• Don Quichotte (1869)- L'impossible rêve...

     

    L'Art et la danse

    Robert Helpmann dans le rôle de Don Quichotte      

     

    "J'aime celui qui rêve l'impossible..."
                           Johann Wolfgang von Goethe 

     

     

        "Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom vivait il n'y a pas longtemps un hidalgo de ceux qui ont la lance au râtelier... Il passait l'essentiel de son temps à la lecture, des lectures dites d'évasion, avec un goût prononcé pour les romans de chevalerie. Il y consacra d'abord ses journées, puis ses nuits... A force son cerveau s'étiolait, si bien qu'un jour il eut une bien curieuse idée: il alla annoncer à sa vieille jument qu'il rebaptisa Rossinante qu'il se faisait chevalier errant et qu'il partait pour l'aventure sauver des pucelles en détresse et affronter leurs géoliers. A lui les dangers, les victoires, et la gloire éternelle! Il venait de se choisir un nom: il s'appelle maintenant Don Quichotte"...

        Second livre le plus vendu au monde après la Bible, les aventures de L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche sont l'oeuvre de Miguel Cervantés, contemporain du "Siècle d'Or" espagnol: Né en 1547 dans une petite commune de la province de Madrid, il décédera le 23 Avril 1616 le même jour que Shakespeare (en apparence seulement, car le calendrier grégorien de l'Espagne catholique avait 10 jours de décalage avec son homologue julien de l'Angleterre anglicane).
        Ce premier roman moderne qui parut en deux parties, la première en 1605 et la seconde en 1615, était destiné selon son auteur à mettre en évidence la stupidité des romans de chevalerie à la mode et à en dégouter les lecteurs, mais se révéla finalement une extraordinaire version du genre avec ses anti-héros qui vivent des non-aventures qui les rendent à chaque page un peu plus sages ... 
        Triomphe de l'imagination et de l'originalité, cette quête du bien et de la lumière où se côtoient sagesse et folie à travers des personnages hauts en couleur eut un succès retentissant que le temps n'a fait qu'embellir.

     

    L'Art et la danse

     

        Le premier ballet à s'en inspirer fut créé dès 1740 à Vienne par Franz Hilverding (et vraisemblablement remanié en 1768 par Jean George Noverre). L'Opéra de Paris suivit en 1743 avec son Don Quichotte chez la Duchesse, et après encore deux nouvelles chorégraphies pour la Scala de Milan avant la fin du siècle, la popularité de l'histoire ne fit que s'accroitre avec les années...

        Le thème sera repris en 1801 à l'Opéra de Paris par Louis Milon (1766-1845) qui présente Le Mariage de Gamache où avec Auguste Vestris dans le premier rôle il met en scène pour la première fois avec succès les épisodes comiques, et lorsque Auguste Bournonville (1805-1879) monte en 1837 à Copenhague Les Noces de Gamache, il utilisera très largement le ballet français.
        Chorégraphié en Russie par Charles Didelot (1767-1837) en 1808, Don Quichotte parait l'année suivante en Angleterre produit cette fois par James Harvey d'Egville, puis se retrouve en 1839 en Allemagne, oeuvre de Paul Taglioni (le frère de Marie) dont l'oncle Salvatore présente sa version de l'histoire à Turin, suivie en 1845 par celle de Bernardo Vestris.

          La plupart de ces créations mettaient en scène divers épisodes des premiers chapitres du roman de Cervantés, et le seul à puiser dans la seconde partie de l'oeuvre avait été Louis Milon qui, avec l'aventure de Kitri et Basilio, introduisit l'argument que reprit en 1869 Marius Petipa lorsque, le directeur des Théâtres Impériaux ayant demandé à son chorégraphe de créer un nouveau grand ballet, celui-ci s'inspira de cette histoire d'amour mouvementée devenue avec le temps la référence.

