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    Delphine Moussin dans le rôle de Cendrillon



        "Un jour comme elle était au bain, un aigle enleva une de ses sandales des mains de sa suivante, et s'envola vers Memphis où il la laissa tomber dans les replis de la robe du roi qui rendait justice en plein air dans une des cours du palais. Emu par les proportions mignonnes de la chaussure et le merveilleux de l'aventure le souverain envoya aussitôt des agents par tout le pays à la recherche de la femme dont le pied pourrait chausser une telle sandale; ceux-ci finirent par la trouver dans la ville de Naucratis et l'amenèrent au roi qui l'épousa et qui, après sa mort, lui fit élever ce magnifique tombeau".

       L'héroïne de cette histoire se nomme Rhodopis (Yeux de rose) et le tombeau en question est la pyramide de Mykerinos (l'une des trois célèbres pyramides du site de Giseh), qu'une légende contée par le grec Strabon (58av.JC-25) attribuait effectivement comme dernière demeure à cette courtisane aux beaux yeux... Retranscrite au IIIème siècle par Elien (175-235), cette fable représente certainement la plus ancienne version connue de Cendrillon dont plus de 500 interprétations différentes apparaitront par la suite au cours des siècles, en Asie, en Amérique (la légende d'Oochigeas a été popularisée par la chanson de Roch Voisine), et en Europe où l'on découvre dans le premier recueil de contes de fées, Le Pentamerone (1634-36) de Giambatista Basile, les aventures de La Gatta Cenerentola, La Chatte des Cendres.

     

     

         Il semble que ce soit la fiction italienne qui ait inspiré Charles Perrault (1628-1703) lorsqu'il écrivit en 1697 Cendrillon ou la petite pantoufle de verre, repris en 1812 par les frères Grimm, fixant définitivement cette fois le conte dans l'imaginaire collectif sous la forme qu'on lui connait.
        En rédigeant son célèbre récit, l'auteur se doutait-il qu'il serait aussi largement repris à la scène?

        Depuis maintenant plus de deux siècles Cendrillon chante, danse et vit sous nos yeux, et l'histoire de la pauvre jeune fille à qui une belle mère et deux soeurs rendent la vie impossible, mais qui épouse finalement un beau prince grâce à l'intervention d'une bonne fée, est omniprésente dans le monde du spectacle, qu'il s'agisse d'opéra, ballet, cinéma, dessin animé ou comédie musicale...

        C'est en 1803 qu'elle fait, en Angleterre, sa première apparition au théâtre, mais il ne s'agit à l'époque que d'un simple divertissement, et le premier véritable ballet sur le thème ne sera produit que dix ans plus tard à Vienne. Il sera suivi à Londres en 1822 par une nouvelle chorégraphie élaborée sur une partition du catalan Fernando Sor, tandis que Paris découvre à cette époque l'héroïne de Perrault avec l'opéra de Rossini (1792-1868), La Cenerentola, inspiré de l'oeuvre de Nicolo Isouard (1773-1818), un compositeur français oublié aujourd'hui dont le Cendrillon avait remporté en son temps un succès considérable qu'égalera en 1899 celui de Jules Massenet (1842-1912). 

        Cet univers magique de fées et de princes, ne pouvait qu'inspirer le maitre du ballet à grand spectacle, Marius Petipa (1818-1910), qui monta le ballet à Saint Petersbourg le 17 Décembre 1893 sur une musique du baron Boris Vietinghoff-Schell, et un livret de Lydia Pashkova et Ivan Vsevolojski. Chorégraphié par Enrico Cecchetti (Acte I et III) et Lev Ivanov (Acte II), ce Cendrillon a marqué les mémoires avec les débuts au Marinski de Pierina Legnani qui, ce soir là, selon les dires de la critique:
         "a tout balayé devant elle"...


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    Pierina Legnani (1868-1930) dans le rôle de Cendrillon


        Legnani fit un triomphe en exécutant pour la toute première fois ses célèbres 32 fouettés, et Skalkovsky relate ainsi la soirée dans La Gazette de Saint-Petersbourg:
        "Au cours du dernier acte, Legnani s'est positivement surpassée. Lorsque Emma Bessona a dansé le rôle principal de La Tulipe de Harlem, elle a exécuté 14 fouettés. Dans sa variation Legnani en a exécuté 32 sans s'arrêter et sans dévier d'un pouce. Le public aux anges, ovationna la ballerine et lui enjoignit de répéter sa variation: Legnani en ré-interpréta 28..." (Un exploit qu'elle réitérera dans Le Lac des Cygnes, y imprimant cette fois son sceau de manière indélébile)
        Le succès de la production fut considérable, et la scène du bal au château à l'Acte II interprétée par les solistes et le corps de ballet dans le plus pur style du XIXème siècle et la tradition Petipa, restera longtemps dans les annales (L'Acte II sera d'ailleurs repris par Lev Ivanov pour les adieux de Pierina Legnani au Marinski le 5 Février 1900).

     

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    Illustration de Gustave Doré dans l'édition de 1867 intitulée Les Contes de Perrault.
            "On n'entendait qu'un bruit confus: Ah, qu'elle est belle!" 


        Le Cendrillon de Marius Petipa aura cependant un destin moins prestigieux que celui de ses frères, Casse Noisette ou autre Belle au Bois Dormant, et ne s'imposa pas comme référence pour les chorégraphes à venir. Quand à la version que Mikhaïl Fokine présenta à Covent Garden le 19 Juillet 1938 avec Les Ballets Russes de Monte Carlo celle-ci ne fit guère mieux. Sur une musique de Frédéric d'Erlanger, le chorégraphe en avance sur Walt Disney s'y était amusé à introduire un rôle pour le chat de Cendrillon (Tatiana Riabouchinska), et son fils Vitale décrit ainsi la création de son père:

        "Le ballet était beau par son cadre naïf, son inventivité chorégraphique et son interprétation excellente. Destiné au jeune public, il ne portait aucun message profond, et n'introduisait aucune forme nouvelle de danse. Et l'interprétation des deux méchantes soeurs par des hommes avec un maquillage excessif ajoutait un véritable élément de comédie".
                                         (Fokine: Mémoires d'un Maitre de Ballet)

         Monté pour la dernière fois pendant une tournée aux Etats Unis en 1940-41, le ballet disparut malgré tout comme ses prédécesseurs, sans avoir donné à Cendrillon ses lettres de noblesse... 

     

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    Tatiana Riabouchinska dans le rôle de Cendrillon


        Lorsqu'à la demande de Galina Oulanova qui venait de triompher dans Roméo et Juliette, Prokofiev commence en 1941 l'écriture de Cendrillon, le compositeur va enfin après toutes ces années combler cette lacune, et offrir au monde du ballet la partition de référence... (la liste des nombreuses versions de Cendrillon deviendrait fastidieuse, mais on peut toutefois mentionner que Johann Strauss, Weber et Rossini furent mis à contribution pour l'occasion par les chorégraphes)
        Ayant interrompu son travail pour composer son opéra Guerre et Paix, Prokofiev ne termine son ballet qu'en 1944; il a, à cette époque, regagné la Russie, et toute la nostalgie qu'il éprouve alors pour l'Occident se retrouve dans cette musique mélodique dont les accents n'ont rien de très slave bien qu'il n'en dédie pas moins cependant son oeuvre à Tchaïkovski et la présenta ainsi:

        "Je le conçois comme un ballet classique avec des variations, des adagios, des pas de deux... Je vois Cendrillon non seulement comme un personnage de conte de fées, mais également comme un personnage en chair et en os qui vit parmi nous et nous émeut... Ce que j'ai voulu exprimer par ma musique c'est l'amour poétique de Cendrillon et du Prince, la naissance et l'éclosion de cet amour, les obstacles dressés sur son chemin, et finalement l'accomplissement d'un rêve... et j'ai essayé de peindre les différents personnages de telle manière que les spectateurs ne puissent pas ne pas partager leurs joies et leurs peines".

         Si la chorégraphie de Rotislav Zakharov, présentée pour la première fois au théâtre Bolchoï le 21 Novembre 1945, avec Olga Lepechinskaïa dans le rôle titre, n'a pas davantage survécu que les précédentes, la partition de Sergueï Prokofiev s'imposera, elle, dorénavant aux chorégraphes qui vont interpréter cette fois le conte à leur manière, revisitant la fable à travers la musique sous des éclairages nouveaux.

