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    L'Art et la danse

    Lord Byron en costume albanais (1835)  Thomas Phillips (1770-1845)

     

    "Les épines que j'ai recueillies viennent de l'arbre que j'ai planté"
                                  George Gordon-Byron (1788-1824) 

     

        Le jour même de sa parution le poème de George Gordon-Byron (Lord Byron), The Corsair (1814) est vendu à 10.000 exemplaires, et les aventures de son personnage principal, l'archétype de ce "maudit" qu'est le héros byronien, inspireront par la suite rien moins que six chorégraphies plus ou moins fidèles, il faut le dire, au texte original.

        Bien que la première ligne de l'ouvrage entraine d'emblée le lecteur "O'er the glad waters of the dark blue sea" (Sur les flots joyeux du bleu profond de la mer), The Corsair est en réalité une tragédie que résume ce vers de Dante mis en exergue par l'auteur:
        "Nessun maggior dolore che ricordarsi del tempo felice nella miseria"
                                           La Divine Comédie, L'Enfer Chant V
    (Il n'y a pas de plus grande souffrance que de se souvenir des jours heureux dans le malheur)

        Divisé en Chants comme La Divine Comédie, le poème semi-autobiographique de Byron raconte l'histoire du capitaine Conrad qui, animé par une révolte de jeunesse (dont l'origine reste inconnue du lecteur) abandonne son foyer et une épouse qu'il aime (Médora) pour s'en aller courir les océans. Il est bientôt capturé par le Pacha Seyd qui l'emprisonne, et confronté dans sa géole à une mort certaine ne devra son salut qu'à Gulnare, la jolie concubine de Seyd. Cette dernière qui est tombée amoureuse du séduisant pirate va en effet tuer le Pacha pour rendre sa liberté au prisonnier, mais perdra malheureusement elle-même la vie dans cette entreprise. Quand à Conrad, il constatera à son retour avec accablement que Médora est morte pendant son absence.

     

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    Gulmare retrouve Conrad dans sa cellule   Eugène Delacroix (1798-1863)

     

        Un récit héroïque riche en rebondissements qui avec son cadre exotique ne pouvait que séduire, outre les peintres, les librettistes de l'époque...
        Le premier à s'y intéresser fut le chorégraphe italien Giovanni Galzerani (1780-1865) qui en 1826 en donne une première version à la Scala de Milan, et le 12 Août 1835 un second ballet est monté à la salle Le Peletier sous le titre L'Ile des Pirates. La légendaire Fanny Elssler y tenait le rôle principal, coiffée d'une petite toque en velours qui devint la folie des parisiennes... Mais le ballet qui eut, lui, beaucoup moins de succès que le couvre chef, disparut du répertoire après 24 représentations.
        Une troisième chorégraphie, The Corsair, voit le jour en 1837, oeuvre de Ferdinand Albert Decombe pour le King's Theatre de Londres, suivie à Berlin l'année suivante par la version de Filippo Taglioni, et le thème sera repris à St Petersbourg par Joseph Mazillier qui met en scène L'Ecumeur des Mers pour Marie Taglioni alors artiste invitée du Ballet Impérial:
        Le ballet de Mazilier composé sur une musique d'Adolphe Adam, qui à l'époque séjourne lui aussi en Russie, est présenté au Bolchoï Kamenny le 10 Mai 1840 et séduit le public. Un succès qui se renouvellera lorsque de retour en France, le chorégraphe passé maitre dans l'art de créer des oeuvres aux sujets très dramatiques, remettra en scène pour l'Opéra de Paris cet épisode mouvementé de la vie du capitaine Conrad, avec cette fois quelques transformations et arrangements divers...

        Car Le Corsaire présenté à l'Opéra de Paris le 23 Janvier 1856 le sera, en fait, à la demande de son directeur François Crosnier et surtout de l'impératrice Eugénie, épouse de Napoléon III, grande amatrice de ballets, qui fit elle même de nombreuses suggestions concernant le scénario...
        Et Jules Henry Vernoy de Saint Georges, à qui avait été confiée la rédaction du livret fut en conséquence prié d'y apporter tellement de modifications que le surcroit de travail engendré lui valut de toucher pour l'occasion la coquette somme de 3000 francs supplémentaires... 

        Cette version du ballet, chorégraphié sur la musique d'Adolphe Adam, était destinée à mettre en valeur les talents conjugués de danseuse et d'actrice de l'étoile du moment, Carolina Rosati, dans le rôle de Médora qui pour les besoins de la cause devint le personnage féminin principal. Les cartes seront carrément redistribuées, exit l'épouse délaissée, Médora est maintenant une séduisante esclave au secours de laquelle volera le corsaire amoureux quand à Gulnare, oubliés la passion et le meurtre, elle sera reléguée au statut de simple amie.

     

    L'Art et la danse

    Carolina Rosati   Médora (1856)


        Aux côtés de Rosati évoluait un partenaire non moins talentueux, l'italien Domenico Segarelli qui, bien qu'il fut un danseur accompli, s'était vu confier l'emploi du vaillant sauveur grâce à ses dons de mime exceptionnels car l'interprétation du personnage de Conrad ne comportait à l'époque aucun passage chorégraphié, un état de choses qui subsistera de nombreuses années encore avant que Marius Petipa ne donne au rôle une autre dimension.
    (Il faut également ajouter que le ballet contrairement à l'oeuvre littéraire aura une fin heureuse et que l'amour triomphera finalement de naufrages et autres péripéties diverses...)

        La Première fut un véritable triomphe et l'interprétation de Carolina Rosati aliée à la chorégraphie et la mise en scène de Mazillier suscitèrent des louanges dithyrambiques de la part de la critique et du tout Paris. Tout comme le firent d'ailleurs les effets spéciaux et plus particulièrement le tour de force des machinistes qui, lors d'un final incroyablement réaliste, en recréant une scène de naufrage avaient subjugué un public admiratif et inspirèrent à Gustave Doré l'un de ses impressionants dessins gravé pour un journal illustré de l'époque.

     

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    Le Corsaire (Acte III)  Gravure de Gustave Doré 


         Le couple impérial assista aux trois premières représentations et l'impératrice fut à ce point conquise qu'elle déclara à l'entourage avec un enthousiasme débordant:
         "De toute ma vie, je n'ai jamais vu et je ne reverrai probablement jamais quelque chose d'aussi beau et d'aussi émouvant".

        Très largement appréciée elle aussi, et louangée pour son caractère mélodieux et son intensité dramatique, la partition d'Adolphe Adam qui reçut son lot de compliments fut très malheureusement la dernière oeuvre que le compositeur consacra au ballet car il mourut d'une crise cardiaque le 3 Mai 1856, quelques 4 mois après la Première du Corsaire. Le soir de sa disparition, le ballet est donné à l'Opéra devant Napoléon III et l'impératrice, accompagnés d'un invité d'honneur, le roi Guillaume Ier de Wurtemberg et, à la demande de l'empereur, la recette sera versée à la veuve du compositeur.

     

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    Adolphe Adam (1803-1856) 

     

        Pendant les deux années durant lesquelles Le Corsaire demeura à l'affiche aucune autre danseuse que Carolina Rosati n'interpréta le rôle de Médora, la qualité de la prestation de la ballerine italienne restant, de l'avis unanime, inégalable, et lorsque cette dernière quitte l'Opéra en 1859, le ballet disparait purement et simplement du répertoire. Il fut seulement repris en 1867 lors de l'Exposition Universelle pour Adèle Grantzov, en l'honneur de laquelle s'ajouta le Pas des Fleurs, sur une musique commandée à Léo Delibes, mais ne sera par la suite jamais plus remonté à Paris.

        Sa carrière se poursuit heureusement en Russie lorsque le 24 Janvier 1858, Jules Perrot (1810-1892) monte l'oeuvre de Mazillier au Bolchoï Kamenny de St. Petersbourg. Marius Petipa y participe en tant qu'interprète, mais également comme assistant chorégraphe, et ce dernier assurera plus tard lui-même toutes les reprises ultérieures jusqu'à l'aube du XXème siècle, la toute première ayant été conçue en 1863 pour sa femme, la danseuse Maria Surovschchikova- Petipa (1836-1882) dans le rôle de Médora, avec pour partenaire Christian Johansson (Conrad).