        La commande était destinée au théâtre Bolchoï de Moscou, un public sans sophistication dont les goûts en matière de ballet diffèraient sensiblement de ceux de la cité des tsars, et Petipa ne ménagera pas de ce fait les éléments comiques fort appréciés par la province: un groupe de danseuses habillées en cactus, une lune qui pleure de vraies larmes, un arlequin qui poursuit les rossignols armé d'une cage à oiseau, etc.. l'ambiance espagnole étant évoquée par diverses danses de caractère dont la célèbre danse des toreros.

     

    L'Art et la danse

    Ludwig Minkus (1826-1917)

     

         Composé sur une musique de Minkus, le ballet en 4 Actes fut présenté pour la première fois le 26 Décembre 1869, avec Anna Sobeshchanskaya (Kitri) et Wilhelm Vanner (Basilio), et redonné ensuite avec les même décors et la même partition le 21 Novembre 1871 à Saint-Petersbourg.
         Il s'agissait maintenant de satisfaire les goûts plus raffinés de la capitale, et le chorégraphe opéra une véritable ré-écriture de son ballet afin d'en offrir une version élargie et beaucoup plus élaborée: Cactus, lune en pleurs et chasse au rossignol disparurent, tandis que Minkus reçut commande d'un cinquième acte où apparut dans toute sa somptuosité la cour du duc et de la duchesse qui clôturait le ballet à Moscou.

        Lors de sa reprise de l'oeuvre en 1902 pour le Mariinsky, Alexandre Gorsky utilisera le livret de Petipa et une partie de sa chorégraphie avec une distribution rien moins que prestigieuse: Mathilde Kschessinskaïa (Kitri), Nicolas Legat (Basilio), Aleksei Bulgakov (Don Quichotte), Enrico Cecchettti (Sancho Pança), Pavel Gerdt (Gamache) et les toutes jeunes ballerines Olga Preobrajenska, Tamara Karsavina et Anna Pavlova.
        Et afin que justice soit rendue, il faut noter que c'est Ricardo Drigo qui composa à l'intention de Ksecchinskaïa la fameuse variation de Kitri avec l'éventail pour le Pas de deux final ainsi que celle de Dulcinée pour la scène du rêve, car toujours présentes dans les versions modernes celles-ci sont très souvent attribuées à tort à Minkus.


        Continuellement modifiée ou raccourcie, la version de Marius Petipa, où alternent harmonieusement pantomime, danses de caractère et ballet classique, a connu de multiples adaptations qui, mêlant dans tous les cas l'intrigue amoureuse de Kitri et Basilio aux aventures de l'hidalgo idéaliste et de son écuyer, suivent avec plus ou moins de fidélité les grandes lignes de la version qui fut présentée en 1869 sur la scène du Bolchoï:

        Au cours du Prologue qui a pour cadre un cabinet de lecture où Don Quichotte est absorbé dans ses romans de chevalerie, surgit Sancho Pança poursuivi par des paysannes à qui il a volé une oie. Don Quichotte renvoie les femmes avec humeur et annonce à son domestique son intention de faire de lui son écuyer afin de partager les aventures de ses héros.

         Le rideau découvre ensuite une place animée de Barcelone où Kitri, la fille de l'aubergiste Lorenzo, va rencontrer son amoureux, le barbier Basilio. Mais son père a décidé de la marier au riche et ridicule Gamache, et lorsque celui-ci se présente et la poursuit de ses assiduités la jeune fille aidée de ses amies le repousse.

        Les danses des paysans sont alors interrompues par l'arrivée de Don Quichotte monté sur Rossinante, accompagné de Sancho Pança qui chevauche un âne. Le fier hidalgo sonne du cor, ce qui fait sortir de chez lui Lorenzo qu'il prend pour le seigneur d'un château, et à qui il offre ses services. Tandis que Don Quichotte a été invité à pénétrer dans l'auberge Sancho resté sur la place est entrainé par les jeunes villageois qui le malmènent. Entendant ses cris son maitre vole à son secours et aperçoit soudain Kitri: Le chevalier croit reconnaitre en elle la Dame de ses rêves, sa Dulcinée, et pour la séduire l'invite à danser un menuet. Au milieu de cette ambiance festive Kitri et Basilio décident de s'enfuir, et disparaissent avec à leurs trousses Don Quichotte, Sancho Pança, Lorenzo et Gamache bien déterminés à les retrouver.