     

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    Sergueï Prokofiev (1891-1953)

     

        Le premier à faire mondialement connaitre la partition de Prokofiev fut Frederic Ashton (1904-1988), dont le ballet présente sa propre vision du monde de Petipa, dans lequel une danseuse de demi-caractère rêve de devenir une ballerine. Créé le 23 Décembre 1948 à Covent Garden, avec Moira Shearer (Margot Fonteyn s'était blessée) Cinderella, est inscrit au répertoire de plusieurs compagnies et demeure encore aujourd'hui la version du ballet la plus célèbre et la plus jouée (Considéré aujourd'hui en Angleterre comme l'un des grands classiques du ballet au même titre que Le Lac des Cygnes ou Casse Noisette, Cinderella y fait partie des spectacles incontournables de Noël).

     

    Alina Cojocaru    Cendrillon Acte II   (Prokofiev- Ashton)


        On sait depuis longtemps que les contes de fées ne sont pas aussi innocents qu'ils peuvent le paraitre, en témoignent les relectures personnelles et parfois inattendues auxquelles Cendrillon n'a pas échappé.
         En 1963, Paris découvre une nouvelle adaptation du ballet de Prokofiev chorégraphiée par Vaslav Orlikowski, à laquelle participait Géraldine Chaplin, ballerine avant d'être actrice, dont le célèbre père sera évoqué dans la version que Noureev crée à Paris en 1986, car le chorégraphe s'est amusé à transposer l'histoire dans l'univers hollywoodien des années 1930:

        Découverte par un producteur de cinéma, une modeste jeune fille échappant à un père alcoolique et à une marâtre odieuse fait ses débuts à l'écran et accroche au passage le coeur du jeune premier.
        Tout en adaptant le récit, la création de Noureev l'enrichit des résonances freudiennes chères au chorégraphe, et on y retrouve l'habituel désir de s'évader de la dure réalité, le rêve initiatique, le réel qui rejoint l'imaginaire, et enfin l'art comme accomplissement du rêve devenu réalité.

        "Le ballet Cendrillon est devenu un rêve de cinéma. Un rêve de robe blanche, teintée d'un peu de rose pour rendre hommage à l'innocence, légèrement argentée aussi parce que Cendrillon est un personnage d'aujourd'hui, elle ne rêve que d'une chose: devenir star. Dans ma version de Cendrillon la fée s'est alors métamorphosée en producteur de cinéma, seul personnage de la mythologie moderne capable par la magie de son art de transformer une citrouille en carrosserie de voiture"  
                                                                   (Rudolf Nureev 1986)

     

    Sylvie Guillem  Cendrillon Acte I   (Prokofiev-Nureev)

     (Le Cendrillon de Rudolf Noureev fut créé à l'Opéra de Paris le 25 Octobre 1986 avec Sylvie Guillem et Charles Jude dans les premiers rôles, et Monique Loudières et Isabelle Guérin dans ceux des soeurs. Inscrit au répertoire de l'Opéra de Paris, il est entré ensuite à ceux de l'Opéra de Naples et de la Scala de Milan)

        Un an avant Noureev, Maguy Marin avait donné à Lyon une autre Cendrillon, nettement plus insolite que celles de ses devanciers dans laquelle elle déplace l'histoire dans un monde de poupées de chiffon où les danseurs masqués, à la gestuelle maladroite et saccadée, évoluent dans le décor d'une maison de poupée:
        Un triomphe, qui a fait le tour du monde (le ballet a même été donné sur la scène du Bolchoï à Moscou) et lancé la carrière internationale du Ballet de l'Opéra de Lyon, portant haut la réputation de la danse contemporaine française.

     

    Cendrillon Acte II   Opéra de Lyon  (Prokofiev- Maguy Marin)

     

        Parmi les versions les plus récentes il faut encore citer celle que Jean Christophe Maillot créa pour l'Opéra de Monte Carlo le 3 Avril 1999 où dans un décor de livre d'images il combine humour et poésie, et donne cette fois aux personnages du conte une dimension humaine inhabituelle tout en y incorporant la notion de l'au-de-là:
        C'est en effet guidée par le souvenir de sa mère que Cendrillon, à la recherche de reconnaissance et d'amour, fait son chemin parmi une cour impitoyable et ridicule, et le ballet, à la lisière du contemporain, nous propose une relecture déroutante qui met en avant la symbolique du conte plus que l'histoire à proprement parler.

     

    Cendrillon  Ballets de Monte Carlo  (Prokofiev- Jean-Christophe Maillot)

     

        A l'heure actuelle, l'héroïne de Perrault a déjà bien entamé sa carrière dans le XXI ème siècle avec, entre autres, la comédie musicale de Luc Plamodon: Cindy- Cendrillon 2002.
        Mais un nouveau ballet verra-t-il, lui, le jour? Serait-il la version de trop de ce conte qui reste parmi les plus lus ?... Pas si sûr...
        Car, histoire universelle du Bien et du Mal qui démontre qu'avec un peu de chance tout est possible, Cendrillon, la lointaine descendante de Rhodopis, n'a certainement pas encore fini de nous en conter...

     

     

    Pantoufle "en verre" ou "en vair"?
        L'édition de 1697 du conte de Perrault mentionne sans ambiguité une "pantoufle de verre". Le verre est à cette époque un matériau précieux et l'on retrouve des pantoufles de verre ou de cristal dans les contes catalans, écossais ou irlandais.
        Ce sont deux représentants de la gent masculine, Honoré de Balzac et Emile Littré, qui estimant la chose totalement "déraisonnable" voulurent corriger cette graphie en "vair" (fourrure d'écureuil petit-gris), d'où la querelle qui s'est installée depuis...
        On imagine pourtant très mal une princesse aller au bal en charentaises...                                                             Quoi que...

     

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    Anna Pavlova dans le rôle d'Aspicia

     

         "J'ai un pressentiment que nous trouverons dans la vallée de Biban-el-Molouk une tombe inviolée, disait à un jeune anglais de haute mine un personnage beaucoup plus humble, en essuyant d'un gros mouchoir à carreaux bleus son front chauve où perlaient des gouttes de sueur..."

                              Théophile Gautier - Le Roman de la Momie (1858)

     

        Ainsi débute le récit d'une histoire d'amour où sont intimement mêlés tous les ingrédients du romantisme, des couleurs de l'exotisme à l'atmosphère gothique des tombeaux, et qui passionna dès sa parution un public encore fasciné, à l'époque, par la découverte du site de Memphis quelques années auparavant.

        Les fouilles du canal de Suez en 1859, et les nombreux récits des élites éduquées revenant de leur "Grand Tour" avaient encore ravivé cet intérêt pour l'Egypte ancienne lorsque, fin 1861, Marius Petipa fut convoqué à la hâte par le directeur du Marinsky lui demandant anxieusement s'il serait capable de monter un ballet en six semaines... Et après qu'il eut répondu : "Oui... je vais essayer et je réussirai probablement...", c'est du roman à la mode de Théophile Gautier que le chorégraphe choisit de s'inspirer afin de satisfaire les goûts du moment.

        Il s'agissait en fait de répondre à une requête de Carolina Rosati exigeant de créer un dernier rôle avant ses adieux à la scène, un événement inattendu qui représente alors pour Petipa une occasion inespérée, car il n'a monté, depuis son arrivée à Saint-Petersbourg en 1847, que des ballets en un Acte ou repris des oeuvres déjà existantes, dans l'ombre du maitre de ballet en titre, Saint-Léon, qu'il assiste. Et ce projet qui prend tout le monde de court, et que le chorégraphe se voit attribuer en catastrophe, lui offrira enfin pour la première fois la possibilité de donner toute la mesure de son talent dans une oeuvre mêlant grands ensembles, nombreuses variations, danses de caractère et scènes de pantomime.

     

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                                    Carolina Rosati dans Le Corsaire

     

        En trois Actes et neuf tableaux, La Fille du Pharaon composé sur une musique de Cesare Pugni et un livret rédigé en collaboration avec Jules Henri Vernoy de Saint George, va effectivement se révéler un ballet grandiose, une production chorégraphique de la veine des grands opéras, instaurant le "style Petipa" avec le ballet à grand spectacle:

        Lorsque le rideau s'ouvre sur l'Acte I, un jeune anglais, Lord Wilson, et son domestique que le "Grand Tour" a précisément conduits en Egypte, rencontrent une caravane de marchands qui les invitent sous leur tente. Cependant, une violente tempête de sable les oblige à se réfugier dans une pyramide voisine dont le gardien demande à ces hôtes imprévus de ne pas troubles la quiétude des lieux, car ici repose Aspicia, la fille de l'un des plus puissants pharaons d'Egypte. Après avoir fumé une pipe d'opium avec les marchands, Lord Wilson enivré par les fumées se trouve projeté en rêve dans le passé, la pyramide s'anime, Aspicia prend vie... et le jeune aristocrate devient lui-même Taor, qui au cours d'une chasse royale sauve courageusement Aspicia des griffes d'un lion...

