• Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

     Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costumes de Barbara Karinska pour Bugaku (1963)

     

        "Il y a Shakespeare pour la littérature, et pour le costume Madame Karinska".
             George Balanchine (1904-1983)

     

     

        Lorsqu'en 1963 la Fondation Ford accorde une subvention de plusieurs millions de dollars au New-York City Ballet et s'enquiert auprès de George Balanchine de ce qui lui est indispensable celui-ci répond:

                                               Karinska...

                   Compliment suprême d'un artiste à un autre artiste.... 

        Barbara Karinska est alors âgée de 77 ans, et les 14 années qui vont suivre pendant lesquelles elle va régner sur cet Atelier des Costumes du New-York City Ballet dont elle sera la fondatrice, marqueront son ascension finale au firmament de ce monde mystérieux qui transforme les rêves en réalité.

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

     

         Varvara Andryevna Zhmovdsky naquit à Kharkov le 3 Octobre 1886, troisième enfant et première fille d'une famille de dix, dont le père était un riche négociant en étoffes. Les Zhmovdsky menaient la vie privilégiée des membres de la haute société et Varvara fut initiée dès son jeune âge à la broderie et aux travaux d'aiguille, un fleuron de la culture artistique russe dans lequel elle excellait, et qu'elle ne cessera d'exploiter avec talent tout au long des 50 années d'une carrière assez exceptionnelle, car si elle réalise seulement son premier costume à l'âge de 40 ans elle en a 90 lorsqu'elle crée en 1977 les somptueuses toilettes pour Valses de Vienne...


    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Valses de Vienne   (G. Balanchine)   Costumes de Barbara Karinska


        Rien ne semblait présager d'un pareil avenir lorsque Varvara Zhmovdsky s'inscrivit à l'Université de Kharkov afin d'y poursuivre des études de Droit. Mais son esprit d'entreprise se fera déjà sentir lorsque, mariée en 1908 à un éditeur de journal Alexander Moïssenko dont elle eut une fille, Irina, elle n'hésitera pas à remplacer quelques temps dans ses fonctions son mari mort du typhus, du jamais vu pour une femme à l'époque...  
        Elle se rend ensuite à Moscou où elle épouse en 1915 l'avocat Nicolas Karinsky et, se passionnant pour l'art, tient salon chez elle tous les soirs après le théâtre ou le ballet et crée des tableaux originaux faits de morceaux de soie de couleur collés sur des photos et des dessins: Ses premiers sujets seront des scènes de ballet, et après avoir gaché beaucoup de papier et coupé beaucoup de tissus elle expose finalement 12 de ses oeuvres dans une galerie célèbre de Moscou, rencontrant un large succès tant dans le domaine de la critique que du point de vue financier.

        Mais les bouleversement de la Révolution et la Guerre Civile viendront perturber cette carrière naissante lorsque son mari qui s'était vu attribuer un poste officiel au gouvernement est forcé en 1921 de quitter le pays quand les bolchéviques prennent le pouvoir. Varvara qui préfère rester dans cette "Nouvelle Russie" n'ira pas le rejoindre et après avoir signé un de ces formulaires simplifiés de divorce, démarche banale dans ces années mouvementées, ouvre alors un salon de thé qui devint à Moscou le lieu de rencontre à la mode où se réunissaient chaque après-midi à 5 heures artistes, intellectuels ou officiels du gouvernement.
        Remariée au riche héritier Vladimir Mamontov, elle laissera parler encore une fois son goût pour les arts en créant un atelier de couture et de modisterie (pour habiller les épouses des élites soviétiques), ainsi qu'une école de broderie où elle enseignait les travaux d'aiguille au prolétariat. 