     

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    Maria Surovschchikova- Petipa   Médora (1863) 

     

        En un peu plus de trente ans Marius Petipa remontera quatre fois son ballet (1863, 1867, 1880, 1899) élaborant à chaque occasion de nouveaux passages chorégraphiques qui engendreront autant d'additions à la partition devenue un amalgame de morceaux qui réunit aujourd'hui une dizaine de compositeurs avec, aux côtés d'Adolphe Adam, Cesare Pugni, Léo Delibes, Riccardo Drigo, Ludwig Minkus ou le prince Oldenbourg... (Tous ne sont pas crédités sur les programmes dont la plupart ne mentionnent que Delibes et Adam, alors que le plus important contributeur après le créateur de Giselle est en réalité Cesare Pugni).

     

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    Tamara Karsavina   Médora (1899) 

     

        En trois actes, un prologue et un épilogue, les amours de Conrad et Médora sont, à quelques détails prés, généralement contées de la manière suivante, les relectures qu'en ont fait le Bolchoï ou le Kirov restant toutes, dans une certaine mesure et malgré leurs variantes ou leur découpage, assez proches de la version de Petipa. (La version de l'American Ballet Theatre propose une entrée en matière différente faisant de Médora non plus une esclave, mais la "pupille" de Lankedem)

     

     Prologue et Acte I:  Des corsaires méditerranéens menés par Conrad, Birbanto et l'esclave Ali ont fait naufrage près des côtes ioniennes et sont ramenés par les flots vers le rivage où de jeunes grecques, Médora et Gulnare accompagnées de leurs amies, les découvrent. Ces dernières ont à peine le temps de cacher les pirates dans une grotte qu'arrivent des turcs, chasseurs d'esclaves qui capturent les demoiselles et les livrent à l'infâme marchand Lankedem... Conrad, qui a assisté incognito à la scène avec ses compagnons, jure de les sauver et part à leur recherche.
        Il les retrouve sur la place du marché où Lankedem présente sa "marchandise" au Pacha Seyd lequel après s'être tout d'abord porté acquéreur de Gulnare, est également séduit par Médora et entame avec le marchand les transactions d'usage... Mais la jolie captive vient de reconnaitre parmi les clients attroupés le chef pirate, et dans leurs regards qui se croisent nait dans l'instant un amour fou... Enflammé par la passion Conrad surgit alors de la foule et, suivi de ses hommes, enlève l'objet de sa ferveur ainsi que toutes ses consoeurs à la barbe de Seyd, emmenant avec lui Lankedem dans la confusion (étourderie stupide, mais essentielle à la poursuite de l'intrigue)...

     

    Le Corsaire (Acte I) Le Marché aux esclaves   Interprété par Tatiana Tkachenko (Gulnare) Mikhaïl Lobukhin (Lankedem) et le corps de ballet du Kirov. Chorégraphie de Piotr Gusev d'après Marius Petipa. Musique d'Adolphe Adam et Riccardo Drigo.

      

    Acte II: Trouvant refuge dans une grotte Conrad, fidèle à sa parole, libère toutes les consoeurs de Médora, à la grande colère du clan des pirates privés de leur butin... Cependant Lankedem tout aussi furieux d'avoir vu s'envoler son gagne-pain imagine avec les mécontents un complot pour se débarrasser de leur chef et récupérer Médora. Cet homme prévoyant ne voyageant apparemment jamais sans une fiole de narcotique puissant dans sa poche, prépare alors une potion que celle-ci (à son insu) va faire boire à son amoureux (une variante fait déposer le poison sur des fleurs dont la victime respire le parfum) et, le résultat restant dans tous les cas le même, l'infortuné Conrad tombe dans un profond sommeil que les conspirés mettent à profit pour enlever sa belle, tout en ne parvenant pas cependant à assassiner leur maitre qui à son réveil se précipite à la recherche de sa bien-aimée.

     

    Le Corsaire (Acte II) Interprété par Altinaï Asilmouratova (Médora), Faruk Ruzimatov (Ali) et Evgueni Neff (Conrad). Chorégraphie de Piotr Gusev d'après Marius Petipa. Musique d'Adolphe Adam.

     

     Acte III et Epilogue:  Dans le sérail du Pacha Seyd, Lankedem est reçu avec tout l'apparat que l'on imagine lorsqu'il vient livrer Médora. Celle-ci retrouve au milieu des favorites son amie Gulnare et tandis que l'Orient déroule somptueusement ses fastes on annonce soudain l'arrivée de pélerins qui ne sont autres que Conrad et ses acolytes sans foi ni loi, sans doute maintenant ralliés à leur chef... Alors que le Pacha leur fait les honneurs de son palais ceux-ci tentent encore une fois d'enlever Médora mais sans succès et Conrad, fait prisonnier, est condamné à être exécuté.

     

    Le Corsaire (Acte III)  Pas de trois des Odalisques.  Chorégraphie originale de Marius Petipa interprétée par les solistes du Bavarian StaatsOperaballet. Musique de Cesare Pugni et Adolphe Adam.

     

       Face à cette nouvelle adversité, Médora implore avec véhémence la grâce du captif et le Pacha consent à exaucer sa prière à condition qu'elle accepte de l'épouser le soir même. Cette dernière qui a plus d'un tour dans son sac feint alors de céder et, grâce à l'aide de Gulnare qui prend sa place pendant la cérémonie, réussit finalement à s'enfuir du palais avec son beau corsaire. L'histoire ne s'arrête cependant pas là, car une fois fêtées les retrouvailles sur le bâteau des pirates, une tempête venue d'on ne sait où se déchaine et engloutit le vaisseau, mais les amoureux ont miraculeusement échappé au naufrage et trouveront refuge sur un rivage hospitalier où les attend enfin le bonheur.

     

    L'Art et la danse

    Le Corsaire (Acte III)  Décor pour la scène du naufrage (1899)

     

        Si Le Corsaire ne figure dans son intégralité qu'au répertoire de quelques compagnies, et n'est de ce fait que relativement peu connu, le ballet comporte malgré tout quelques passages célèbres, dont la scène du Jardin Animé de l'Acte III ou encore plus certainement le Pas de deux qui est l'un des morceaux les plus dansés au monde, interprété par toutes les troupes. Ce fut l'un des premiers succès de Rudolf Noureev qui, alors qu'il terminait sa troisième année à l'école de ballet du Kirov présenta, lors du concours de Moscou en 1958, trois variations, et remporta avec celle du Corsaire une véritable ovation... (Un enthousiasme qu'il ne cessera de déclencher partout où il l'interprétera par la suite).

     

    Le Corsaire (Acte III) Le Jardin Animé   Interprété par le corps de ballet du Kirov  Soliste: Altynaï Asilmouratova (Médora). Chorégraphie de Piotr Gusev d'après Marius Petipa. Musique de Léo Delibes.

     

        Fleuron du répertoire russe, repris par l'American Ballet Theatre ou encore le Bavarian StaatsOperaballet, mais grand absent de l'Opéra de Paris, Le Corsaire, avec son exotisme flamboyant et son sens des péripéties pour le moins rocambolesques où des héros dignes d'une BD mènent des aventures invraisemblables au coeur d'un Orient d'opérette, n'en reste pas moins un ballet dont la musique et la chorégraphie en font une oeuvre magnifique qui s'est maintenue sur scène dans des versions qui, il faut l'avouer, n'ont plus, si ce n'est le titre et le nom des personnages, qu'un rapport très éloigné avec le poème de Byron.
        Mais toutes, cependant, en mettant en scène cette vision de la faiblesse humaine qui cède à toutes les tentations, continuent en ce sens de porter la voix de celui qui enthousiasma l'Europe et rendent hommage à ce génie tourmenté qui fit des poèmes de sa vie et de sa vie une légende.
     

        "But I have lived, and have not lived in vain
         My mind may lose its force, my blood its fire,
         And my frame perish even in conquering pain,
         But there is that within me which shall tire
         Torture and Time, and breathe when I expire"
                             George Gordon-Byron    Childe Harold- IV (1812-1816) 

     

    Le Corsaire  Pas de deux   Interprété par Margot Fonteyn et Rudolf Noureev  (Chorégraphie de Rudolf Noureev d'après Marius Petipa, Musique de Riccardo Drigo)


        "Mais j'ai vécu et je n'ai pas vécu en vain.  
         Mon esprit peut perdre sa force, mon âme peut perdre son feu,
         Mon corps peut périr dans la douleur: 
         Il y a en moi quelque chose qui fatiguera
         La Torture et le Temps, et qui respirera encore quand j'aurai expiré"

                                        George Gordon-Byron (1788-1824)

         
             ... Des vers auxquels la prestation de Noureev et Fonteyn ajoute un accent très particulier...  

     

        


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    Diana Vishneva (Zobeïde)

     

     

    "Le vigilant derviche à la prière appelle
    Du haut des minarets teints des feux du couchant
    Voici l'heure au lion qui poursuit la gazelle
    Une rose au jardin moi je m'en vais cherchant..."
                                            Chateaubriand (1768-1848) - L'Esclave. 