     

     

         L'Acte II a pour cadre le palais du Pharaon où se préparent les fiançailles d'Aspicia avec le roi de Nubie. Cependant celle-ci n'a pas le coeur à la fête car elle s'est éprise de Taor qui partage également ses sentiments, et lorsque les deux jeunes gens se retrouvent ils forment le projet de s'enfuir du palais... Pas avant cependant que ne se soient déroulés les fastes des cérémonies, prétexte à trois grands défilés permettant de faire paraitre le Ballet Impérial dans des costumes somptueux. Petipa va exploiter à merveille cette veine brillante: Tout est réglé avec une minutie jamais égalée auparavant, des animaux font leur apparition, singe, lion, cheval, dromadaire, serpent... Et les files de danseurs et de figurants richement parés qui investissent la scène sur un rythme de marche militaire devant des décors recréant les fastes de l'architecture egyptienne, impriment au ballet grandeur et magnificence et le transforment en un spectacle d'Art total.

     

     

         Lorsque l'Acte II se termine Aspicia est alors officiellement promise au roi de Nubie mais, comme prévu, déjouant toutes les surveillances, elle s'enfuit du palais en compagnie de Taor. Les amoureux sont évidemment poursuivis et trouvent refuge dans un village de pêcheurs, cadre du premier Tableau de l'Acte III. C'est alors que, Taor s'étant joint à une expédition de pêche, Aspicia restée seule est découverte par le roi furieux et n'a d'autre recours que celui de se précipiter dans le Nil afin de lui échapper. Le second Tableau évoque le fond des eaux où l'esprit du Nil accueille la jeune fille en demandant aux grands fleuves du monde de danser en son honneur. A l'issue de cette fête (où Petipa introduisit des danses de caractère très colorées), Aspicia, condamnée à vivre en ces lieux le restant de ses jours obtient la faveur de faire un voeu... Ayant bien entendu émis le souhait de revoir Taor, elle est aussitôt renvoyée sur terre tandis que ce dernier, capturé à son retour de la partie de pêche par le roi de Nubie et ramené au palais du Pharaon, va au milieu d'autres condamnés recevoir la sentence qu'il mérite...

     

     

        Conduite au palais par les pêcheurs, Aspicia arrive à temps pour voir Taor condamné à mourir d'une morsure de cobra et, déclarant alors à l'assemblée que s'il doit mourir elle mourra aussi, la jeune fille s'élance sans hésiter vers le vase où est caché le serpent. Cependant le Pharaon ému la retient et, atttendri par son geste, lui accorde la permission d'épouser Taor devant le roi de Nubie ulcéré qui jure de se venger. Les réjouissances pour les nouveaux fiancés s'organisent aussitôt et battent leur plein, lorsque soudain... le rêve opiacé s'achève... Le jeune Lord se réveille... et revient à la réalité à jamais embellie par un merveilleux souvenir...

     

     

         Lors de la première qui eut lieu au théâtre Bolchoï Kamenny de Saint Petersbourg le 18 Janvier 1862, Carolina Rosati qui avait pour partenaire Marius Petipa fut copieusement applaudie dans le rôle d'Aspicia qui mettait en valeur à merveille ses qualités dramatiques, et lorsque après son départ Mathilde Kschessinskaïa la remplaça, cette dernière fut remarquée elle aussi pour ses qualités d'interprète mais brilla également à cause des diamants de Fabergé dont la couvraient les Romanov...

     

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    Mathilde Kschessinskaïa dans le grand Pas des Chasseresses

     

        Malgré quelques inexactitudes historiques (d'anachroniques bayadères et plusieurs costumes nationaux) ainsi qu'un mélange des styles qui soulevèrent spécialement à Moscou diverses critiques, le ballet qui durait 4 heures et comptait quelques 400 participants, s'achevait selon les dires de l'époque, en apothéose totale, et obtint un succés retentissant qui l'inscrivit pendant des années en tête du palmarès du Répertoire devant La Belle au Bois Dormant. Quand à Marius Petipa, son ballet annonçant déjà La Bayadère qui en reprendra certains éléments, lui valut la fonction officielle de Second Maitre de Ballet en titre.

     

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    Mikhaïl Mordkin dans le rôle de Taor

     

        La Fille du Pharaon fut remonté par Petipa en 1864 à Moscou où même Anna Pavlova se déplaçait pour le danser, et Alexandre Gorski en donna sa propre version en 1905, avec un nouveau livret qui s'inspirait des "découvertes scientifiques faites dans le domaine des études égyptiennes"; après quoi retirée du Répertoire pendant la révolution bolchévique, l'oeuvre qui inspira en partie Fokine pour ses Nuits Egyptiennes (1907) et Une Nuit d'Egypte (1908) serait tombée dans l'oubli sans la promesse que fit un jour Pierre Lacotte à l'un de ses professeurs...

        Dans les années 1940, ce dernier suit à l'Opéra de Paris les cours de Lioubov Egorova (1880-1972) qui évoque souvent devant lui l'histoire de La Fille du Pharaon qu'elle avait interprété, et quelques 30 années plus tard, elle lui confie avant de mourir cette mission: "On est en train de détruire le classique. Promets moi de t'en occuper!.." Et il promet...

       Pierre Lacotte remonte d'abord La Sylphide en 1971 avec un succès tel qu'il devient le spécialiste de la reconstruction des ballets romantiques et suivront ensuite notamment Coppélia (1973), Giselle (1978), ou encore Paquita (2001). Le projet de La Fille du Pharaon intéressa un moment Rudolf Noureev, alors directeur du Ballet de l'Opéra de Paris, mais il fut apparemment malheureusement obligé d'y renoncer pour des raisons budgétaires... Et c'est Vladimir Vassiliev, directeur du Bolchoï, qui releva le défi et contacta Pierre Lacotte.

     

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    Vladimir Vassiliev (1940- ) et son épouse Ekaterina Maximova (1939-2009)

     

        Une véritable enquête débuta alors afin de retrouver trace de la chorégraphie tombée dans l'oubli. A Boston Lacotte retrouva les notes de Petipa rédigées en véritables hiérogliphes où seule une valse du second Acte était lisible. La collection Sergeyev, elle, ne permit la reconstruction que de cinq des six variations de la rivière, que le chorégraphe délaissa finalement en partie ne conservant que quelques passages du second Acte, et c'est une danseuse retrouvée à Saint Petersbourg qui lui apprit un solo du deuxième Acte dont elle se souvenait. La dernière contribution fut celle de Jean Babilée, artiste à la prodigieuse mémoire, qui se remémora un solo que son maitre du Bolchoï Alexandre Volinine lui faisait travailler.

        Un ultime espoir demeurait en la personne de Marina Semanova, 94 ans, seule interprète du ballet encore en vie, et dernière Aspicia au Marinsky. Mais lorsque Pierre Lacotte lui rendit visite, la vieille dame s'excusa: "Pardonnez-moi... je ne l'ai dansé que deux fois et je n'avais que 17 ans..." Elle ne se souvenait de rien, mais donna cependant un conseil au chorégraphe (qui la surnomma son "porte-bonheur): "Vous maitrisez le style romantique! Alors, lancez vous! faites comme si vous étiez Petipa, retrouvez la mémoire du ballet!" Et c'est ainsi qu'autour des chorégraphies originales de deux valses, d'un solo, et d'un divertissement, Pierre Lacotte reconstruisit entièrement La Fille du Pharaon.


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    La Fille du Pharaon   Acte II   Défilé


        Le ballet donné au Bolchoï en 2000, avec dans les premiers rôles Svetlana Zakharova et Sergueï Filin, reçut un accueil aussi enthousiaste que le soir de sa première plus d'un siècle auparavant, mais s'attira quelques critiques lorsqu'il fut présenté en France choquant une certaine partie de l'opinion par son "incitation à la consommation de stupéfiants"... ce même public qui applaudit pourtant unanimement et ne tarit pas d'éloges sur Le Royaume des Ombres de La Bayadère sans avoir apparemment jamais réalisé qu'il est également le fruit de l'usage de ces substances illicites!

        Quoi qu'il en soit le monde du ballet ne peut qu'être reconnaissant à Pierre Lacotte d'avoir su redonner vie à la belle égyptienne... Et Lioubov Egorova qui l'incarna peut reposer en paix: son élève a tenu sa promesse.