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Détail d'un costume de Barbara Karinska pour Le songe d'une nuit d'été (1962)


        C'est la mort de Lénine qui vint cette fois, en 1924, mettre un terme à cette entreprise, car le nouveau régime nationalisa son école et en fit une fabrique de drapeaux. 
        Son époux fortuné, symbole de la bourgeoisie décadente, risquant à tout moment d'être arrêté, Karinska imagina alors un plan pour quitter l'Union Soviétique et proposa aux autorités d'exposer dans les villes d'Europe de l'Ouest les meilleurs travaux de ses élèves afin de servir de propagande au régime... Certains crurent à l'authenticité de l'initiative, d'autres moins... Mais les visas furent cependant accordés et Vladimir Mamontov s'enfuit le premier en Allemagne, suivi quelques semaines plus tard par son épouse accompagnée d'Irina qui pleurnichait sous le poids d'un énorme chapeau dans lequel sa mère avait dissimulé les précieux bijoux de famille... (celle-ci n'avait pas oublié non plus d'ajouter dans les bagages de sa fille une pleine valise de livres de classe entre les pages desquels étaient glissés des billets de 100 dollars achetés au marché noir!)

        La famille se retrouva à Berlin, et vécut quelques temps à Bruxelles où s'étaient installés le père et plusieurs frères et soeurs de Varvara, puis ils partirent pour Paris où, les richesses ramenées de Russie n'étant pas éternelles, la nécessité de trouver un travail se fit cruellement sentir.
        Karinska chercha tout naturellement à utiliser ses compétences dans le domaine de la couture et de la broderie et grâce à son aplomb arriva à approcher les personnes qu'elle souhaitait rencontrer. Après avoir crocheté des châles ou conçu des coiffures, elle reçut bientôt sa toute première commande de costume: une robe pour un film de 1926.
        D'autres travaux similaires la firent connaitre peu à peu et elle fut contactée par une nouvelle compagnie qui venait de se créer, les Ballets Russes de Monte Carlo, qui l'engagea pour sa première production, Cotillon (1931), une chorégraphie signée par l'un de ses compatriote, George Balanchine, dont elle habilla par la suite les six ballets qu'il donna à Paris.

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Tamara Toumanova dans Cotillon    Costume réalisé par Barbara Karinska
      

         Karinska devint bientôt grâce à son talent la costumière la plus en vogue de la capitale, et collabora entre autres pour le théâtre avec Jean Cocteau (1889-1963) et Louis Jouvet (1887-1951). Sa renommée la fit ensuite engager à Londres où elle se rendit en 1936 et travailla avec le même succès pour la comédie musicale, le ballet, l'opéra et le cinéma jusqu'à ce que la menace de la seconde Guerre Mondiale devenue imminente la fasse décider en deux jours d'embarquer sur le Queen Mary pour les Etats-Unis.

        Destinée à la Foire Internationale de New-York, sa première commande Outre-Atlantique, un serpent si long qu'il fallut deux taxis pour le transporter, ne fut qu'une brève parenthèse car elle retrouva bientôt la scène lorsque, pour les Ballets Russes de Monte Carlo chassés eux aussi par la guerre, elle réussit à l'occasion de la première de Bacchanale le tour de force de refaire en une semaine, d'après de simples copies des dessins de Dali, les 60 costumes qu'ils avaient abandonnés en Europe. 
        Agnes de Mille (1905-1993) pour qui elle réalisa en 1942 les costumes de Rodéo dira "Dans son domaine elle est sans égale!.." Une réputation qui ne pouvait laisser insensible Holywood où Karinska fut engagée pour participer à de nombreux films, créant des costumes pour Gary Cooper, Ingrid Bergman, Judy Garland ou encore Ginger Rogers, et obtint un Oscar pour ses réalisations dans le film de Victor Fleming Jeanne d'Arc (1948).


    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Ingrid Bergman dans l'un des costumes que Barbara Karinska réalisa pour le film Jeanne d'Arc (1948)  Est-ce une coïncidence? Barbara Karinska posséda à Domremy (Vosges), village natal de Jeanne d'Arc, une maison où elle se rendit très souvent.