                                                 

         Après "l'itinéraire" pionnier de Chateaubriand et l'Orient hérité des Romantiques, le médecin poète Joseph-Charles Mardrus (1868-1949) donne au tournant du siècle une traduction nouvelle des Contes des Mille et Une Nuits qu'il dédie à Stéphane Mallarmé faisant reparaitre, quelques deux cents ans après la première version française d'Antoine Galland (1646-1715), l'histoire immortelle du sultan Shahryar qui, après avoir été trompé par sa première femme, épouse chaque soir une jeune vierge qu'il fait tuer au matin de la nuit de noces pour se venger...

        Un début de récit barbare qui doit en fait son succès au personnage de Shéhérazade, la fille du Grand Vizir, qui, afin de faire cesser ce massacre, imagine un stratagème: Elle raconte chaque nuit à son époux une aventure captivante dont la suite est reportée au lendemain, et celui-ci ne pouvant se résoudre alors à la faire mourir repousse sans cesse l'exécution jusqu'au jour où après mille et un récits, celle-ci lui déclare qu'elle n'en connait pas d'autres. Mais l'admirable conteuse a peu à peu gagné la confiance de son mari et ce dernier, qui a reconnu au fil du temps ses qualités de coeur et d'esprit, renonce à la faire exécuter et la garde auprès de lui.

       Beaucoup plus fidèle au texte original que son prédécesseur, l'ouvrage de Mardrus parait à Paris en 16 volumes de 1899 à 1904 et fait grand bruit par son érotisme débordant (la Mère de Marcel Proust lui conseillera de s'en tenir à la traduction de Galland), réveillant aussitôt une nouvelle vague d'orientalisme; et le 5 Mars 1899 Camille Chevillard dirige aux Concerts Lamoureux la première audition parisienne de Shéhérazade, poème symphonique de Rimsky-Korsakov (1844-1908), écrit en 1888.
        Le compositeur n'a retenu en fait que quelques épisodes isolés de l'oeuvre littéraire, et dans son "Journal de ma Vie Musicale" il analyse ainsi la genèse de sa partition:
        "Le programme qui me guida pour la composition de Shéhérazade consistait en épisodes séparés des Mille et Une Nuits sans aucun liens entre eux: La mer et le vaisseau de Sinbad, le récit fantastique du prince Kalender, le fils et la fille du roi, la fête à Bagdad et les vaisseaux se brisant sur un rocher. En composant je ne voulais par ces indications qu'orienter quelque peu la fantaisie de l'auditeur du côté où s'était dirigée ma propre fantaisie. Et si ma Suite porte le nom de Shéhérazade c'est seulement parce que ce nom et les Mille et Une Nuits évoquent pour chacun l'Orient et ses contes merveilleux".


    L'Art et la danse

    Portrait de Rimsky-Korsakov par Valentin Serov (1865-1911) 


        Dix ans plus tard vient se superposer le spectacle féérique des Ballets Russes, et le 4 Juin 1910, pour le public parisien habitué aux tons pastels des costumes et des décors ainsi qu'à la chorégraphique romantique, les couleurs éclatantes et la sensualité exotique de Shéhérazade seront un véritable choc.
        Bien qu'annoncé dans les programmes comme "drame chorégraphique en un Acte de Léon Bakst et Michel Fokine", le livret fut conçu en fait par le peintre Alexandre Benois et les programmes des représentations de l'époque résument ainsi l'argument:


        " Quand se lève le rideau, le shah est dans son harem, persuadé par son frère que ses femmes le trompent en son absence. Ils feignent de partir tous les deux pour la chasse, et sitôt qu'ils ont disparu le grand eunnuque est gentiment sollicité par la sultane Zobeïde et les odalisques qui souhaitent voir s'ouvrir les portes qui les séparent du monde.


    Shéhérazade - Chorégraphie de Mikhaïl Fokine, interprétée par Uliana Lopatkiva et Faruk Ruzimatov et le corps de ballet du Mariinski. Décors et costumes réalisés d'après les dessin originaux de Léon Bakst.

     

     Une porte de bronze livre passage à des esclaves aux vêtements cuivrés, puis une porte d'argent laisse entrer d'autres esclaves vêtus d'argent, et enfin s'ouvre une porte d'or d'où sort un esclave vêtu d'or et dont la sultane est éprise.


     

    Au milieu de l'orgie réapparait le shah, et à son signal toutes les coupables sont massacrées. Un instant attendri par les prières de son épouse infidèle Shariar est prêt à lui pardonner, mais il se laisse convaincre par son frère de sa perfidie et redevient intraitable, cependant plutôt que de subir le châtiment humiliant de ses consoeurs Zobéïde se poignarde et meurt dans les bras du souverain".

     


        On reconnait là bien évidemment, résumé à grands traits, le tout début des Milles et Une Nuits, et plus particulièrement l'épisode qui, décidant le sultan Shahriar à mettre désormais à mort chacune de ses maitresses, prépare l'apparition du cycle de contes. Selon Alexandre Benois, ce cruel et voluptueux épisode des Mille et Une Nuits s'était imposé à lui dès la première audition du poème symphonique de Rimsky-Korsakov, et il précise que le ballet utilise une compilation des trois dernières parties musicales, la première étant jouée en Ouverture.

        Laissant dans l'ombre de larges passages de l'oeuvre originale du compositeur, le ballet n'alla pas sans soulever le mécontentement de sa veuve à qui le directeur des Ballets Russes répondit par une lettre ouverte dans un quotidien de Saint Petersbourg en expliquant que sa compagnie n'avait pas pour vocation d'illustrer respectueusement les oeuvres des musiciens disparus:
        " Défendre les droits des auteurs ne devrait pas signifier s'élever contre tout phénomène artistique les concernant, quand la nouveauté de l'idée et la hardiesse de l'exécution sont les seuls reproches qu'on puisse faire à ces phénomènes". (Il faut cependant ajouter de plus que Rimsky-Korsakov ne voulait pas que l'on crée une chorégraphie sur sa musique, et que Diaghilev attendit sa mort pour passer outre...)

        Le public, lui, n'eut que faire de ce genre de querelles, totalement séduit par le spectacle...
         "Lorsque le rideau de l'Opéra de Paris se leva pour la première fois sur les décors et les costumes de Bakst, ce fut un saisissement dans la salle devant cette vision de harem étouffé de vastes tentures, de coussins, de tapis, éclairé de lourdes lampes de métal. Avec Shéhérazade nous ne voyions pas seulement l'Orient, nous le respirions" déclara Jean Louis Vaudoyer, collaborateur des Ballets Russes. Quand à Alexandre Benois, il admira sans réserve le travail de Bakst:
        "La tonalité vert émeraude des tapis, des tentures et du trône, le bleu de la nuit qui coule à flots par les fenêtres grillagées ouvrant sur le jardin du harem, les monceaux de coussins brodés, les danseuses demi-nues divertissant le sultan de leurs gestes souples et rythmés, jamais je n'avais vu sur scène une symphonie de couleurs aussi magnifiquement orchestrée".


    L'Art et la danse

    Décors de Léon Bakst pour Shéhérazade 


        Le décorateur de Shéhérazade utilise d'ailleurs lui-même cette notion d' "orchestration des couleurs" lorsqu'il commente son travail:
        "Aussi paradoxal que cela puisse paraitre, j'ai juxtaposé un bleu désepéré et un vert plein de tristesse. Il y a des rouges triomphants et des rouges accablants. Il y a des bleus qui évoquent sainte Madeleine et d'autres Messaline. Le peintre qui sait utiliser ces connaissances est pareil à un chef d'orchestre qui, d'un mouvement de sa baguette peut faire surgir tout un univers et obtenir des milliers de sons sans commettre d'erreurs".

        La somptuosité  des costumes et leur raffinement fut également l'un des éléments essentiels du succès du ballet, utilisant avec élégance et fantaisie soies, mousseline, velours, plumes, cuir, fourrures et brocards rebrodés d'or et d'argent et semés de perles et de pierres jetées à profusion.
        Certaines des nombreuses esquisses montrent clairement que le peintre s'inspira de miniatures persanes, réinterprétées avec une audace sensuelle qui subjugua le public parisien habitué à s'émouvoir des sages effets de tutu.

     

    L'Art et la danse

    Costume de Léon Bakst pour une Odalisque 

     

         Dans une lettre à sa femme, Bakst lui rapporte comment l'essayage des costumes lors d'une répétition souleva l'admiration de Vuillard, Bonnard, Blanche et quelques autres peintres présents, et lui écrira également plus tard que "depuis Shéhérazade tout Paris s'habille à l'Orientale".