     

    Svetlana Zakharova (Kitri) Andrei Uvarov (Basilio) et le ballet du Bolchoï (Chorégraphie d'Alexandre Gorsky d'après Marius Petipa  Musique de Ludwig Minkus)


         Kitri et Basilio trouvent refuge dans une auberge et se mêlent a l'assistance qui festoie gaiement. Mais les réjouissances sont troublées par l'arrivée des poursuivants, et Lorenzo découvrant sa fille décide de la marier sur le champ avec Gamache. Face à cette situation sans issue Basilio tire alors son sabre faisant mine de se planter la lame dans le corps... et tandis qu'il git à terre il demande comme une ultime prière d'être uni à Kitri... Lorenzo refuse sur les instances de Gamache, et Don Quichotte outré provoque ce dernier en duel pour ne pas avoir voulu exécuter les dernières volontés d'un mourant... A ce moment là Basilio se relève et profitant de l'agitation générale les deux amoureux prennent une nouvelle fois la fuite toujours flanqués du quatuor.

         L'aventure se poursuit dans un campement de gitans où Kitri et Basilio se dissimulent avec la complicité de leurs hôtes. Averti de l'arrivée de Don Quichotte le chef détourne son attention en commandant une fête en son honneur: Aux danses gitanes succède un spectacle de marionnettes au cours duquel Don Quichotte va une nouvelle fois semer le trouble: croyant reconnaitre dans l'héroïne sa Dulcinée et prenant les autre marionnettes pour des soldats prêts à l'attaquer, il se précipite pour les anéantir saccageant le petit théâtre devant l'assistance terrifiée.

        Fier de sa victoire le chevalier remercie le Ciel où s'est levée la lune dans laquelle il croit revoir sa bien aimée qu'il tente de rejoindre. Mais celle ci disparait dans les nuages, et à mesure que se profilent à l'horizon des moulins à vent (le livre dit "30 ou 40") il les prend pour des géants maléfiques ayant enlevé sa Dame...
        Epieu en main il passe à l'attaque, et s'étant fait happer par une voilure retombe inconscient aux pieds de Sancho.

        Le fidèle écuyer conduit son maitre blessé dans une clairière et le dépose sur l'herbe afin qu'il trouve un peu de repos, mais celui-ci sombre aussitôt dans un sommeil agité où il doit affronter des créatures monstrueuses. Lorsque celles-ci disparaissent enfin elles sont remplacées par un jardin enchanté habité par des fées, Dulcinée (sous les traits de Kitri) se tient à l'entrée entourée de Dryades et de leur reine, lesquelles sont bientôt rejointes par Cupidon. Don Quichotte s'agenouille alors devant sa Dame, mais brusquement tout s'évanouit.

     

    Svetlana Zacharova  Variation de Dulcinée  (Chorégraphie d'Alexandre Gorsky d'après Marius Petipa  Musique de Ricardo Drigo)

     

         On entend au loin le son des cors de chasse, et le Duc accompagné de sa suite pénètre dans la clairière. Il réveille Don Quichotte qu'il invite à venir partager une fête qu'il donne en son château où tout le village célèbre le mariage de Basilio et Kitri, car Lorenzo s'est finalement laissé attendrir par les prières de sa fille, et le ballet se termine par un Grand Pas classique, tandis que le vieux chevalier et son écuyer s'en vont vers de nouvelles aventures.

     

    Emmanuel Thibault  Myriam Ould Braham et le Corps de Ballet de L'Opéra de Paris    (Chorégraphie de Rudolf Noureev d'après Marius Petipa  Musique de Ludwig Minkus et Ricardo Drigo)

     

           Bien qu'une grande partie du répertoire chorégraphique ait cessé d'être donnée en Russie après la révolution de 1917, Don Quichotte y demeura et fut amené à l'Ouest en 1920 par la troupe d'Anna Pavlova qui le présenta en Angleterre dans une version abrégée de la production de Gorsky.