     

        En dépit de ses succès dans le monde du cinéma, Karinska délaissera cependant la Californie pour New-York où elle retrouve l'opéra, le théâtre et le ballet lorsque George Balanchine lui demande en 1949 de dessiner les costumes pour La Bourrée Fantasque.

         Elle n'avait jusque là travaillé que d'après les croquis des autres, et la possibilité de concevoir elle-même le projet lui accordera alors à partir de ce moment là une totale liberté qui lui permit de créer ses plus beaux chefs d'oeuvre comme Symphonie en Ut (dont la première avait eu lieu en 1947 mais qui fut remonté en 1950), ou encore Casse-Noisette (1954).


    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costume de Barbara Karinska pour La Valse (1951)

         

         Si l'association de Karinska avec Balanchine fut de loin pour elle la plus longue et la plus satisfaisante (Ils travaillerons ensemble sur 65 ballets) ce dernier ne fut cependant pas le seul chorégraphe dont elle habilla les visions. Au cours des 50 années sur lesquelles s'étendit sa carrière Barbara Karinska réalisa également les costumes de ballets signés Michel Fokine, Léonide Massine, Frederick Ashton, Antony Tudor, Bronislava Nijinska, Agnés de Mille ou encore Jerome Robbins. Mais elle déclarera elle-même cependant:

                    "J'ai donné mon coeur au New-York City Ballet" 

    (Agnes de Mille ira même jusqu'à affirmer qu'elle même et les autres compagnies soupçonnaient Karinska de leur réclamer des honoraires exorbitants afin de pouvoir faire des prix à Balanchine...)

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Barbara Karinska  (1949)

     

        Alors que le chorégraphe du New-York City Ballet donnait à la danse américaine sa ligne, son élégance raffinée, son éclat unique et sa propre tradition classique, Karinska était à ses côtés, épurant cette ligne, accentuant cette élégance, ajoutant de la couleur à cet éclat et offrant à cette tradition un écrin de satin et de soie importés de France.

       

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    George Balanchine et la Princesse Grace de Monaco après une représentation de Joyaux (1967).


        Le Prix Capezio, accordé pour une contribution exceptionnelle au monde de la danse, fut remis à Barbara Karinska en 1962 avec ce commentaire:
        "Les costumes de Barbara Karinska sont devenus depuis longtemps un gage de beauté complète pour le spectateur, et de plaisir total pour le danseur, qu'il soit étoile, premier danseur ou membre du corps de ballet".
        Dans son atelier où, selon ses propres paroles, elle régnait "avec le courage d'un homme et le coeur d'une femme", Karinska créa en effet des costumes qui étaient non seulement étonnement beaux, mais réalisés également avec astuce et intelligence, prenant en compte les impératifs de la danse et les besoins des danseurs.

        " Personne ne savait faire un bustier comme elle, ni même ne savait pourquoi il fallait le faire comme ça" écrira Patricia Zippodt, "jusqu'à ce qu'arrive Karinska ils étaient tous mal faits avec des coutures, des coutures et encore des coutures... Ses costumes étaient des vêtements dans lesquels on pouvait danser et chanter".

        Les bustiers des tutus, traditionnellement taillés sur un modèle de corset, étaient en effet parfois composés de 15 morceaux différents tirés dans le droit fil et assemblés par des coutures avec pour résultat une mobilité très restreinte de la cage thoracique. Afin de créer l'élasticité nécessaire à un meilleur confort Karinska eut l'idée de découper les panneaux latéraux dans le biais, une innovation qui peut sembler anodine aux contemporains du Lycra, mais qui permit au danseur et au chanteur de respirer enfin librement...
        (La haute couture parisienne, notamment Coco Chanel et Madeleine Vionnet, avaient utilisé largement le travail du biais dans les années 30, et c'est très vraisemblablement ce qui inspira Karinska)

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costume de Barbara Karinska pour Coppélia (1974)

     