        Le grand couturier Paul Poiret (1819-1944) fait triompher la jupe sultane et les parfums "Aladin" et "Le Minaret", quand aux aigrettes qui avaient orné nombre de costumes, elles firent aussitôt fureur dans ses collections, immédiatement adoptées par ses clientes, si l'on en croit la chronique narquoise de Marcel Proust:
        " et quand avec l'efflorescence prodigieuse des Ballets Russes, révélatrice coup sur coup de Bakst, de Nijinski, de Benois, et du génie de Stravinski, la princesse Yourbeletieff, jeune marraine de tous ces grands hommes nouveaux apparut portant sur la tête une immense aigrette tremblante, toutes les parisiennes cherchèrent à imiter cette merveilleuse créature que l'on aurait pu croire apportée dans leurs innombrables bagages, et comme leur plus précieux trésor, par les danseurs russes".


    L'Art et la danse

     Modèle de la collection Poiret (1914)


        Le couturier qui organise des fêtes somptueuses donnera d'ailleurs le 24 Juin 1911 une soirée restée célèbre dans les annales de la vie parisienne, la fameuse "Mille et deuxième nuit", où il demanda à ses 300 invités, pour la plupart des artistes et des membres de la haute société, de porter des costumes orientaux. Salons et jardins de son hôtel particulier entièrement recouverts de tapis et de coussins, n'étaient que fontaines lumineuses et feux d'artifice vibrant aux rythmes des musiciens cachés dans les bosquets, et sous une vaste tente décorée par Raoul Dufy, Poiret vêtu en sultan, et que cette réception célèbre fera surnommer à l'instar de Soliman "Poiret le Magnifique", présidait près d'une grande cage dorée renfermant "les concubines" toutes vêtues de ses dernières créations vestimentaires. A ses côtés, coiffée du légendaire turban qui établira l'image de la maison Poiret, la sultane, sa femme Denise, portait la robe "Minaret", avec la fameuse jupe culotte qui fit scandale, brouillant la frontière entre les sexes. 


    L'Art et la danse

     Turban porté par Denise Poiret lors de la légendaire soirée "Mille et deuxième Nuit" (LACMA- Los Angeles County Museum of Art)

     

        Si les costumes de Bakst engendrèrent pareille révolution dans le monde de la mode, il ne faut cependant pas négliger pour autant ceux qui les portèrent et eurent leur part non négligeable dans l'immense succès que fut Shéhérazade.
        Trois rôles principaux dominent ce ballet très court (40 minutes):
    Zobeïde, la sultane infidèle, interprétée lors de la Première par Ida Rubinstein (qui après ce ballet quitta la compagnie et se lança dans ses propres productions pour le meilleur et pour le pire...), avec à ses côtés Alexis Boulgakov (le sultan Shahriar) dont Raynaldo Hahn fit ce portrait dans une lettre à Proust:

        "Le sultan va partir pour la chasse... Quel superbe costume! et comme monsieur Boulgakov le porte bien! Il s'est fait un visage horrible et magnifique de roi méchant, comme on en voit dans les miniatures persanes et aussi dans ces livres chinois où sont figurées grossièrement mais de façon éclatante à la gouache et sur du papier de riz, des scènes violentes qui racontent une histoire interminable et compliquée".

        Le danseur le plus remarqué cependant fut sans conteste Vaslav Nijinski (l'esclave doré), que Fokine mit comme à son habitude admirablement en valeur en révélant par sa chorégraphie flamboyante toutes les facettes de son talent, ainsi que le décrit encore Raynaldo Hahn:
        " Il a le visage aigu d'une antilope, le torse fin et sinueux, il porte un turban de neige et un pantalon d'or, il sourit, tend les lèvres, se cabre, se jette en avant, enroule autour de Zobeïde ses bras maigres et ronds cerclés de bracelets, la soulève, l'emporte... c'est Nijinski". 
    (Le successeur le plus illustre de Nijinski sera très certainement Rudolf Noureev qui donnera une magistrale interprétation de "l'esclave doré", le dernier personnage de Fokine qu'il inscrivit à son répertoire en 1978, et qui fut également l'une de ses dernières apparitions sur la scène).

     

    L'Art et la danse

    Nijinski dans le rôle de "l'esclave doré"

     

         A côté de ces rôles principaux apparaissaient également Flore Revalles, ainsi que Adolf Bolm et Enrico Cecchetti (le Grand Eunnuque) dans une chorégraphie brisant les carcans de l'académisme et où les corps servent des expressions radicalement contemporaines.

        L'Art et la danse

    Enrico Cecchetti et Flore Revalles dans Shéhérazade 


       "Nos Danses, nos décors, nos costumes, tout empoigne le spectateur parce que cela reflète le rythme secret de la vie " écrira Léon Bakst, et il ajoute "Notre troupe apparait comme la synthèse de tous les arts existants".
         Shéhérazade sera en effet le premier exemple révolutionnaire de l'intégration réunissant autour d'un même spectacle un chorégraphe, un musicien et un artiste plasticien, faisant du ballet un spectacle d'Art total.


        Le ballet sera repris, entre autres, par Nina Anisinova pour le Mariinski (1950), Leon Wojcikowski pour le London Festival Ballet (1960), ou encore Maurice Béjart qui en 1990 donne A propos de Shéhérazade avec le Béjart Ballet.
        Plus proche de nous, c'est Jean Christophe Maillot qui propose en 2000 sa propre interprétation: "Shéhérazade est une oeuvre qui a réjoui le monde entier" dira-t-il, "mais dont la sensualité fut à l'époque limitée à cause de l'importance des costumes"  et le chorégraphe, tout en intégrant l'esthétique de Bakst à la sienne, choisit de mettre en scène un décor qui peu à peu se minimalise, et devant lequel il fait évoluer dans son style néo-classique habituel certains danseurs aux costumes très épurés.

     

     Shéhérazade- Chorégraphie de Jean Chrisophe Maillot pour le Ballet de l'Opéra de Monte-Carlo.


        L'une des dernières versions en date est celle de Blanca Li, créée le 19 Décembre 2001 à l'Opéra de Paris avec dans les rôles principaux Agnès Letestu et José Martinez (décors de Thierry Leproust et costumes de Christian Lacroix).
         "Ce Shéhérazade est un ballet en 5 tableaux qui s'achève en Bacchanale" dira cette chorégraphe impétueuse au style contemporain inclassable, "mon univers des Mille et Une Nuits est inspiré de la peinture orientaliste du XIXème siècle et mon style marqué par mon passé de gymnaste, d'élève de Martha Graham, et influencé par le flamenco".
         Une chorégraphie culminant avec une bataille rangée de coussins entre danseurs et qui, bien que faisant partie aujourd'hui du Répertoire n'en reste pas moins cependant diversement appréciée... (Le ballet de Fokine ne figure pas au répertoire de l'Opéra de Paris, l'autre Shéhérazade à y être inscrite est celle de Roland Petit sur la musique de Maurice Ravel)


        Au de là des scènes d'Opéras Shéhérazade version comédie musicale va reparaitre en Décembre 2011 aux Folies Bergères... Nécessaire dose d'imaginaire dans un monde où la grisaille domine...
      

        Et, vieille comme le monde et sans avoir pris une ride, l'histoire sans fin de l'amour éternel dans un univers d'exotisme continuera comme aux siècles passés à faire rêver une nouvelle fois...

     

                "La lune était sereine et jouait sur les flots
                 La fenêtre enfin libre est ouverte à la brise,
                 La sultane regarde et la mer qui se brise
                 Là bas d'un flot d'argent brode les noirs ilots..."

                                          Victor Hugo (1802-1885) - Les Orientales.

     

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    Safia (1886)  -  William Clark Wontner (1857-1930) 

      


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    Irina Dvorovenko et Marcello Gomes dans Raymonda

     

        Lorsqu'il crée Raymonda, Marius Petipa (1818-1910), artiste à la renommée internationale est au soir de sa vie de chorégraphe, Tchaïkovski n'est plus (1840-1893), et c'est à un jeune compositeur de 32 ans déjà célèbre, Alexandre Glazounov, qu'a été confiée la partition. Les deux hommes travaillent sur une idée de la comtesse franco-russe Lydia Pashkova, femme assez extraordinaire pour l'époque, qui réussit à être membre de la Société Géographique de France et correspondante à Paris du journal Le Figaro.