     

     

     


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         Alors qu'il flânait dans une boutique de musique, Mikhaïl Fokine (1880-1942) découvrit un jour une suite d'oeuvres de Chopin constituée de quatre pièces: Une Polka (Op.40 N°1), un Nocturne (Op.15 N°1), une Mazurka (Op.50 N°3) et une Tarentelle (Op.43), qui avaient été orchestrées en 1892 par Alexander Glazunov (1865-1936) et regroupées sous le titre de Chopiniana (Op.46).
        Le chorégraphe ayant aussitôt songé à l'utiliser pour un ballet, l'occasion de réaliser ce projet se présenta peu de temps après lorsque Victor Dandré, l'impresario d'Anna Pavlova, lui demanda d'organiser un gala de bienfaisance au bénéfice de l'association contre l'enfance maltraitée dont il était président.
      

          La Tarentelle de Chopin (Op.43) est interprétée par Vladimir Ashkenazy
       
        La partition originale comportant trois danses de caractère, Fokine estima nécessaire d'ajouter à cet ensemble une partie plus classique sur pointes et demanda pour ce faire à Glazunov d'orchestrer la valse de Chopin en do dièse mineur (Op.64 N°2). Le musicien répondit à cette requête avec enthousiasme, ajoutant même un Prélude, et il en résulta un premier ballet, intitulé Rêverie romantique: ballet sur la musique de Chopin, divisé en cinq tableaux:
          - La Polka d'ouverture interprétée par des danseurs en habit de Cour 
          - Le Nocturne inspiré d'un épisode de la vie de Chopin à Majorque
          - La Mazurka mettant en scène un mariage polonais, et enfin
          - La Tarentelle finale aux couleurs napolitaines.
        Un ballet où les costumes folkloriques étaient majoritaires et dont la seule exception était l'épisode de la Valse qui intervenait entre la Mazurka et la Tarentelle, et pour lequel Fokine avait composé un pas de deux académique, sans trame, inspiré de l'époque romantique.
      
         Ce ballet, présenté le 23 Février 1907 au théâtre Marinsky avec Anna Pavlova, Vera Fokina (l'épouse du chorégraphe) et Anatole Oboukhoff, subit l'année suivante une transformation complète:
        La Mazurka, la Polka, et la Tarentelle furent éliminées ainsi que le Nocturne, et Fokine ne conserva de la partition d'origine que la valse, choisissant d'autres pièces de Chopin qu'il fit orchestrer par Maurice Keller et arrangea de la manière suivante:
      
          - Le Prélude en la majeur (Op.28 N°7) - Tableau initial
          - Le Nocturne en la bémol majeur (0p.32 N°2) - Ensemble exécuté par tous les danseurs
          - La Valse en sol bémol majeur (Op.70 N°1) - Variation pour une soliste
          - La Mazurka en ré majeur (Op.33 N°2) - Solo pour la danseuse étoile
          - La Mazurka en do majeur (0p.67 N°3) - Solo pour le seul danseur du ballet
          - Le Prélude initial - Solo pour une autre soliste
          - La Valse en do dièse mineur (Op.64 N°2) - Pas de deux pour la danseuse étoile et le danseur
          - La grande valse brillante en mi bémol majeur (Op.18 N°1) - Ensemble final.
        

    L'Art et la danse

                                  Mikhaïl Fokine d'après Valentin Serov
     
         Sur la nouvelle partition Fokine composa cette fois une chorégraphie essentiellement inspirée du pas de deux romantique qu'il avait conservé, et métamorphosa le ballet d'origine hautement coloré en un "ballet blanc" habillant toutes ses danseuses du tutu "à la Taglioni":
      
         "J'étais environné de 23 Taglioni et je contrôlais moi-même leur coiffure pour être certain qu'elles avaient toute la raie exactement au milieu" écrira-t-il plus tard.
      
        Cette version à laquelle il donna le titre de Chopiniana fut présentée au Marinsky encore une fois à l'occasion d'un gala de charité le 21 Mars 1908, avec pour interprètes Pavlova, Karsavina, Preobrajenska et Nijinski (et afin de laisser la plus grosse partie du bénéfice à l'association pour laquelle la soirée était donnée, les tutus furent réalisés avec d'anciens costumes dont le chorégraphe supervisa lui-même les retouches).
        

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                                      Tamara Karsavina (1885-1978)
        
        Un mois plus tard Fokine reprit entièrement cette oeuvre en un temps record de trois jours, et lui donna cette fois une apparence très proche de celle sous laquelle nous la connaissons aujourd'hui, démontrant avec bonheur que l'art de la danse ne tient pas à l'habileté technique, mais commence au contraire avec l'expressivité du corps.
       
        Car à une époque où les limites imposées par la technique classique commençaient à être remises en question, le chorégraphe qui refusera toujours pour son oeuvre le qualificatif de "pur ballet classique", prend en effet ici ses distances avec la rigidité académique, et tout en conservant les principes strictes de la danse classique, introduit dans le mouvement des bras, de la tête et du buste, une grande liberté d'expression, influencé en cela par les premières représentations d'Isadora Duncan à St. Petersbourg, en 1904, qui l'avaient considérablement impressionné:
      
         "Duncan nous rappelle la beauté des gestes simples. Elle prouve que des mouvements naturels, une course, un tour, un petit saut surpassent toute la richesse de la technique du ballet, si à cette technique doivent être sacrifiés la grâce, l'expressivité et la beauté" écrivit-il dans ses Mémoires d'un Maitre de Ballet.
      
        
       Sans structure narrative ni personnages bien définis le ballet de Fokine révèle ce nouveau style et trouve son unité autour d'un leitmotiv, l'arabesque, qui est le point focal de chaque tableau dans lequel le corps de ballet reflète la pulsion rythmique de l'accompagnement tandis que les solistes répondent à la mélodie (Fokine appelait cela "la respiration de la danse".
      

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                                   Gillian Murphy et Marcello Gomes
        
         Selon l'idée première du chorégraphe, ces évolutions devaient avoir pour cadre un fond neutre, et ce fut son ami le peintre Alexandre Benois (1870-1960) qui réussit à le convaincre d'utiliser un paysage et choisit avec lui un fragment du panorama de La Belle Endormie de Botcharov devant lequel parurent les danseuses en tutu blanc. 
      
         Parmi les solistes l'une d'elles, Preobrajenska, contrariait particulièrement Fokine avec sa manie de l'improvisation... car ce dernier qui interdisait cette fantaisie expliquait:
        
        "Si chacun refait son numéro ce ballet n'aura plus aucune unité".
        
        Tandis que Pavlova brillait, parait-il, particulièrement pendant la Mazurka où elle volait littéralement en traversant la scène:
      
         "Elle avait maitrisé la différence entre sauter et voler, ce qui est quelque chose qui ne s'apprend pas" écrivit Fokine à son sujet.
        
        
         Lorsque le ballet quitte l'affiche à St.Petersbourg, il est repris par les Ballets Russes de Diaghilev dont Fokine est devenu le chorégraphe attitré, et c'est à Paris que verra le jour sa version définitive, créée au théâtre du Châtelet le 2 Juin 1909 par Anna Pavlova, Tamara Karsavina, Alexandra Baldina et Vaslav Nijinski.
      
     

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        Contre la volonté de Fokine, et à cause du succès remporté autrefois par La Sylphide de Taglioni, Diaghilev retitre le ballet Les Sylphides et le présente avec de nouveaux décors et costumes réalisés par Alexandre Benois:
        Les danseuses, toutes vêtues à l'identique y compris les solistes, évoluent cette fois dans les ruines d'un monastère baigné par la lune où le profil d'une tombe n'est pas sans évoquer le second Acte de Giselle (créé 70 ans plus tôt) tout comme le font d'ailleurs les couronnes de fleurs blanches qui coiffent les interprètes: Un détail auquel Fokine tenait particulièrement afin d'ajouter à l'unité visuelle du ballet, et auquel il resta très sensible :
        
        "J'ai constaté dans les années qui suivirent que dans différentes compagnies certaines danseuses tentaient de se distinguer des autres avec des couronnes de fleurs de couleurs différentes" fera-t-il remarquer dans ses Mémoires.
        
        Quand au costume du danseur, une chemise blanche aux manches amples, un gilet de velours noir, une cravate de soie blanche, des collants de même couleur et une perruque de longs cheveux blonds bouclés, il ne laissa pas Benois entièrement satisfait concernant le dernier accessoire vestimentaire, car celui-ci lui rappelant les troubadours peints sur les vieux abat-jours de l'époque il craignait que le résultat ne fut comique... Quoi qu'il en soit, on constate que la perruque a depuis longtemps déserté les scènes, et certainement pour le meilleur effet...
      