        Lorsque pour Symphonie en Ut elle eut à relever le défi de faire se côtoyer sur scène 40 tutus courts sans qu'ils n'oscillent au moindre frôlement Barbara Karinska s'illustra une nouvelle fois avec, sans doute, la plus célèbre de ses trouvailles: le tutu "houppette"...
        La méthode utilisée à l'époque pour relever un tutu à l'horizontale était un cercle métallique qui rendait l'ensemble de la structure sensible à la plus légère contrainte, un désagréable inconvénient auquel remédia Barbara Karinska en imaginant le tutu autoportant, composé de 6 ou 7 volants de tulle, légèrement décalés les uns par rapport aux autres, chacun plus long de quelques centimètres que le précédent: l'effet produit était le même que celui du tutu à cerclette, mais avec en prime une impression accrue de légèreté qui lui valut son nom imagé de "tutu houppette".

     

    Costumes de Barbara Karinska pour Joyaux  (Diamants)

     

        Autre grand classique du costume de ballet, la robe en voile verra le jour sous les doigts de la costumière de génie en 1956 pour Allegro Brillante, et elle utilisera dans de multiples occasions la beauté de la coupe en biais des jupes amples dans lesquelles la diagonale crée son propre mouvement.

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costumes de Barbara Karinska pour Tchaïkovsky Piano Concerto (1973)


         Mais Karinska laissa particulièrement parler son talent jusque dans les moindres détails invisibles aux yeux des spectateurs, ajoutant sur ses costumes des touches à la seule intention des danseurs, une rose sur un jupon ou une fine broderie sur un pourpoint, une attention à laquelle les artistes étaient particulièrement sensibles: "Avec elle on se sent beau" disait Sterling Hyltin...

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Détail d'un costume de Barbara Karinska pour Bugaku (1963)

     

        L'influence de Barbara Karinska sur le monde du ballet fut immense et ce n'est pas un hasard si de nombreuses oeuvres du XXème siècle sont encore représentées dans ses costumes.
        Des vêtements reconnaissables au premier coup d'oeil a de nombreux détails... Bien qu'elle ait un faible pour le rose, sa couleur fétiche, elle osa le choix des couleurs inhabituelles et, très attentive aux effets de lumière utilisait sur un tutu différentes nuances d'une même teinte de tulle pour donner de la profondeur, mais elle ornait surtout son travail de détails recherchés, utilisant la technique de la broderie russe pour produire des costumes que le New-York Times décrivit comme de la "musique visuelle".

     

    Barbara Karinska (1886-1983) - La Dame aux doigts de fée

    Costumes de Barbara Karinska pour Stars and Stripes (1959)

     

        Peu avant la Première de Valses de Vienne (1977), Barbara Karinska fut victime d'un accident vasculaire cérébral et pendant les six années qui suivirent s'accrocha à la vie sans jamais retrouver ni la mémoire ni la parole.
         Celle qui rendit en trois dimensions, fonctionnelles et portables, les visions imaginaires d'artistes comme André Derain, Salvator Dali, Balthus, Marc Chagall, Picasso ou Miro s'éteignit à New-York le 18 Octobre 1983 suivant de 6 mois dans la tombe George Balanchine. Cependant grâce au New-York City Ballet et quelques autres compagnies, ses créations enchantent toujours aujourd'hui les scènes du monde entier par cette capacité unique à saisir le mouvement des danseurs qui fut la sienne et lui permit, selon les termes de W.Terry "de faire passer la mélodie du corps à l'espace".

         


     "Je lui attribue 50% du succès des ballets dont elle a fait les costumes..."

    George Balanchine (1904-1983) 

     

     


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  • Commentaires

    1
    Sophie
    Mardi 25 Octobre 2016 à 12:28

    Bonjour, 

    Je travaille sur Barbara Karinska. J'aimerais trouver la source de toutes ses informations. Pouvez-vous me dire où vous avez trouvé ça ? 

    Es-ce sur danceteacher magazine ?

    Merci d'avance, 

    Sophie 

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