        Auteur de plusieurs romans et grande voyageuse celle-ci a visité la Palestine, l'Egypte et la Syrie, des voyages qui la firent se passionner pour l'époque des Croisades, un intérêt qu'elle concrétise dans un argument de ballet que le directeur des Théâtres Impériaux, Ivan Vsevolojsky, juge totalement inexploitable lorsqu'elle le lui présente en 1895... Cependant la comtesse qui a des relations à la Cour n'en reste pas là et Vsevolojsky se verra imposer pour de bon les aventures de Raymonda, se demandant très perplexe comment tirer parti de ce scénario complètement irrationnel...

         Il fait alors appel à Petipa et, bien que les programmes attribuent encore essentiellement aujourd'hui le livret à Lydia Pashkova, celui-ci fut en fait entièrement revu par les deux hommes qui, en dépit de leurs efforts conjugués, ne purent transformer cette fiction extravagante en une création littéraire inspirée... 

     

        La suite des évènements ne sera guère plus facile, car la collaboration entre le chorégraphe et le compositeur fut extrêmement délicate: Glazounov n'a pas l'habitude de la scène et ne possède aucune expérience dans le domaine de la danse classique dont il ignore toutes les exigences, tandis que Petipa par contre a, comme à l'accoutumée, des idées très précises et détaillées sur l'oeuvre musicale à venir... Mais lorsqu'il tente d'imposer des limites étroites au compositeur celui-ci ne veut se soumettre à aucun impératif...  Et s'il demande des coupures parcequ'il n'a besoin que de brefs passages, Glazounov refuse impérativement de toucher à sa brillante composition...
        "Monsieur Glazounov ne veut pas changer une seule note non plus dans la variation de Mademoiselle Legnani..." se lamente Petipa dans une lettre à un ami...

    L'Art et la danse

    Alexandre Glazounov (1899) par Valentin Serov (1865-1911)

     

         Néanmoins les deux artistes réussiront à s'entendre suffisamment pour créer une oeuvre unanimement applaudie par la critique. Mais ce n'est qu'après la première représentation que Glazounov réalisa la nécessité des adaptations scéniques dans une musique de ballet... Et lors des deux ballets suivants, Les Saisons (1900) et Les Epreuves de Damis ou les Ruses d'Amour (1900) il acceptera cette fois de bonne grâce de se plier aux exigences de Petipa.
        "La nécessité de se tenir aux conditions du chorégraphe m'imposa, il est vrai, une contrainte. Mais en même temps elle me donna de la force pour les difficultés symphoniques. Mais n'est-ce pas peut-être précisément de ces chaines que jaillit la meilleure école pour le développement et l'éducation du sentiment de la forme?".

        Les rapports des deux artistes, dont l'estime mutuelle s'accrut avec le temps, devinrent par la suite particulièrement chaleureux, et lorsque le vieux maitre de ballet tomba en disgrâce, Glazounov personnage important à l'époque, demeura fidèle à ses côtés et le soutint constamment.

     

    L'Art et la danse

     

        Raymonda fut présenté pour la première fois le 19 Janvier 1898 au théâtre Mariinski de St. Petersbourg (une soirée au profit de Pierina Legnani), avec dans les principaux rôles, Pierina Legnani (Raymonda), Pavel Gerdt (Abderaman), Sergueï Legat (Jean de Brienne) et Olga Preobrajenska (Henriette).
        Le ballet unanimement salué comme "le chef d'oeuvre du grand chorégraphe" créé sur "l'une des plus belles musiques de ballet qui soit" reçut un accueil triomphal à l'issue duquel Petipa se vit remettre une couronne de laurier en or portant ces mots "Au grand Maitre et Artiste", et si l'oeuvre survit encore aujourd'hui dans le répertoire c'est effectivement et principalement grâce à cette magistrale chorégraphie où transparait tout son art (qu'il s'agisse de pur classique ou de danse de caractère ou demi-caractère) magnifiquement accompagnée par la partition de Glazounov qui individualise chaque acte par sa musique, française (ActeI), orientale (Acte II) et hongroise (Acte III).

     

    L'Art et la danse

    Olga Preobrajenska     Raymonda - Acte III  Grand Pas Hongrois

     

        Autant dire que le livret, même revu, ne brille pas par son originalité avec, dans une Provence moyennageuse de fantaisie, un Sarrasin et sa suite dont on se demande ce qu'ils font au temps des Croisades dans ce territoire ennemi (et surtout pourquoi les grilles d'un château leur sont ouvertes si facilement), côtoyant de manière tout aussi incongrue, le roi André II de Hongrie... deux personnages qui n'ont véritablement d'autre intérêt que celui d'être le prétexte à des danses exotiques.
        Petipa nous a déjà emmenés en Espagne (Paquita et Don Quichotte), en Egypte ancienne (La Fille du Pharaon), dans l'Inde mystérieuse (La Bayadère), cette fois il a décidé de nous donner un goût d'Andalousie mauresque, et pour un dernier Acte spectaculaire nous transporter, pourquoi pas, en Hongrie...
        (Ce roi André II de Hongrie fut d'ailleurs un vrai souverain qui commanda la Vème croisade où s'illustra un certain Jean de Brienne, l'un des héros du ballet qui exista réellement lui aussi et devint même empereur de Constantinople). 

     

    L'Art et la danse

    André II de Hongrie (1177-1235)

     

     

    L'Art et la danse

    Jean de Brienne (1170-1237)

     

         Les péripéties de cette fresque romanesques qui ne manquent pas de sacrifier au goût orientalisant de l'époque n'oublient pas non plus le parfum de surnaturel avec la Dame Blanche... Car depuis La Sylphide et Giselle que serait le répertoire sans un "Acte blanc", une vision, ou un rêve, que réclament d'ailleurs d'un commun accord public et étoiles!... 
         (De nombreuses grandes familles aristocratiques eurent par le passé leur "dame blanche" attitrée, une créature surnaturelle, sorte d'esprit protecteur et bienveillant qui veille telle une bonne fée sur leurs destinées, "l'un des faits les plus connus demeure l'apparition de la dame blanche aux familles princières" écrit Erasme)

     

        Se présentant davantage comme une suite de divertissements destinés à mettre en valeur les talents des solistes de l'époque, Raymonda peut s'avérer quelquefois difficile à suivre car selon les diverses adaptations, il existe de plus certaines variantes. Cependant dans tous les cas l'action se déroule au château de la comtesse Sybille de Doris, tante (ou marraine) de l'héroïne. 
         Lorsque le rideau s'ouvre sur l'Acte I, une fête se prépare pour célébrer l'anniversaire de cette dernière, fiancée au chevalier Jean de Brienne que certaines versions montrent offrant à sa bien-aimée un châle avant son départ pour la Croisade, tandis que d'autres au contraire le mettent sur le chemin du retour, et font précéder son arrivée d'un cadeau à sa promise, en l'occurence une tapisserie à son effigie.

         Quoi qu'il en soit, entourée de ses amies Henriette et Clémence, et de leurs pages Bernard et Béranger, Raymonda participe pleinement aux réjouissances qui suivent, lorsque très inopinément un nouvel invité fait irruption: le prince sarrasin Abderaman (ou Abderakhman) venu présenter ses hommages à la comtesse et à sa nièce (ou filleule). Il n'arrive pas les mains vides et offre de somptueux bijoux à la jeune fille qu'il essaye de séduire...
        Le refus de Raymonda  peut se situer alors à différents niveaux... Certains chorégraphes la faisant succomber au pouvoir de sensualité d'un brin de jasmin, d'autres au contraire la laissent absolument de marbre... Mais brisée par tant d'émotions Raymonda s'endort...

        Elle s'abandonne au sommeil enveloppée du châle ou se met à rêver que le portrait prend vie, selon ce qui lui a été précédemment offert, et guidée dans un jardin enchanté par l'apparition de la Dame Blanche, l'héroïne retrouve son fiancé dans un pas de deux à la structure classique très formelle, enchainant les variations dans les règles de l'art.
        Cette parfaite harmonie est soudain brisée par l'image d'Abderaman qui se substitue au chevalier, une métamorphose plus ou moins bien accueillie selon le pouvoir de séduction que le Maure a eu précédement sur la belle endormie... Mais la bonne Dame Blanche qui veille met fin à cette vision perturbante et prémonitoire, et Raymonda se réveille en pleine confusion. 