     

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                          Julie Kent   Maxim Beloserkovsky  Maria Ricetto
      
        
        Toujours dans la création hâtive, Fokine de son coté alla, lui, jusqu'à mettre la dernière touche à certains passages du ballet le soir de la Première pendant les entr'actes, et acheva la pause initiale juste avant le lever de rideau:
        Il fredonnait la musique tout en plaçant les danseuses, tandis que Sergueï Grigoriev, le régisseur général, le supliait de se dépêcher car le public commençait à s'impatienter...
      

          
      
        Après Paris Fokine remonta le ballet pour plusieurs autres Compagnies dans le monde, et sa femme, Vera Fokina, et lui-même interprétèrent les premiers rôles pendant quelques années.
        Il mit le ballet en scène pour le Royal Danish Ballet (1925), le Ballet Russe de Monte Carlo (1936) ou le Ballet Theatre (1940) aujourd'hui l'American Ballet Theatre et Agnès de Mille, qui dansait le soir de la Première, en conserva apparemment un souvenir exceptionnel:
      
         "Je n'oublierai jamais la Première des Sylphides... Pas une fille ne touchait terre... dans la pénombre elles avançaient ensemble comme une vague... elles respiraient ensemble, unité spirituelle et organique..."
        
     

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                                         Corps de Ballet du Kirov 
        
        Parmi les premiers ballets sans argument jamais présenté en Europe, Les Sylphides évoque de façon abstraite l'esprit romantique et fut décrit par l'historien de la danse John Gregory comme: 
      
         "Une méditation visuelle sur la beauté, une rêverie de l'âme".
      
     Fokine lui-même disait:
        
        "Mon ballet est une rêverie romantique... Un concept représentant devant vous l'esprit de cette époque..." et il ajoutait:
        
        "J'ai lu beaucoup de descriptions des Sylphides dans des programmes, mais je n'en ai jamais trouvé une qui en donne une explication satisfaisante..."
     
     

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        Très souvent résumée en effet par cette  phrase réductrice: "Un poète à la recherche de l'idéal danse avec des sylphides", l'oeuvre de Fokine n'en remporta pas moins partout un immense succès et figure aujourd'hui au répertoire de toute les grandes Compagnies. Diaghilev la conserva longtemps pour ses Ballets Russes, Balanchine l'appelait son ballet favori et les ensembles et l'atmosphère du premier ballet, Sérénade, qu'il créa aux Etats Unis en 1934, lui doivent certainement beaucoup. Quand à Bronislava Nijinska, sa première apparition dans Les Sylphides en 1909 marqua un tournant décisif dans sa carrière:
         "J'ai eu une révélation" écrivit-elle plus tard, "quelque chose est né en moi qui a été la base de mon travail de création et influença toute mon activité artistique".
        
        Car, sous leurs faux airs de "ballet blanc" traditionnel, Les Sylphides eurent en effet une influence immense sur tous les chorégraphes du XXème siècle, et lorsque le 22 Août 1942 Mikhaïl Fokine disparut à New York, la danse venait de perdre celui qui le premier avait osé briser les tabous du "vieux ballet" classique en lui ouvrant les porte de l'expressivité.

     

    Les extraits présentés sont interprétés par Altinaï Asylmuratova, Yelena Pankova, Anna Polikova et Konstantin Zaklinsky, et le corps de ballet du Kirov.

     


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                                      Agnés Letestu dans le rôle de l'Elue


        Qui eut cru, après une répétition générale le 28 Mai 1913 dans le calme le plus parfait, que la création du Sacre provoquerait le lendemain un tel tumulte... Des musiciens tels Ravel ou Debussy présents aux côtés de toute la presse, un public pourtant compétent et bien pourvu en matière d'esprit critique, auraient-ils pu prévoir la veille pareil pugilat autour de la nouvelle production parisienne des Ballets Russes?

        "Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du Printemps reste inférieur à la réalité" écrivit le peintre Valentine Cross-Hugo, "ce fut comme si la salle avait été soulevée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles, voire des coups..."
        Certes la postérité enjoliva l'événement, Jean Cocteau notamment qui y vit une superbe occasion de se ranger résolument du coté des novateurs, mais il n'empèche, le scandale du Sacre du Printemps reste encore aujourd'hui comme l'un des plus spectaculaires dans la mémoire culturelle collective et a fait date dans les annales du théâtre des Champs Elysées qui en fut le cadre.

        Frappé du sceau du conflit, le ballet est déjà sujet à débat dès sa conception même... Marie Rambert et Bronislava Nijinska, la soeur de Vaslav, pour qui fut créé le rôle principal de l'Elue, en attribuent la paternité au peintre spécialiste de l'antiquité slave Nicholas Roerich. Ce dernier après le succés du Prince Igor, auquel il a contribué en 1909, avait effectivement ébauché plusieurs scénarios de ballets dont l'un d'eux Le Grand Sacrifice, avait pour thème un rite sacrificiel printanier.
        De son côté, Igor Stravinski prétend que l'argument du Sacre s'imposa à lui alors qu'il mettait la dernière main à l'Oiseau de Feu en Mai 1910:
        "En finissant à St. Petersbourg les dernières pages de l'Oiseau de Feu, j'entrevis un jour de façon absolument inattendue, car mon esprit était alors occupé par des choses tout à fait différentes, j'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen: les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps. Je dois dire que cette vision m'avait fortement impressioné". Il échaffauda alors l'idée d'un ballet auquel il donne même un titre: La Victime.

        Quoi qu'il en soit, c'est ensemble que les deux hommes vont travailler sur cette idée commune, Roerich sera également chargé des décors et des costumes et c'est Léon Bakst qui donnera à l'oeuvre son titre français. Séduit dès le départ, Diaghilev n'a cependant confirmé sa commande que durant l'été 1911 et Stravinski s'installe alors avec femme et enfants dans une pension de famille de Clarens, une localité de la commune de Montreux en Suisse, où il compose le Sacre "dans un placard dont les seuls meubles étaient un piano droit que j'assourdissais, une table et deux chaises". Il avouera plus tard avoir mis longtemps à savoir noter correctement, à cause de sa complexité rythmique, le motif hoquetant qui lui vint en tête dès le départ et dont il fit "la Danse Sacrale", l'ultime tableau du ballet.

        Le compositeur écrira à sa mère: "Diaghilev est fou de mon nouvel enfant, le Sacre du Printemps. Malheureusement c'est Fokine que je considère comme un artiste sur le déclin qui va en être chargé". Tout laisse supposer en effet que c'est au chorégraphe attitré des Ballets Russes, Michel Fokine, que sera confié le prochain ballet. Mais Diaghilev, très satisfait de la première chorégraphie de Nijinski, l'Après Midi d'un Faune présenté en Mai 1912, souhaite sans le dire lui en confier une seconde, et lorsque Fokine découvre qu'il a un rival en puissance il démissionne.
        Livret et musique sont fin prêts en Novembre et c'est donc à Nijinski qu'a été attribuée la charge du ballet dont les premières répétitions commencent dès la fin de l'année, au gré des tournées des Ballets Russes et des voyages de Stravinski.

     

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                      Décor de Nicholas Roerich pour la 1ère Partie du Sacre du Printemps


        Très vite le compositeur renvoie le pianiste allemand et se met lui même au piano pour jouer dans un tempo deux fois plus rapide à la limite de la possibilité des danseurs... Ces derniers sont, de plus, durement mis à l'épreuve par la chorégraphie qui leur impose un travail auquel ils ne sont pas habitués, car ce qu'a conçu Nijinski n'a plus que de très lointains rapports avec le sacro-saint dogme de l'en-dehors... 
        "Les hommes sont des créatures primitives. Leur apparence est presque bestiale. Ils ont les jambes et les pieds en-dedans, les poings sérrés, la tête baissée, les épaules voutées. Ils marchent les genoux légérement ployés avec peine... Tout cela demande beaucoup de précision aux danseurs. Ils trouvaient qu'on leur en demandait trop" écrivit dans ses Mémoires Bronislava Nijinska.
        Nijinski se heurte alors inévitablement à Diaghilev qui soutient ses danseurs et lui reproche de ne pas comprendre qu'ils n'ont pas ses facilités, mais il doit également affronter dans un autre domaine Stravinski qui déplore son manque de culture musicale... Ce dernier écrira dans son autobiographie:
        "Le pauvre garçon ne connaissait rien en musique" et ajoutera plus loin qu'on l'a "accablé d'une charge au dessus de ses moyens". S'il avait la plus grande admiration pour Nijinski en tant que danseur Stravinski trouva en effet très frustrant de devoir collaborer avec lui en tant que chorégraphe.

