• La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Le Cri   Edvard Munch (1863-1944)

     

     

       "La danse la plus riche en combinaisons techniques d'attitudes corporelles ne sera jamais qu'un divertisement sans portée ni valeur si son but n'est pas de peindre en mouvement les émotions humaines".
                                                               Jean-Georges Noverre (1727-1810)

     

       

        Ni abstraction, ni réalisme, mais angoisse, outrance, cri, révolte: tels sont les termes qui permettent de caractériser l'un des courants artistiques majeurs qui a durablement marqué le début du XXème siècle.
        Né en Allemagne vers 1900, l'expressionisme trouve déjà sa source dans l'art tourmenté du peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944) ou encore dans l'oeuvre et le destin de Vincent Van Gogh (1853-1890), mais ce sont de jeunes artistes de Dresde qui, portés par leur désir de voir s'effondrer la vieille Europe et sa culture bourgeoise, vont inventer le style du "malaise dans la civilisation". Et lorsqu'arrive l'immense boucherie de la guerre de 1914-1918 que certains avaient pourtant appelée de leurs voeux, leur fol espoir empli d'utopie fait alors place à la révolte, et pendant plus de 20 ans ce cri expressioniste traversera la création artistique allemande.

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Emil Nolde (1867-1956)     Paysage

     

        C'est un professeur de musique du conservatoire de Genève, Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950) qui sera l'initiateur de l'école expressioniste de danse sans s'imaginer certainement au départ que ses principes destinés à l'éducation corporelle de ses élèves musiciens seraient un jour appliqués à l'art chorégraphique...
        Ce pédagogue d'un nouveau genre prenant en compte la perception physique de la musique imagina un mode d'enseignement dans lequel il analyse les rapports entre la musique, l'espace et l'énergie, et aboutit à l'idée que l'économie des forces musculaires supprime les mouvements parasites et rend le geste plus efficace et plus signifiant.
        A partir de ces constatations il mit au point toute une éducation psychomotrice fondée sur un travail rythmique à travers un solfège corporel de plus en plus compliqué, arrivant à cette conclusion que la valeur du geste réside toute entière dans le sentiment qui l'anime. (Un principe déjà évoqué bien avant lui par Noverre (1727-1810) ainsi que François Delsarte (1811-1871) qui joua un rôle déterminant dans l'émergence de la danse libre aux Etats-Unis avec Isadora Duncan et Ruth St.Denis)

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950)


        Grâce à l'Institut Jaques-Dalcroze, rendez vous de l'élite progressiste de l'époque, qui voit le jour en 1910 au nord de Dresde dans la cité-jardin d'Hellerau, le "dalcrozisme" se répand alors à travers toute l'Europe:
        Devant la difficulté de Nijinsky à appréhender la complexité de la partition de Stravinsky, Diaghilev demandera à l'assistante de Dalcroze, Marie Rambert (1888-1982), une analyse des rythmes du Sacre du Printemps, et celle-ci fera travailler le danseur selon la méthode dalcrozienne.
        Mais c'est principalement en Allemagne, le "pays sans danse" où contrairement à la France, l'Italie ou la Russie n'existait, aucune tradition chorégraphique, que va rayonner cette gymnastique rythmique à laquelle va s'intéresser le hongrois Rudolf Laban (1879-1958).

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Rudolf Laban (1879-1958)

     

        Ce dernier, après avoir pratiqué les danses traditionelles de son pays d'origine et effectué des études de sculpture aux Beaux Arts de Paris, poursuit des recherches sur les rapports du mouvement humain avec l'espace qui l'entoure et ouvre à Munich, en 1910, une école d'art du mouvement où il se concentre sur cette danse expressive, et rencontrera par la suite Emile Jaques-Dalcroze.


    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Les élèves de la Tanzschule Laban sur la plage de Wansee (1930)

     

        Comme Bertold Brecht (1898-1956) le fera dans le domaine de la littérature, ses créations explorent alors les thèmes sociaux, et il se révoltera avec force contre la guerre ou la pauvreté:
        De même que le poète dépasse le sens strict des mots, Laban considère la danse comme un moyen de dire l'indicible et son art qui prône l'improvisation et la création individuelle donnera la primauté à l'émotion à travers une liberté totale d'expression.