     

    Raymonda  Acte I  "La Valse Fantastique"  interprétée par le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris   Chorégraphie de Rudolf Noureev d'après Marius Petipa

     

       L'acte II a généralement pour cadre le château où se déroule "La Cour d'Amour", un rituel réunissant au son des violes troubadours et gentes Dames, cependant l'action est quelques fois située sous la tente d'Abderaman qui a invité la comtesse et sa nièce/filleule à une fête. (Si c'est la première option qui est choisie, c'est Abderaman qui se rend avec sa suite au château où se déroule bien entendu le même divertissement aux couleurs exotiques). Raymonda est surprise/charmée/ furieuse de retrouver ce galant (c'est selon...) et exécute avec lui un pas de deux dans les règles à l'issue duquel dans un excès de passion le sarrasin ordonne son enlèvement...

        Grâce au "deus ex machina", surgissent alors à cet instant précis Jean de Brienne et le roi de Hongrie, car:
        Cas N°1: Précédemment occupés aux préparatifs de départ, ils viennent cette fois faire leurs adieux véritables.
        Cas N°2: Ils rentrent auréolés de gloire de leur périlleuse expédition.

         A ce moment là, fureur bien compréhensible du prétendant légitime qui n'écoutant que son courage va sauver sa belle, cependant le roi de Hongrie, n'estimant pas l'affaire réglée, demande aux deux rivaux de s'affronter en un duel régulier comme il sied aux preux chevaliers. (De quoi se mêle-t-il?... en fait, deux amoureux à la fin d'un ballet c'est beaucoup trop...)
       Et après une réapparition de la Dame Blanche qui va donner à Jean la victoire sur Abderaman, le Sarrasin périt aux pieds de Raymonda... qui, selon le contexte choisi, éprouvera des sentiments divers... Mais tout sera bien qui finira bien...

     

    Raymonda Acte II   Maria Zubkhova et Mikhaïl Sharkov (Danse arabe) Yulia Levina et Ilza Liepa (Danse espagnole) Gediminas Taranda (Abderaman) et le Corps de Ballet et les élèves de l'Ecole de Danse du Bolchoï. Chorégraphie de Iouri Grigorovitch d'après Marius Petipa.

     

        L'Acte III est une célébration grandiose du mariage où en l'honneur du roi André II, les courtisans sont vêtus à la hongroise, dansent la czarda et finalement le Grand Pas Classique, passage le plus célèbre du ballet, la Coda arrivant ensuite comme une véritable apothéose où la Dame Blanche revient (ou pas) donner sa bénédiction.

     

    Raymonda  Acte III    Marie Agnès Gillot (Raymonda), José Martinez (Jean de Brienne) et le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris   Chorégraphie de Rudolf Noureev d'après Marius Petipa.

     

        Comme on l'a compris, si Raymonda est considéré comme un sommet de la danse classique, ce n'est pas par son argument (qualifié à l'occasion par un critique à la dent dure de "stupide et déprimant"), mais bien par la musique de Glazounov et la chorégraphie de Petipa qui, arrivé à son sommet avec son dernier chef d'oeuvre, se tourne résolument vers la modernité:
        Raymonda est l'essence même de notre concept contemporain du ballet classique, émancipant la danse pour la danse complètement détachée de l'histoire racontée. (La chorégraphie des Actes II et IV du Lac des Cygnes ou Le Royaume des Ombres de La Bayadère annoncent déjà cette évolution)
         Peu nous importe finalement cette histoire convenue à la limite de l'absurde, car elle ne sert plus ici que de vague support à une danse qui existe cette fois complètement pour elle même et n'est plus au service d'aucun drame. (C'est plus particulièrement le cas de l'Acte III, d'ailleurs souvent exécuté seul dans bien des cas).

     

        Malgré le grand succès qu'il obtint dans son pays d'origine, Raymonda ne fut présenté pour la première fois en Europe de l'Ouest qu'en 1935 et la première représentation en fut donnée à Londres par le Ballet National de Lituanie.
         Produit en 1946 par George Balanchine pour les Ballets Russes de Monte Carlo, ce sera la première oeuvre que Rudolf Noureev monte en 1964 pour le Royal Ballet après son passage à l'Ouest et à l'issue d'une représentation qu'il en donne  à Berlin l'année suivante, il obtiendra avec sa partenaire Margot Fonteyn 60 rappels... approchant presque leur record... (Ils avaient été rappelés 89 fois à Vienne en 1964... Pour la petite histoire c'est Luciano Pavarotti qui détient le record absolu avec 165 rappels...)

        Raymonda fut également la première oeuvre que Noureev mit en scène en 1983 à son arrivée comme directeur de la danse à l'Opéra de Paris où le ballet a été inscrit depuis au répertoire, et parmi les dernières productions méritant d'être citées il faut signaler en 1989 celle de Iouri Grigorovitch pour le Bolchoï ainsi que l'adaptation encore plus récente donnée en 2008 par Carla Fracci pour l'Opéra de Rome. 

     

        Dansé seulement par quelques compagnies dans le monde, et beaucoup moins populaire qu'un Lac des Cygnes ou Casse Noisette, Raymonda, curieux ballet où il ne se passe qu'un rêve, un enlèvement raté, et un duel, a cependant une véritable importance historique, car, dernier fleuron du ballet glamour de l'ère tsariste de St. Petersbourg, le chant du cygne de Petipa signe l'acte de naissance du ballet abstrait, ouvrant la voie où se sont engagés avec succès Mikhaïl Fokine et George Balanchine. 

     

     

    L'Art et la danse

    Marius Petipa (1818-1910)

     

     


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    Robert Helpmann dans le rôle de Don Quichotte      

     

    "J'aime celui qui rêve l'impossible..."
                           Johann Wolfgang von Goethe 

     

     

        "Dans un village de la Manche dont je ne veux pas me rappeler le nom vivait il n'y a pas longtemps un hidalgo de ceux qui ont la lance au râtelier... Il passait l'essentiel de son temps à la lecture, des lectures dites d'évasion, avec un goût prononcé pour les romans de chevalerie. Il y consacra d'abord ses journées, puis ses nuits... A force son cerveau s'étiolait, si bien qu'un jour il eut une bien curieuse idée: il alla annoncer à sa vieille jument qu'il rebaptisa Rossinante qu'il se faisait chevalier errant et qu'il partait pour l'aventure sauver des pucelles en détresse et affronter leurs géoliers. A lui les dangers, les victoires, et la gloire éternelle! Il venait de se choisir un nom: il s'appelle maintenant Don Quichotte"...

        Second livre le plus vendu au monde après la Bible, les aventures de L'Ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche sont l'oeuvre de Miguel Cervantés, contemporain du "Siècle d'Or" espagnol: Né en 1547 dans une petite commune de la province de Madrid, il décédera le 23 Avril 1616 le même jour que Shakespeare (en apparence seulement, car le calendrier grégorien de l'Espagne catholique avait 10 jours de décalage avec son homologue julien de l'Angleterre anglicane).
        Ce premier roman moderne qui parut en deux parties, la première en 1605 et la seconde en 1615, était destiné selon son auteur à mettre en évidence la stupidité des romans de chevalerie à la mode et à en dégouter les lecteurs, mais se révéla finalement une extraordinaire version du genre avec ses anti-héros qui vivent des non-aventures qui les rendent à chaque page un peu plus sages ... 
        Triomphe de l'imagination et de l'originalité, cette quête du bien et de la lumière où se côtoient sagesse et folie à travers des personnages hauts en couleur eut un succès retentissant que le temps n'a fait qu'embellir.

     

    L'Art et la danse

     

        Le premier ballet à s'en inspirer fut créé dès 1740 à Vienne par Franz Hilverding (et vraisemblablement remanié en 1768 par Jean George Noverre). L'Opéra de Paris suivit en 1743 avec son Don Quichotte chez la Duchesse, et après encore deux nouvelles chorégraphies pour la Scala de Milan avant la fin du siècle, la popularité de l'histoire ne fit que s'accroitre avec les années...

        Le thème sera repris en 1801 à l'Opéra de Paris par Louis Milon (1766-1845) qui présente Le Mariage de Gamache où avec Auguste Vestris dans le premier rôle il met en scène pour la première fois avec succès les épisodes comiques, et lorsque Auguste Bournonville (1805-1879) monte en 1837 à Copenhague Les Noces de Gamache, il utilisera très largement le ballet français.
        Chorégraphié en Russie par Charles Didelot (1767-1837) en 1808, Don Quichotte parait l'année suivante en Angleterre produit cette fois par James Harvey d'Egville, puis se retrouve en 1839 en Allemagne, oeuvre de Paul Taglioni (le frère de Marie) dont l'oncle Salvatore présente sa version de l'histoire à Turin, suivie en 1845 par celle de Bernardo Vestris.