     

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                  Stravinski en compagnie de Nijinski interprète de Petrouchka (1911)
     

        La frustration était cependant réciproque car Nijinski supporte très mal l'attitude paternaliste du musicien:
        "Stravinski pense qu'il est le seul à s'y connaitre en musique. Lorsqu'il travaille avec moi il m'explique la valeur de la noire, de la blanche, de la croche et de la demi-croche comme si je n'avais jamais entendu parler de musique... Je préférerais qu'il me parle davantage de sa musique pour le Sacre, au lieu de me faire un cours de solfège pour débutants".
        Nijinski est cependant complètement dépassé, il faut le reconnaitre, par la complexité de l'oeuvre car, malgré ses dires, il ne possède pas les bases de solfège suffisantes pour appréhender ce genre de musique. Diaghilev demandera alors à Marie Rambert de l'assister, celle-ci va entièrement décomposer la partition et grâce aux notes qu'elle a consignées mesure par mesure le travail va pouvoir reprendre.

     

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                        Page de notes de Marie Rambert pour le Sacre du Printemps
     

        Un dernier incident va cependant encore venir contrarier les efforts de Nijinski... Sa soeur Bronislava pour laquelle il a créé le rôle principal lui apprend très tard qu'elle est enceinte et devra être remplacée... Nijinski, fou de rage, va se voir alors dans l'obligation d'apprendre rapidement le rôle à Maria Plitz, non sans avoir menacé d'aller tuer son beau-frère, et les répétitions de la plus audacieuse réalisation de la Compagnie des Ballets Russes iront ensuite jusqu'à leur terme sans autre désagrément majeur.

        Sous titré "Tableaux de la Russie païenne en deux parties", le ballet ne comprend pas d'intrigue, "c'est une cérémonie de l'ancienne Russie" précisera Stravinski, dont le premier tableau qui s'achève par la Danse de la Terre figure une adoration du dieu du printemps menée jusqu'à l'extase par les hommes qui piétinent le sol, terre nourricière, tandis que le second, le Sacrifice, glorifie l'Elue jusqu'à son immolation et culmine dans la Danse Sacrale.

        Lorsque l'orchestre attaque les premières mesures le soir du 29 Mai, si une légitime angoisse est bien présente, personne cependant n'imagine ce qui va suivre...Trop habitués que nous sommes aux nouveaux genres musicaux d'aujourd'hui il nous est difficile de concevoir quelle fut la véritable violence de l'impact du Sacre sur le public d'il y a un siècle lequel, déconcerté quoi qu'il en soit par cette musique à la limite du désagréable, et dérangé par les éléments d'un langage musical peu familiers et même brutaux, ne fit pas attendre sa réaction...

     "J'ai quitté la salle dès les premières mesures du Prélude qui tout de suite soulevèrent des rires et des moqueries. J'en fus révolté" écrira Stravinski dans ses Chroniques de ma Vie, "les manifestations, d'abord isolées, devinrent bientôt générales et provoquant d'autre part des contre manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable".

        Stravinski passera alors en coulisses où il trouvera Nijinski debout sur une chaise s'efforçant désespérément de hurler la mesure aux danseurs déboussolés (pas une mince affaire lorsqu'on saura qu'en russe les nombres au dessus de dix comprennent TROIS syllabes) tandis que Diaghilev, qui retient par derrière Nijinski dangereusement penché en avant, fait alternativement éteindre et rallumer la salle, tentant vainement de calmer le tumulte.
        Pierre Laloy décrit ainsi l'auditoire survolté:
    "J'était placé au dessous d'une loge remplie d'élégantes et charmantes personnes de qui les remarques plaisantes, les joyeux caquetages, les traits d'esprit lancés à voix haute et pointue, enfin les rires aigus et convulsifs formaient un tapage comparable à celui dont on est assourdi quand on entre dans une oisellerie... Mais j'avais à ma gauche un groupe d'esthètes dans l'âme desquels le Sacre suscitait un enthousiasme frénétique, une sorte de délire jaculatoire et qui ripostaient incessamment aux occupants de la loge par des interjections admiratives, par des "bravo" furibonds et par le feu roulant de leurs battements de mains, l'un d'eux pourvu d'une voix pareille à celle d'un cheval hennissait de temps en temps, sans d'ailleurs s'adresser à personne, un " A la po-o-orte!" dont les vibrations déchirantes se prolongeaient par toute la salle".
        Ces esthètes glapissants étaient en fait une très mauvaise "bonne idée" de Diaghilev qui, après les remous causés par l'Après Midi d'un Faune, avait cru bon d'engager une sorte de claque pour soutenir la  nouvelle création contre d'éventuels opposants... Dans la réalité ceci ne fit que mettre le feu aux poudres et envenima la virulence des détracteurs dans une surenchère bientôt incontrolable...

        "Le vacarme dégénéra en lutte" poursuivit Cocteau, "la comtesse de Pourtalès brandissait son éventail et criait toute rouge : C'est la première fois en soixante ans qu'on se moque de moi!".
        L'agitation se transforma en bagarre et nécessita l'intervention de la Police qui ne restaura d'ailleurs qu'un semblant d'ordre, tandis que l'orchestre ne cessait de jouer dirigé stoïquement par l'imperturbable Pierre Monteux (Courageuse entreprise car le vacarme était tel qu'il couvrait la musique que ni les spectateurs ni les artistes n'entendaient plus)
        Le spectacle sur scène ne sera d'ailleurs pas davantage interrompu et les spectateurs moqueurs réclameront à l'occasion "Un docteur, un dentiste, deux dentistes!" pour les vierges qui dansent en se tenant la tête entre les mains...

     

            Le Sacre du Printemps    Extrait de la 1ère Partie interprété par le ballet du Kirov,                           Chorégraphie de Vaslav Nijinski, décor et costumes de Nicholas Roerich.


        La critique ne résiste pas à se répandre largement le lendemain sur "Le Massacre du Printemps"... Et l'on découvre que la grande majorité des articles, sinon la quasi totalité, laissent de côté la musique, tous s'accordant simplement à dire qu'on ne l'entendait pas (certains ne nomment même pas le compositeur...) Car la plupart des revues parisiennes révèleront en effet que c'est la chorégraphie de Nijinski plus que la musique qui entretint la fameuse émeute.
        Adolphe Boschot dans l'Echo de Paris ironise sur "les bonnets pointus et les peignoirs de bain" dont sont affublés les danseurs "qui répètent cent fois de suite le même geste: ils piétinent sur place, ils piétinent, ils piétinent et ils piétinent... Couic: ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent... Couic..." Plus loin il déplore "une pose tortionnaire" et "un unanime torticolis"...

        Stravinski était  lui-même resté très critique vis à vis de cette chorégraphie et l'écrira dans ses Chroniques en 1935:
        "L'impression générale que j'ai eue alors, et que je garde jusqu'à présent de cette chorégraphie, c'est l'inconscience avec laquelle elle a été faite par Nijinski. On y voyait tellement son incapacité à assimiler et à s'approprier les idées révolutionnaires qui constituaient le credo de Diaghilev et qui lui étaient obstinément et laborieusement inculquées par celui-ci. On discernait dans cette chorégraphie un très pénible effort sans aboutissement plutôt qu'une réalisation plastique simple et naturelle découlant des commandments de la musique".

        Quoi qu'il en soit, il nous est une fois encore très difficile de concevoir aujourd'hui ce que fut le choc culturel provoqué par la modernité radicale représentée par la chorégraphie du Sacre, environnés que nous sommes de contorsionnistes en tous genres...
       Mais quelle que soit la qualité chorégraphique de l'oeuvre qui ne fut représentée que huit fois et que chacun est libre d'apprécier à sa guise, celle-ci  n'en marquera pas moins la mise à mort de l'ancien monde des idées, car la force sauvage de ce primitivisme sacrificiel a servi de repère à tous ceux qui ont établi pour la musique l'avénement de l'ère contemporaine, tout comme les masques africains des Demoiselles d'Avignon de Picasso l'ont fait dans le domaine de la peinture.

     

    L'Art et la danse

                               Les Demoiselles d'Avignon  Pablo Picasso (1907)


        Stravinski a introduit l'idée de fragmentation du temps musical à facettes exactement comme les peintres essaieront de montrer à travers l'image plusieurs dimensions, tous définissant en même temps le Cubisme.

       La musique du Sacre trouvera enfin sa consécration l'année suivante après une audition en concert à Paris en Avril 1914. Stravinski sera porté en triomphe par ses admirateurs dans les rues de la capitale, le dos de son frac déchiré par des fans tirant chacun sur un pan de sa queue de pie!