       Son élève Mary Wigman (1886-1973), venue tard à la danse à travers la gymnastique rythmique de Dalcroze, a 28 ans lorsqu'éclate la première guerre mondiale, et son oeuvre marquée par cette vision tragique de l'intolérable, ainsi que par le désespoir, va s'inscrire à son tour dans cet expressionisme violent de la période: Danse de la Sorcière (1913), Danse des Morts (1917) ou encore Le Monument aux Morts (1930).
       Ses productions et son charisme feront de Mary Wigman la première chorégraphe et danseuse allemande à jouir d'une renommée internationale, icône de la république de Weimar elle triomphe partout et ses écoles de danse d'expression rencontrent un immense succès.

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Mary Wigman et les élèves de son école de Dresde.

     L'une des disciples de Mary Wigman, Hanya Holme partira en 1931 ouvrir une annexe aux Etats-Unis où encore une fois l'absence d'une école traditionelle permettra au courant expressioniste de se faire une place et d'influencer de façon sensible la danse moderne: Hanya Holme (1893-1992) y fera partie des quatre pionniers aux côtés de Martha Graham (1894-1991), Doris Humphrey (1895-1958) et Charles Weidman (1901-1975).

     

        Un second élève de Rudolf Laban, Kurt Jooss (1901-1979) élaborera lui une synthèse entre l'expressionnisme et la danse académique grâce à laquelle il parvient à une maitrise totale des mouvements et des expressions, et rejoignant l'idée de Dalcroze affirme que les mouvements doivent être réduits aux plus caractéristiques, une théorie qu'il nomme "l'essentialisme".

         En 1932 il crée son chef d'oeuvre, La Table Verte (toujours représenté aujourd'hui), le premier ballet politique porté sur scène, où il exprime à la fois satire et révolte vis à vis des diplomates et de la futilité des négociations pour la paix, et à travers lequel s'impose son style caractéristique mariant danse et art du mime (L'idée d'associer la danse et le théâtre n'est pas cependant récente car le "ballet d'action" de Noverre conférait déjà une épaisseur nouvelle au geste dansé).

     

     La Table Verte (Premier tableau) Musique de F.A.Cohen  Chorégraphie de Kurt Jooss Interprété par le Joffrey Ballet.

     

        Avec la montée du nazisme et l'ascension au pouvoir d'Hitler en 1933, les artistes durent faire face à l'impitoyable dilemme qui était de se plier aux dictats du régime ou de disparaitre... Tous ne réagirent pas de la même façon, mais leurs sorts se rejoignirent finalement avec le temps...
        Kurt Jooss quitta immédiatement l'Allemagne et s'installa en Angleterre d'où il ne revint qu'en 1947, mais Mary Wigman, acceptant les principes du gouvernement de l'époque, resta sur place et sera au nombre des chorégraphes invités à créer Jeunesse Olympique, le vaste spectacle à la gloire du Reich présenté dans le cadre des tristement célèbres cérémonies d'ouverture des Jeux Olympiques de Berlin. Cependant elle tombera plus tard en disgrâce et son école de Dresde sera fermée en 1940 considérée comme un "centre d'art dégénéré".
        Sans pour autant s'engager politiquement Rudolf Laban était lui, de par sa nationalité hongroise, dans une position délicate, et se conforma un temps lui aussi à l'idéologie du national-socialisme. Il dirige plusieurs festivals avec l'appui du ministre de la propagande Joseph Goebbels, et grâce à sa méthode de notation qu'il vient d'élaborer et qui va permettre de faire travailler isolément des groupes pour les rassembler ensuite pour une exécution de masse sans répétition générale, il réalise les chorégraphies des grandes manifestations organisées par Hitler, 2000 participants à Vienne, ou encore l'Ouverture des Jeux Olympiques de Berlin en 1936.

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

     

        Mais l'impressionnante capacité de l'artiste à diriger des foules importantes finit par inquiéter en hauts lieux et Goebbels aurait lui même dit: "Nous n'avons pas besoin de deux chefs dans ce pays..."  L'école de Laban fut fermée, les livres qu'il avait écrit mis à l'index, et leur auteur après avoir réussi à s'enfuir à Paris dans un premier temps passa en Angleterre où il rejoignit son élève Kurt Jooss ainsi que d'autres réfugiés allemands enseignant la danse. (Rudolf Laban demeurera en Angleterre jusqu'à sa mort).

