l'odieux personnage qui n'a eu aucune pitié pour lui, tout comme l'esprit de Petrouchka ira tourmenter son ancien bourreau.

     

        Que l'on y retrouve Gogol ou Dostoïevsky (1821-1881), l'intérêt de Petrouchka réside cependant ailleurs que dans la littérature, car le ballet est d'abord et avant tout de la peinture, de la musique et de la danse, une oeuvre d'art totale qui reflète la révolution qu'a voulu apporter Fokine:
        "Le ballet doit témoigner d'une unité de conception. Au dualisme traditionnel musique-danse doit être substitué l'unité absolue et harmonieuse des trois éléments musique, danse et arts plastiques" affirmait-il, insistant notamment entre autres sur la mise en conformité de tous les éléments d'un ballet:
        "Le ballet doit être mis en scène avec rigueur selon l'époque représentée" écrivit il, dénonçant les trop nombreux anachronismes qui apparemment ne choquaient personne.


         L'action se déroule ici aux environs de 1830, et sous titrée "scènes burlesques en quatre tableaux", l'oeuvre s'ouvre sur la place de l'Amirauté à Saint-Petersbourg où se déroule la grande fête populaire de la Semaine Grasse (Masleniska en russe) qui précède le Carême. Stravinsky introduit l'esthétique de foire en utilisant le principe de collages de thèmes russes mais également français, comme le célèbre "Ell'avait un' jamb' de bois" qui accompagne les deux danseuses des rues qui amusent la foule. Soudain des tambours annoncent l'arrivée d'un montreur de marionnettes, "le vieux charlatan", personnage étrange et presque inquiétant, qui captive le public. Lorsque le rideau de son petit théâtre se lève, dévoilant trois pantins, Petrouchka, une Poupée et un Maure, ceux-ci prennent réellement vie au son de sa flûte magique et quittant leur baraque se mettent à danser devant la foule ébahie.

     

     

        La seconde scène se déroule dans la chambre de Petrouchka où le magicien le propulse à coups de pieds après la représentation. Dans cette cellule austère aux couleurs sombres, le malheureux donne libre cours à son sentiment de colère envers ce sorcier qui le garde en son pouvoir et se joue de son amour pour la jolie poupée que le sinistre manipulateur introduit auprès de lui. Après le départ de cette dernière, une coquette frivole totalement insensible à ses avances pathétiques et à sa misérable condition, l'infortuné Pétrouchka retrouvant la solitude médite amèrement sur le triste rôle qu'il est condamné à jouer.
         Le rideau de la scène 3 découvre la chambre spacieuse et colorée du Maure décorée de palmiers et de fleurs exotiques dans des tons gais de rouge, vert et bleu. Ce dernier qui mène une vie beaucoup plus agréable que celle du pauvre Pétrouchka, se repose sur un confortable sofa et joue avec une noix de coco. Le mage fait alors entrer la poupée qui de toute évidence sous le charme entame une scène de séduction interrompue par l'arrivée de Pétrouchka que le maitre du jeu fait intervenir à point nommé... 
     

     

        Dans un élan de jalousie l'amoureux éconduit attaque le Maure, mais réalisant très vite qu'il est beaucoup trop faible face à lui, il prend la fuite.
       
        La scène 4 nous ramène place de l'Amirauté. C'est le soir, la neige commence à tomber sur la fête qui bat toujours son plein, et où se mêlent tour à tour des nourrices, un paysan et son ours savant, des cochers, des gitanes et des masques de toutes sortes. 

     

     

        Au milieu de ce joyeux brouhaha  Pétrouchka surgit soudain en courant du théâtre de marionnettes, poursuivi par le Maure qui brandit un sabre, et lorsque celui-ci le rattrape il le frappe mortellement.
        La foule horrifiée appelle un garde, mais le mage restaure le calme en agitant au dessus de sa tête le cadavre, qui à la surprise générale n'est plus qu'une poupée de chiffon...
       Tandis que la nuit tombe l'assistance se disperse et le magicien resté seul s'éloigne en trainant le pantin, lorsque sur le toit du petit théâtre lui apparait soudain le fantôme de Petrouchka... Terrifié, il s'enfuit alors, laissant le public démêler le réel du surnaturel...
        Selon Pierre Monteux (1875-1964) qui dirigeait l'orchestre à Paris en 1911, ce tour de passe passe final résume l'énigme Stravinsky "ce mélange insolite d'agressivité et de poésie, de familiarité et de candeur, de bonne humeur et de mélancolie".




        La Première qui eut lieu le 13 Juin 1911 à Paris au théâtre du Châtelet fut un véritable triomphe, interprété par Vaslav Nijinski (Petrouchka), Tamara Karsavina (la Poupée), Alexandre Orlov (le Maure), Enrico Cecchetti (le vieux Charlatan), et Bronislava Nijinska et Ludmilla Shollar (les danseuses des rues).