        Quand à la chorégraphie originale de Nijinski tombée dans l'oubli, celle-ci a pu être reconstituée grâce au travail acharné de Millicent Hodson qui après 15 années de recherches est parvenue avec l'aide de Marie Rambert à recomposer le Sacre originel dont décors et costumes furent réalisés à l'identique par Kenneth Archer (Présentée le 30 Septembre 1987 à Los Angeles par le Joffrey Ballet l'oeuvre est aujourd'hui inscrite au répertoire de l'Opéra de Paris et du théâtre Marinski).

        Bien avant cela Maurice Béjart en avait donné en 1959 sa propre version qui laissa Stravinski très étonné: "Je n'avais jamais mis autant de sexe là dedans!" commenta-t-il!

     

            Le Sacre du Printemps (2ème Partie)  Interprété par Le Béjart Ballet de Lausanne


        Les interprètes de Pina Bauch évoluent, eux, en 1975 sur une scène couverte de tourbe qui macule leurs corps suants à mesure que se déroule l'action, tandis qu'Angelin Preljocaj donne lui en 2001 dans le "nu culturel" et déshabille complètement l'Elue, un "effeuillage psychologique" nécessaire selon lui..., et en 2004 Emmanuel Gat proposera à son tour une relecture encore différente de l'oeuvre sur des pas de salsa.

     

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                                   Le Sacre du Printemps (A.Preljocaj-2001)  

     

                      "Une musique de sauvages avec tout le confort moderne!" avait dit Debussy, mais également, avait-il ajouté, une pièce "qui arrache nos vies aux racines"...

                        Le Sacre touche effectivement nos instincts les plus profonds, ceux que la civilisation a précisément entérrés vivants, et ce tourbillon de pulsions, somme toute biologiques, nous rappelle qu'aussi loin qu'iront les hommes et les femmes dans leur quête spirituelle, culturelle, ou intellectuelle, ils ne cesseront de buter irrémédiablement sur cette faille.

     

     

     


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                                   Aminta et Sylvia  par  François Boucher (1703-1770)

      
     "Boy loves girl, girl captured by bad man, girl restored to boy by god"...

     

    C'est ainsi que Frederick Ashton (1904-1988) résume avec humour, lors de sa reprise du ballet en 1952, l'action de Sylvia fréquemment considérée comme médiocre:

        "Garçon aime fille, fille enlevée par méchant homme, fille rendue au garçon par dieu"... 

    Il faut reconnaitre que l'histoire ne permet pas beaucoup d'interprétation personnelle et n'est guère captivante, et que sans la contribution de Delibes le ballet serait vite tombé dans l'oubli.


        Initialement intitulé "Sylvia ou la Nymphe de Diane", le premier ballet monté à l'Opéra Garnier qui vient d'être inauguré, s'inspire d'une pastorale dramatique en vers et cinq actes avec prologue et choeurs que le poète Torquato Tasso, dit le Tasse (1544-1596), écrivit en 1563 et représenta la même année à la Cour de Ferrare sur l'ile de Belvédère où les ducs de Ferrare organisaient des fêtes.

                         "A l'ombre d'un beau hêtre étaient un jour assises,
                          Phyllis et ma Sylvia, et j'étais avec elles...."

        Les aventures effroyablement complexes des deux héros, Aminta et Sylvia, eurent à l'époque un succés considérable et quelques trois siècles plus tard Jules Barbier et le baron de Reinach les ressortent de l'oubli et les adaptent (après beaucoup de simplifications...) pour le ballet de l'Opéra de Paris.

        C'est  Louis Mérante (1828-1887), alors premier Maitre de ballet, qui sera le chorégraphe (et interprètera également le rôle d'Aminta), quand à la partition elle est confiée à Léo Delibes. Ce dernier dut regretter amèrement la disparition de Saint Léon, mort en 1870, avec lequel il avait collaboré pour créer son premier ballet Coppélia (1870). Car bien que fort compétent Louis Mérante n'avait ni l'intuition ni l'expérience de Saint Léon, et le scénario que l'on imposait au compositeur manquait d'intérêt dramatique et ne comportait aucune échappée pour le genre d'inspiration qui l'avait animé dans Coppélia.

     

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                                                   Louis Mérante

        La première répétition eut lieu le 15 Août 1875. Un tiers seulement de la partition avait été écrit et celle-ci fut constamment revue, reprise et transformée tout au long de son élaboration qui progressa au gré des désirs de Rita Sangalli (à qui a échu le rôle titre) ou de ceux de Louis Mérante interprète et chorégraphe exigeant (Léo Delibes, heureusement, était capable d'effectuer les modifications très rapidement...)
        Par bonheur ces difficultés n'inhibèrent pas le compositeur qui conçut un chef d'oeuvre, non seulement d'une merveilleuse richesse mélodique, mais aussi dans un style symphonique tout à fait neuf pour l'époque, qui classe l'oeuvre de Delibes très innovante, aux côtés de son prédécesseur Coppélia, parmi les tout premiers ballets modernes. Tchäïkovski qui eut l'occasion d'assister à une représentation de Sylvia à Vienne en 1876 fut rempli d'enthousiasme devant son inventivité et en fit part à son ami le compositeur Sergeï Taneyev en ces termes:
        "C'est le premier ballet dans lequel la musique constitue non seulement le principal mais le seul intérêt. Quel charme, quelle élégance, quelle richesse dans la mélodie, le rythme, l'harmonie!"
         Et il avoue:
        "Cela m'a fait honte...Si j'avais connu cette musique auparavant, je n'aurais, bien sûr, jamais écrit le Lac des Cygnes".
     

    L'Art et la danse

                                                     Léo Delibes

         Sylvia redéfinit en effet le rôle de la musique de ballet reléguée jusque là à l'arrière plan sans autre utilité que celle d'évoquer une atmosphère. Car la partition ici s'impose, et en participant à l'action au même titre que la chorégraphie, les danseurs, les décors ou les costumes, acquiert une importance descriptive toute nouvelle que certains qualifièrent de pré-impressioniste.

        L'oeuvre de Delibes est également remarquable par l'utilisation du "leitmotiv", une autre nouveauté pour l'époque, et les passages les plus épiques ne sont pas sans rappeler Wagner (1813-1883) dont le compositeur est grand admirateur: Les "chasseresses", fidèles de Diane pourraient facilement passer pour d'antiques Walkyries, avec toutefois un pas plus léger et quelques kilos en moins...

     

     

         Cependant, Léo Delibes s'en défendit lui même:

    "Si j'ai voué au maitre allemand une profonde admiration, je me refuse comme producteur à l'imiter".
        Le modèle pour les "chasseresses" est plus certainement français: "La chasse Royale" des Troyens d'Hector Berlioz (1803-1869) que Delibes connait très bien car il était chef de choeur lors de la Première, et c'est le monde virgilien de Berlioz avec ses faunes, ses satyres et ses dryades qui est plus vraisemblablement la toile de fond utilisée dans Sylvia:

        "La musique de Delibes parvient souvent à sublimer le décor, plus que Berlioz n'en fut jamais capable" écrira David Nice dans son ouvrage Etudes sur Sylvia (Yale University Press)

        Des décors au luxe jugé excessif par certains et dont la réalisation, comme il était de tradition à l'époque, fut répartie entre plusieurs artistes travaillant pour l'Opéra: Joseph Chéret réalise ceux des deux premiers Actes et les associés Auguste Rubé et Philippe Chaperon ceux de l'Acte III. Toutefois leur travail somptueux sera chichement éclairé ce qui nuira à la qualité de la production dont les costumes réalisés par Lacoste seront eux pour leur part largement appréciés.

     

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                                          Sylvia   Décor pour l' Acte III

        La chorégraphie de Mérante, quand à elle, suit l'intrigue du livret de façon détaillée et pour cette raison fera une large part au dialogue mimé qui rend les rôles masculins, y compris celui d'Aminta, parfois plus proches de la pantomime que de la danse (le personnage d'Orion fut d'ailleurs confié au mime italien Magri Gennaro).
        Malheureusement, à côté des grands mouvements d'ensemble prétextes aux évolutions du Corps de ballet (les nymphes chasseresses ou le cortège de Bacchus), le ballet ne mettra que très peu en valeur les meilleurs éléments, réservant surtout les variations à l'héroïne campée par Rita Sangalli (1849-1909) qui brillait dans trois morceaux de bravoure: la scène de l'escarpolette à l'Acte I, celle où elle ennivre Orion à l'Acte II, et le clou du spectacle, celle dite des "pizzicati" où Sylvia voilée se fait reconnaitre d'Aminta.