          La plupart de ces créations mettaient en scène divers épisodes des premiers chapitres du roman de Cervantés, et le seul à puiser dans la seconde partie de l'oeuvre avait été Louis Milon qui, avec l'aventure de Kitri et Basilio, introduisit l'argument que reprit en 1869 Marius Petipa lorsque, le directeur des Théâtres Impériaux ayant demandé à son chorégraphe de créer un nouveau grand ballet, celui-ci s'inspira de cette histoire d'amour mouvementée devenue avec le temps la référence.

        La commande était destinée au théâtre Bolchoï de Moscou, un public sans sophistication dont les goûts en matière de ballet diffèraient sensiblement de ceux de la cité des tsars, et Petipa ne ménagera pas de ce fait les éléments comiques fort appréciés par la province: un groupe de danseuses habillées en cactus, une lune qui pleure de vraies larmes, un arlequin qui poursuit les rossignols armé d'une cage à oiseau, etc.. l'ambiance espagnole étant évoquée par diverses danses de caractère dont la célèbre danse des toreros.

     

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    Ludwig Minkus (1826-1917)

     

         Composé sur une musique de Minkus, le ballet en 4 Actes fut présenté pour la première fois le 26 Décembre 1869, avec Anna Sobeshchanskaya (Kitri) et Wilhelm Vanner (Basilio), et redonné ensuite avec les même décors et la même partition le 21 Novembre 1871 à Saint-Petersbourg.
         Il s'agissait maintenant de satisfaire les goûts plus raffinés de la capitale, et le chorégraphe opéra une véritable ré-écriture de son ballet afin d'en offrir une version élargie et beaucoup plus élaborée: Cactus, lune en pleurs et chasse au rossignol disparurent, tandis que Minkus reçut commande d'un cinquième acte où apparut dans toute sa somptuosité la cour du duc et de la duchesse qui clôturait le ballet à Moscou.

        Lors de sa reprise de l'oeuvre en 1902 pour le Mariinsky, Alexandre Gorsky utilisera le livret de Petipa et une partie de sa chorégraphie avec une distribution rien moins que prestigieuse: Mathilde Kschessinskaïa (Kitri), Nicolas Legat (Basilio), Aleksei Bulgakov (Don Quichotte), Enrico Cecchettti (Sancho Pança), Pavel Gerdt (Gamache) et les toutes jeunes ballerines Olga Preobrajenska, Tamara Karsavina et Anna Pavlova.
        Et afin que justice soit rendue, il faut noter que c'est Ricardo Drigo qui composa à l'intention de Ksecchinskaïa la fameuse variation de Kitri avec l'éventail pour le Pas de deux final ainsi que celle de Dulcinée pour la scène du rêve, car toujours présentes dans les versions modernes celles-ci sont très souvent attribuées à tort à Minkus.


        Continuellement modifiée ou raccourcie, la version de Marius Petipa, où alternent harmonieusement pantomime, danses de caractère et ballet classique, a connu de multiples adaptations qui, mêlant dans tous les cas l'intrigue amoureuse de Kitri et Basilio aux aventures de l'hidalgo idéaliste et de son écuyer, suivent avec plus ou moins de fidélité les grandes lignes de la version qui fut présentée en 1869 sur la scène du Bolchoï:

        Au cours du Prologue qui a pour cadre un cabinet de lecture où Don Quichotte est absorbé dans ses romans de chevalerie, surgit Sancho Pança poursuivi par des paysannes à qui il a volé une oie. Don Quichotte renvoie les femmes avec humeur et annonce à son domestique son intention de faire de lui son écuyer afin de partager les aventures de ses héros.

         Le rideau découvre ensuite une place animée de Barcelone où Kitri, la fille de l'aubergiste Lorenzo, va rencontrer son amoureux, le barbier Basilio. Mais son père a décidé de la marier au riche et ridicule Gamache, et lorsque celui-ci se présente et la poursuit de ses assiduités la jeune fille aidée de ses amies le repousse.

        Les danses des paysans sont alors interrompues par l'arrivée de Don Quichotte monté sur Rossinante, accompagné de Sancho Pança qui chevauche un âne. Le fier hidalgo sonne du cor, ce qui fait sortir de chez lui Lorenzo qu'il prend pour le seigneur d'un château, et à qui il offre ses services. Tandis que Don Quichotte a été invité à pénétrer dans l'auberge Sancho resté sur la place est entrainé par les jeunes villageois qui le malmènent. Entendant ses cris son maitre vole à son secours et aperçoit soudain Kitri: Le chevalier croit reconnaitre en elle la Dame de ses rêves, sa Dulcinée, et pour la séduire l'invite à danser un menuet. Au milieu de cette ambiance festive Kitri et Basilio décident de s'enfuir, et disparaissent avec à leurs trousses Don Quichotte, Sancho Pança, Lorenzo et Gamache bien déterminés à les retrouver.

     

    Svetlana Zakharova (Kitri) Andrei Uvarov (Basilio) et le ballet du Bolchoï (Chorégraphie d'Alexandre Gorsky d'après Marius Petipa  Musique de Ludwig Minkus)


         Kitri et Basilio trouvent refuge dans une auberge et se mêlent a l'assistance qui festoie gaiement. Mais les réjouissances sont troublées par l'arrivée des poursuivants, et Lorenzo découvrant sa fille décide de la marier sur le champ avec Gamache. Face à cette situation sans issue Basilio tire alors son sabre faisant mine de se planter la lame dans le corps... et tandis qu'il git à terre il demande comme une ultime prière d'être uni à Kitri... Lorenzo refuse sur les instances de Gamache, et Don Quichotte outré provoque ce dernier en duel pour ne pas avoir voulu exécuter les dernières volontés d'un mourant... A ce moment là Basilio se relève et profitant de l'agitation générale les deux amoureux prennent une nouvelle fois la fuite toujours flanqués du quatuor.

         L'aventure se poursuit dans un campement de gitans où Kitri et Basilio se dissimulent avec la complicité de leurs hôtes. Averti de l'arrivée de Don Quichotte le chef détourne son attention en commandant une fête en son honneur: Aux danses gitanes succède un spectacle de marionnettes au cours duquel Don Quichotte va une nouvelle fois semer le trouble: croyant reconnaitre dans l'héroïne sa Dulcinée et prenant les autre marionnettes pour des soldats prêts à l'attaquer, il se précipite pour les anéantir saccageant le petit théâtre devant l'assistance terrifiée.

        Fier de sa victoire le chevalier remercie le Ciel où s'est levée la lune dans laquelle il croit revoir sa bien aimée qu'il tente de rejoindre. Mais celle ci disparait dans les nuages, et à mesure que se profilent à l'horizon des moulins à vent (le livre dit "30 ou 40") il les prend pour des géants maléfiques ayant enlevé sa Dame...
        Epieu en main il passe à l'attaque, et s'étant fait happer par une voilure retombe inconscient aux pieds de Sancho.

        Le fidèle écuyer conduit son maitre blessé dans une clairière et le dépose sur l'herbe afin qu'il trouve un peu de repos, mais celui-ci sombre aussitôt dans un sommeil agité où il doit affronter des créatures monstrueuses. Lorsque celles-ci disparaissent enfin elles sont remplacées par un jardin enchanté habité par des fées, Dulcinée (sous les traits de Kitri) se tient à l'entrée entourée de Dryades et de leur reine, lesquelles sont bientôt rejointes par Cupidon. Don Quichotte s'agenouille alors devant sa Dame, mais brusquement tout s'évanouit.

     

    Svetlana Zacharova  Variation de Dulcinée  (Chorégraphie d'Alexandre Gorsky d'après Marius Petipa  Musique de Ricardo Drigo)

     

         On entend au loin le son des cors de chasse, et le Duc accompagné de sa suite pénètre dans la clairière. Il réveille Don Quichotte qu'il invite à venir partager une fête qu'il donne en son château où tout le village célèbre le mariage de Basilio et Kitri, car Lorenzo s'est finalement laissé attendrir par les prières de sa fille, et le ballet se termine par un Grand Pas classique, tandis que le vieux chevalier et son écuyer s'en vont vers de nouvelles aventures.

     

    Emmanuel Thibault  Myriam Ould Braham et le Corps de Ballet de L'Opéra de Paris    (Chorégraphie de Rudolf Noureev d'après Marius Petipa  Musique de Ludwig Minkus et Ricardo Drigo)

     

           Bien qu'une grande partie du répertoire chorégraphique ait cessé d'être donnée en Russie après la révolution de 1917, Don Quichotte y demeura et fut amené à l'Ouest en 1920 par la troupe d'Anna Pavlova qui le présenta en Angleterre dans une version abrégée de la production de Gorsky.