     

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    Les principaux interprètes de la Première de Petrouchka (1911)

     

        Le ballet souleva un enthousiasme considérable auprès du public même si certains gardaient encore un avis mitigé sur la musique de Stravinsky...
        Après avoir assisté à une répétition un critique avait fait cette réflexion à Diaghilev:
    " Et c'est pour nous faire entendre ça que vous nous avez invités?"
    "Exactement" rétorqua l'impresario avec sa concision habituelle...

        Martèlements rythmiques entêtés, orchestration acide et grimaçante, Petrouchka chamboule l'univers compassé du classique, y introduisant la naïveté fantasque du cirque et l'ivresse goguenarde des fêtes foraines (le thème très connu qui ouvre le dernier tableau avec la danse des nourrices a déjà été utilisé par Balakiev et Tchaïkovski).
        Propre au personnage principal, "l'accord Petrouchka" qui caractérise l'oeuvre illustrant le sentiment de malaise et de surnaturel, renferme le terrible "triton", écart de 3 tons entre deux notes (do et fa dièse par exemple) qui très redouté au Moyen-Age était considéré comme la marque du diable. Et lorsque Diaghilev et sa Compagnie allèrent à Vienne en 1913, l'orchestre philarmonique refusa carrément dans un premier temps d'interpréter la partition qu'ils qualifièrent de "vulgaire". Le public parisien fut quand à lui fasciné par cette musique qui semblait approuver le souci qu'avait la France de Fauré-Debussy-Ravel de ne plus composer selon les règles italo-germaniques, et les musicologues estimeront plus tard ce ballet de Stravinsky comme le sommet de son art, car pour la seule et unique fois le compositeur cherche à éveiller la sympathie et la compassion du public pour les souffrances du héros.

     

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    Décor d'Alexandre Benois (1911) pour la scène 1 et 4  de Petrouchka

     

       Fokine de son côté avait lui aussi fait oeuvre de novateur, mêlant adroitement la danse classique, les danses de caractère et les gestes désarticulés des pantins qui annoncent l'émergence du style néo-classique, et Petrouchka considéré grâce aux talents conjugués du compositeur, du chorégraphe et du décorateur, comme le plus parfait de toutes les créations des Ballets Russes demeura à leur répertoire jusqu'à leur dernière saison en 1929.

        Ils le redonneront à l'Opéra de Paris en 1914, et en 1948 Alexandre Benois redessine les décors et les costumes lorsque Serge Lifar (1905-1986) remonte le ballet qui à cette occasion est inscrit au Répertoire.
      (Remonté par Nicholas Beriossof puis Serge Golovine (1924-1998), Petrouchka est représenté depuis 1997 dans la version Beriossof avec les décors et les costumes de Benois).

     

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    Costumes de Petrouchka et de la Poupée (Alexandre Benois - 1948)

     

        John Neumeier pour le Ballet de Hambourg (1975 et 1995), Maurice Béjart pour le Ballet du XXème siècle (1977) ou encore Benjamin Millepied pour le Ballet de Genève (2007) proposeront des relectures de l'histoire de ce héros qui émeut le public par sa sensibilité et dont l'un des plus célèbres interprètes fut Rudolf Noureev qui, marquant le personnage de sa forte personnalité, incarna Pétrouchka pour la première fois le 24 Octobre 1963 avec le Royal Ballet, et dansa tout au long de sa carrière et dans le monde entier ce rôle qui compte parmi ses plus émouvantes compositions (Noureev interpréta Petrouchka pour la dernière fois à Naples le 15 Décembre 1990).

     

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    Rudolf Noureev (1938-1993) dans le rôle de Petrouchka

     

        Evocation de la vie et des moeurs du peuple russe à travers des scènes de foule les plus réalistes et variées jamais vues sur scène où toutes les classe de la société sont représentées, Petrouchka récapitule toute l'histoire russe où le peuple tel le héros se retrouve manipulé et humilié, démuni et solitaire sans pouvoir ni avenir.
        Rôle préféré de Nijinski, et l'une des plus belles réussites d'Alexandre Benois, Fokine jugeait ce ballet comme l'expression la plus achevée de ses idées artistiques. Fruit de cette collaboration parfaite entre un musicien, un chorégraphe et un peintre dont les noms sont devenus inséparables, Pétrouchka qui connut un succès exceptionnel n'a cessé depuis d'enchanter le public et reste inscrit à juste titre dans l'histoire du ballet comme la réussite majeure des Ballets Russes. 

     

     Petrouchka  interprété par  Rudolf Noureev (Petrouchka,) Noëlla Pontois (la Poupée), Charles Jude (le Maure), Serge Peretti (le vieux Charlatan) et le corps de ballet de l'Opéra de Paris (1976).

     

     


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