        Et lorsque tous ces efforts conjugués voient leur aboutissement le soir du 14 Juin 1876, le livret programme a déjà connu deux impressions... dont la première ne fut pas mise en vente à la suite d'une réclamation de Rita Sangalli... Car la vedette du spectacle outrée que les rôles masculins soient mentionnés avant les rôles féminins exigea en effet une rectification et obtint gain de cause... 

     

    L'Art et la danse

     

        L'Acte I a pour cadre une forêt sacrée où faunes et nymphes vénèrent la statue du dieu Eros qui domine la clairière. L'intrusion du berger Aminta secrètement amoureux de Sylvia, la nymphe préférée de Diane, interrompt le rituel et lorsque celle-ci arrive suivie de son cortège de chasseresses il fait en sorte de se dissimuler soigneusement. Mais il est cependant découvert, et Sylvia à qui il avoue ses sentiments en conçoit une colère si violente qu'elle s'apprête à tirer une flèche dans sa direction, lorsqu'elle détourne subitement son courroux contre ce dieu qui a semé l'amour dans le coeur du berger et vise la statue... Aminta qui s'interpose reçoit la flèche qui lui porte un coup fatal, et la statue, Eros en personne, tire alors sur Sylvia et la rend, pour sa punition, amoureuse d'un mort...

     



        Orion, un chasseur épris lui aussi de la nymphe, vient d'assister à la scène et se réjouit de la disparition de son rival, et tandis que celle-ci s'attendrit maintenant sur sa victime, il en profite pour l'enlever. C'est alors que les paysans éplorés découvrent le corps sans vie d'Aminta, mais le berger sera bientôt ranimé par un sorcier qui est en réalité Eros et, informé par ce dernier des actions d'Orion, il se lance à la poursuite de sa bien-aimée.

     

     

         Le rideau de l'Acte II s'ouvre sur le décor d'une grotte dans laquelle Orion tient Sylvia prisonnière. Celui ci lui propose vainement bijoux et cadeaux de toutes sortes en échange de son amour, mais sans succés... La nymphe pleure maintenant amèrement Aminta et réussit grâce à une ruse à echapper à son geôlier qu'elle a fait boire, lui et ses gardes, jusqu'à ce qu'ils sombrent dans l'inconscience. L'intervention d'Eros lui permet alors de quitter ces rivages hostiles.

     

     

        L'Acte III se déroule sur un bord de mer près du temple de Diane, où ont lieu des Bacchanales. L'arrivée d'Aminta est suivie par celle d'un pirate (Eros déguisé) qui retient sur son bateau des jeunes filles voilées. Ce dernier lui apprend que parmi elles se trouve Sylvia, et lui promet que s'il réussit à la reconnaitre elle lui appartiendra.
        Les amoureux sont réunis bien évidemment, mais c'est alors que fait irruption Orion furieux qui les oblige à se réfugier dans le temple de Diane. Le chasseur tente d'y pénétrer à leur suite, mais sera aussitôt abattu par une flêche de la déesse qui, dans son courroux, veut également châtier Sylvia coupable d'avoir aimé un mortel. Eros qui reprend son apparence rappelle à cette dernière qu'elle fut aussi en son temps amoureuse d'Endymion, et Diane finalement pardonne au milieu de la fête générale.

     

               Sylvia Acte III      Darcey Bussel


    Les extraits présentés sont la chorégraphie de Fréderick Ashton pour le Royal Ballet avec dans les principaux rôles Darcey Bussell (Sylvia)  Roberto Bolle (Aminta) Thiego Soares (Orion) et Martin Harvey (Eros).
     

        Le succés du ballet fut très modéré. Il n'y eut que 7 représentations dont les trois premières avaient, de plus, été données seules sans opéra d'accompagnement, une innovation très peu appréciée du public, et la critique dans l'ensemble émit des avis très partagés:

        "Le malheur est que Mr. Mérante, artiste estimable et qui ferait, je crois, un excellent répétiteur de danse n'a aucunement l'étoffe d'un maitre de ballet... Je n'ai pas souvenir dans le genre de quelquechose de plus nul et de plus vide" écrivit Charles de la Rounat...

    Quand au critique de "Paris Journal" il resta lui totalement insensible à l'engouement provoqué par l'étoile milanaise:
        "Par où le sensualisme peut-il trouver à se satisfaire avec cette vigoureuse et mâle ballerine, avec cette Sylvia muscleuse dont le biceps puissant assommera d'un coup le frêle Aminta au premier regard que celui-ci s'avisera de lancer à quelqu'autre nymphe de Diane? Chez mademoiselle Sangali, rien n'est donné à la grâce, au charme, tout est réservé à l'effort puissant, aux coups de force, et malgré son énergique mérite de danseuse, il lui manque l'art souverain, l'art de plaire".

        Paul Victor émettra pour sa part une opinion différente et, admirant le travail de Louis Mérante dont "les pas sont tracés selon les règles de l'art", il sera également subjugué par les prouesses de Rita Sangali "légère à la façon de la flèche" et "qui a créé le rôle de Sylvia avec un sentiment artistique remarquable".

     

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                                                   Rita Sangalli

        Le ballet fut repris par les Théatres Impéraiaux de St. Petersbourg en 1901. Serge Volonsky confia à Serge Diaghilev (1872-1929) le soin de monter Sylvia pour la saison 1900-1901, mais des tensions s'élevèrent entre les deux hommes et s'accrurent au point que le projet fut annulé et Diaghilev contraint à démissionner.
        Celui-ci serait-il jamais parti à l'étranger sans cette querelle?  Aurait-il alors créé les Ballets Russes à Paris en 1909? Pour cette raison Sylvia contribua, certes indirectement, à ouvrir la porte au ballet moderne.
        L'idée de Volonsky ne fut cependant pas abandonnée pour autant par le Marinsky qui la concrétisa l'année suivante avec une chorégraphie confiée à Lev Ivanov. Ce dernier disparut malheureusement  4 jours avant la Première et son ultime contribution à l'histoire du ballet aura été d'avoir changé le titre de "Sylvia ou la nymphe de Diane" en celui plus simple de "Sylvia".
        Bien que la danseuse Olga Preobrajenska (1871-1962) qui interprétait le rôle titre se soit attiré un franc succés, cette production n'enthousiasma pas non plus les spectateurs, on lui reprocha un argument léger ainsi qu'une chorégraphie de piètre qualité et le ballet disparut de l'affiche après seulement cinq représentations.

     

    L'Art et la danse

                                               Olga Preobrajenska

        C'est Frederick Ashton qui en reprenant Sylvia en 1952 va véritablement le populariser. D'après la légende, Delibes l'aurait chargé en rêve de donner vie à son ballet sous-estimé du public, et dès son réveil le chorégraphe se serait mis à la tâche...
        Il chorégraphia en réalité le ballet comme un hommage à sa danseuse fétiche, Margot Fonteyn: "la totalité du ballet est une couronne présentée par le chorégraphe à sa ballerine" écrit le critique Clive Barnes.
        Ashton simplifie l'action, il supprime l'épisode de l'escarpolette à l'Acte I ainsi que le personnage du pirate à l'Acte III, c'est Eros en personne qui ramène Sylvia.
        Cette version reste la base de toutes celles qui ont suivi, à quelques exceptions près: Beaucoup plus proche de la version de Mérante sera celle de Mark Morris en 2004 pour le San Francisco Ballet: "Je me suis servi de la partition et du livret exactement tels qu'ils ont été conçus" dira-t-il, tandis que la relecture de John Neumeier créée à la demande de l'Opéra de Paris présentait en 1997, dans un décor minimaliste situé aux antipodes de l'original, des nymphes vétues de shorts en cuir noir.

        Sans la partition dont l'orchestration brillante et variée surpassait encore celle de son prédécesseur Coppélia, il est évident que l'histoire de Sylvia aurait disparu du répertoire depuis bien longtemps. Ce dernier ballet du compositeur est cependant de loin le plus réussi et ne cesse d'enchanter aujourd'hui un public de connaisseurs: Admirablement adaptée à la scène la musique de Delibes, dont  le talent et la gloire se confirmèrent encore en 1883 avec son opéra Lakmé, fait de lui un maitre de la tradition musicale légère et mélodieuse auquel le monde de l'opéra et du ballet ne cesse de rendre hommage.

     

    Le Duo des Fleurs de Lakmé est interprété par Natalie Dessay (soprano) et Delphine Haidan (mezzo-soprano) accompagnées par l'orchestre du Capitole de Toulouse sous la direction de Michel Plasson.

     


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