        Il était de tradition d'utiliser sur scène des animaux vivants, et quand le ballet fut monté à Londres, le cheval mis à disposition, ayant été jugé un peu trop dodu pour le rôle de Rossinante, dut suivre un régime dont l'effet fut suffisamment radical pour que la RSPCA (la SPA britannique) s'en émeuve et déclenche une enquête pour savoir si l'animal mangeait à sa faim... L'affaire fit grand bruit et les journaux ne se privèrent pas de relater l'évènement...
        (L'ânesse Monika après 19 ans passés avec le Mariinsky eut elle aussi les honneurs de la presse lorsqu'elle prit sa retraite en Mars 2008... Lors de la cérémonie d'adieu elle valsa avec Anastasia Kolegova, l'une des solistes et se vit offrir un gâteau de carottes et bouquets de fleurs... Elle connaissait, parait-il, exactement les moments du ballet où elle entrait en scène et adorait les applaudissements...) 

     

    L'Art et la danse

    Don Quichotte    Pablo Picasso

     

         Don Quichotte fait aujourd'hui partie des grands classiques, monté dans le monde entier par de très nombreuses compagnies car le thème continua d'inspirer les chorégraphes du XXème siècle: 

        Ninette de Valois présente à Londres en 1950 son Don Quichotte pour le Royal Ballet (Musique de Robert Gerhard), et Serge Lifar donne la même année Le Chevalier Errant (musique d'Ibert) pour l'Opéra de Paris.

        L'American Ballet aura sa version créée en 1980 par Mikhaïl Baryshnikov, une mise en scène reprise par de nombreuses compagnies, mais avant lui Rudolf Noureev avait monté en 1966 son adaptation de la chorégraphie de Petipa pour l'Opéra de Vienne, sur la partition de Minkus adaptée par John Lanchberry. Inscrite au répertoire de l'Opéra de Paris en 1981, et régulièrement donnée, cette interprétation des aventures du "chevalier à la triste figure" a vu depuis lors plusieurs danseurs et danseuses être nommés étoiles à l'issue de la représentation:  
        Monique Loudières (1982), Marie Claude Pietragalla (1990), Aurélie Dupont (1998), Laetitia Pujol (2002), Mathieu Ganio (2004) et Jérémie Bélingart (2007).

     

    L'Art et la danse

    Aurélie Dupont  ( Kitri) 


         Dans un style plus contemporain il faut citer également la production de George Balanchine, montée pour le NYCB (New York City Ballet) en 1965 sur une musique de Nicolas Nabokov, avec Suzanne Farrell alors agée de 19 ans en Dulcinée, et Balanchine lui-même dans le rôle de Don Quichotte. 

     

    L'Art et la danse

    Suzanne Farrell et George Balanchine  -  Don Quichotte

     

         Comment Broadway aurait-il pu ne pas s'intéresser à l'ouvrage élu meilleur livre de l'histoire de la littérature 400 ans après sa parution?.. En 1965 la comédie musicale de Dale Wasserman, Man of la Mancha, obtient 5 premiers prix et 2 nominations aux Tony Awards (dont une pour la chorégraphie de Jack Cole). Avec plus de 2000 représentations en 6 ans le spectacle remporta un énorme succès qu'égala en 1972 la transposition à l'écran qu'en fit Arthur Miller en 1972 avec Sophia Loren (Dulcinée), Peter O'Toole (Don Quichotte) et James Coco (Sancho Pança).

        Et si l'un des plus beaux passages musicaux, The Impossible Dream, (la Quête) composé par Joe Darion sur la musique de Mitch Leigh, ne laisse personne insensible, c'est qu'il s'adresse à tous les Don Quichotte que nous sommes... obscurs héros à la poursuite d'une étoile, sans cesse confrontés à nos moulins à vent... 

     

     

    "It doesn't matter whether you win or loose if only you follow the quest..."
                                                                 Man of la Mancha 

    "Il est bien des choses qui ne paraissent impossibles que tant qu'on ne les a pas tentées"...
               André Gide 

     

     


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