         Dès leur arrivée au pouvoir les nazi avaient tenté de faire disparaitre cette pulsion fondamentale qu'était l'expressionisme et à cet art considéré comme "dégénéré" ils substitueront une forme de divertissement totalement kitsch. Rêve prémonitoire de la République de Weimar et prophétie de l'apocalypse, l'expressionisme malgré son extinction aura une héritière, Pina Bausch (1940-2009) qui appartient, comme l'écrivit son mari Ronald Kay, à cette génération allemande que l'histoire a coupée de son passé:
        "Deux conflits mondiaux et la dévastation perpétrée par le national-socialisme interdisent aux générations de l'après guerre presque toute référence au proche passé". 

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Pina Bausch (1940-2009)

     

        La prime enfance de Pina Bausch est effectivement marquée par la guerre, les privations, les bombardements et la mort violente, et fragments par fragments elle s'est acharnée à reconstruire avec son art à elle un pays, un monde, une civilisation, une humanité détruits jusque dans leurs fondements.
        Elève de Kurt Jooss elle va exploiter encore plus en avant cette forme où se mêlent théâtre et danse et son oeuvre va se déplacer vers le théâtre dansé (Tanztheatre). L'artiste interprète est alors acteur et danseur à la fois, sans être tenu à un style chorégraphique spécifique ni à un jeu théâtral déterminé et la chorégraphe collabore longuement avec le dramaturge Raimund Hogue selon lequel:
        "Chaque mouvement doit être clair, avoir une raison d'exister. Si le mouvement n'a pas de sens il devient divertisement".
        Les spectacles de Pina Bausch qui mêlent la parole et le jeu des acteurs à la danse ont été appréciés des gens de théâtre peut-être avant ceux de la danse. Malheureusement la chorégraphe qui avait refusé toute sa vie la captation vidéo de ses productions ne laisse aujourd'hui que très peu de témoignages visuels de son travail, cependant sa compagnie, le Tanztheatre Wuppertal qui fut jusqu'au milieu des années 1980 le fleuron du ballet allemand, demeure aujourd'hui une référence et continue de faire vivre son oeuvre à la recherche scénographique souvent très élaborée et particulièrement spectaculaire (montagnes de fleurs, champs d'oeillets, cataractes etc...).  

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Nelken (Les Oeillets)- 1982   Chorégraphie de Pina Bausch

     

        Ainsi que se répètent parfois curieusement certains moments de l'Histoire, l'héritière de Rudolf Laban et Mary Wigman sera elle aussi invitée à participer, de manière posthume malheureusement, aux prochains Jeux Olympiques de Londres en 2012, dont le programme culturel ne proposera pas moins de dix de ses pièces dans deux théâtres de la ville (Barbican et Sadler's Wells). Des oeuvres qu'elle a créées entre 1986 et 2006 à l'occasion de ses visites dans des lieux aussi différents que le Brésil, l'Inde, le Japon ou encore Palerme, Hong-Kong, Los Angeles, Budapest, Istambul, Santiago et Rome, et dont sept d'entre elles n'ont jamais été vues au Royaume-Uni.

        Une occasion où prendront encore une fois tout leur sens les paroles du pionnier de l'expressionisme:
        "La danse joue un rôle capital dans les relations humaines, elle est une école du comportement social, de l'harmonie du groupe. La danse est l'école de la générosité et de l'amour, du sens de la communauté et de l'unité humaine".
             Rudolf Von Laban 

     

     Orphée et Eurydice (1975) - La danse des esprits bienheureux-   Musique de Glück   Chorégraphie de Pina Bausch  Interprété par Marie Agnès Gillot (Eurydice) et Yann Bridard (Orphée) et le corps de ballet de l'Opéra de Paris.
        Peu de gens reconnaissent l'ecclectisme de cette créatrice géniale que fut Pina Bausch et ne retiennent que l'aspect extérieur de ses audaces. Mary Wigman et Kurt Jooss étaient des inconditionnels de Glück, et Pina Bausch est leur disciple... On oublie aussi trop souvent également qu'elle fut une grande danseuse.

     

    "Dansez, dansez, dansez, sinon nous sommes perdus..."
                                   Pina Bausch  

     


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  • Commentaires

    1
    toque violette Profil de toque violette
    Mercredi 28 Décembre 2011 à 13:31

     

    J’ai lu avec intérèt votre blog sur Léon Bakst et consulté par la suite vos différentes études  sur la danse et  je trouve l’ensemble de vos travaux très intéressant et bien présenté.

     

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