        Il était de tradition d'utiliser sur scène des animaux vivants, et quand le ballet fut monté à Londres, le cheval mis à disposition, ayant été jugé un peu trop dodu pour le rôle de Rossinante, dut suivre un régime dont l'effet fut suffisamment radical pour que la RSPCA (la SPA britannique) s'en émeuve et déclenche une enquête pour savoir si l'animal mangeait à sa faim... L'affaire fit grand bruit et les journaux ne se privèrent pas de relater l'évènement...
        (L'ânesse Monika après 19 ans passés avec le Mariinsky eut elle aussi les honneurs de la presse lorsqu'elle prit sa retraite en Mars 2008... Lors de la cérémonie d'adieu elle valsa avec Anastasia Kolegova, l'une des solistes et se vit offrir un gâteau de carottes et bouquets de fleurs... Elle connaissait, parait-il, exactement les moments du ballet où elle entrait en scène et adorait les applaudissements...) 

     

    L'Art et la danse

    Don Quichotte    Pablo Picasso

     

         Don Quichotte fait aujourd'hui partie des grands classiques, monté dans le monde entier par de très nombreuses compagnies car le thème continua d'inspirer les chorégraphes du XXème siècle: 

        Ninette de Valois présente à Londres en 1950 son Don Quichotte pour le Royal Ballet (Musique de Robert Gerhard), et Serge Lifar donne la même année Le Chevalier Errant (musique d'Ibert) pour l'Opéra de Paris.

        L'American Ballet aura sa version créée en 1980 par Mikhaïl Baryshnikov, une mise en scène reprise par de nombreuses compagnies, mais avant lui Rudolf Noureev avait monté en 1966 son adaptation de la chorégraphie de Petipa pour l'Opéra de Vienne, sur la partition de Minkus adaptée par John Lanchberry. Inscrite au répertoire de l'Opéra de Paris en 1981, et régulièrement donnée, cette interprétation des aventures du "chevalier à la triste figure" a vu depuis lors plusieurs danseurs et danseuses être nommés étoiles à l'issue de la représentation:  
        Monique Loudières (1982), Marie Claude Pietragalla (1990), Aurélie Dupont (1998), Laetitia Pujol (2002), Mathieu Ganio (2004) et Jérémie Bélingart (2007).

     

    L'Art et la danse

    Aurélie Dupont  ( Kitri) 


         Dans un style plus contemporain il faut citer également la production de George Balanchine, montée pour le NYCB (New York City Ballet) en 1965 sur une musique de Nicolas Nabokov, avec Suzanne Farrell alors agée de 19 ans en Dulcinée, et Balanchine lui-même dans le rôle de Don Quichotte. 

     

    L'Art et la danse

    Suzanne Farrell et George Balanchine  -  Don Quichotte

     

         Comment Broadway aurait-il pu ne pas s'intéresser à l'ouvrage élu meilleur livre de l'histoire de la littérature 400 ans après sa parution?.. En 1965 la comédie musicale de Dale Wasserman, Man of la Mancha, obtient 5 premiers prix et 2 nominations aux Tony Awards (dont une pour la chorégraphie de Jack Cole). Avec plus de 2000 représentations en 6 ans le spectacle remporta un énorme succès qu'égala en 1972 la transposition à l'écran qu'en fit Arthur Miller en 1972 avec Sophia Loren (Dulcinée), Peter O'Toole (Don Quichotte) et James Coco (Sancho Pança).

        Et si l'un des plus beaux passages musicaux, The Impossible Dream, (la Quête) composé par Joe Darion sur la musique de Mitch Leigh, ne laisse personne insensible, c'est qu'il s'adresse à tous les Don Quichotte que nous sommes... obscurs héros à la poursuite d'une étoile, sans cesse confrontés à nos moulins à vent... 

     

     

    "It doesn't matter whether you win or loose if only you follow the quest..."
                                                                 Man of la Mancha 

    "Il est bien des choses qui ne paraissent impossibles que tant qu'on ne les a pas tentées"...
               André Gide 

     

     


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                       Romeo and Juliet     Sir Franck Bernard Dicksee (1853-1929)                          


               "O Romeo, Romeo! wherefore art thou Romeo?
                Deny thy father and refuse thy name;
                Or, if thou wilt not, be but sworn my love,
                And I'll no longer be a Capulet"
                          William Shakespeare - Romeo and Juliet  II,2

     

     

               "O Roméo, Roméo! pourquoi es tu Roméo?
                Renie ton père et abdique ton nom;
                Ou si tu ne le veux pas, jure de m'aimer,
                Et je ne serai plus une Capulet"...

        C'est sans doute par le choix de l'écriture théâtrale et la concision de l'intrigue que la postérité a seulement retenu de l'histoire mythique de Roméo et Juliette l'oeuvre de Shakespeare écrite en 1595. Car la pièce s'inscrit en fait dans une longue lignée de semblables histoires d'amour tragiques remontant à l'Antiquité, comme le mythe de Pyrame et Thisbée relaté dans Les Métamorphoses d'Ovide.

        Les noms des familles rivales apparaissent au XIVème siècle dans La Divine Comédie de Dante:

            "Viens voir les Capulet avec les Montaigu
             Viens voir les Monadique et les Filipachi
             Les uns vêtus de deuil, les autres dans l'angoisse"
                                            Le Purgatoire  chant VI 

        et en 1554 Matteo Bondello publie dans un volume de "Novelle" sa version de Giuletta et Romeo. Le public de l'époque est alors très friand de ces contes italiens et l'histoire de Bondello sera traduite en français en 1559 par Pierre Boaistuau, puis fidèlement retranscrite en anglais par Arthur Brooke dans son poème narratif The Tragical History of Romeus and Juliet (1562). Un récit en prose en sera ensuite proposé un peu plus tard par William Painter dans Palace of Pleasure (1582), et lorsqu'il décide d'adapter pour le théâtre l'histoire des jeunes gens au funeste destin, William Shakespeare va puiser à la fois dans l'oeuvre de Painter et dans la poème de Brooke qu'il suit fidèlement, pour écrire sans doute sa tragédie la plus bouleversante.

     

    L'Art et la danse

      
        C'est à l'époque romantique, où le théâtre du poète anglais fascine tous les artistes, peintres, hommes de lettres et compositeurs, que Berlioz, Mendelssohn, Gounod et Tchaïkovski vont adapter le drame de Roméo et Juliette en opéras, musique de scène ou poèmes symphoniques

     

    L'Art et la danse

    Roméo et Juliette   Delacroix (1798-1863)

     


        Mais le ballet qui explore à l'époque l'univers surnaturel des Sylphides et autres Willis restera insensible devant le sort des amants de Vérone et il faudra attendre le XXème siècle et une commande du Kirov faite en 1934 à Sergueï Prokofiev (1891-1953) pour que Roméo et Juliette apparaisse enfin dans le répertoire chorégraphique.

        Une naissance qui ne se fit d'ailleurs pas sans de nombreuses difficultés car dès le départ, lorsque le compositeur présenta le thème, sur un livret du dramaturge Adrian Piotrovsky (qui lui avait suggéré le sujet), il se vit opposer un refus catégorique de la part de la direction du théâtre, le régime soviétique voyant là le symbole d'une jeunesse avide de liberté et de nouveauté cherchant à se débarasser des conventions bourgeoises. (Après deux articles de La Pravda critiquant Chostakovitch et d'autres "modernistes dégénérés" dont Piotrovsky, la prudence s'était accrue dans les milieux du spectacle...)

        Prokofiev signa alors un contrat avec le Bolchoï et, la partition achevée, ce furent les danseurs cette fois qui refusèrent de l'interpréter, déclarant qu'elle n'était pas dansable à cause de son rythme complexe et de certains passages totalement inaudibles...
        Le compositeur retravailla alors son ballet en 1936 et en tira deux Suites d'Orchestre qui, fait inhabituel et pratiquement sans précédent, s'imposèrent dans le répertoire à Moscou et aux Etats Unis avant même que le ballet proprement dit n'ait été donné...
        Roméo et Juliette fut ensuite exécuté dans son intégralité le 30 Décembre 1938 à Brno (Tchécoslovaquie), et bien qu'il fallut attendre le 11 Janvier 1940 pour que le ballet soit monté par le Kirov, Prokofiev était entré en contact avec le chorégraphe Léonid Lavrovski (1905-1967) dès l'automne de cette même année.

        La collaboration entre les deux hommes s'avéra d'emblée très difficile, Lavrovski imposant immédiatement à Prokofiev différents changements "rendus nécessaires par des considérations dramatiques" que celui-ci exécuta, selon ses propres dires, "avec grandes difficultés et très à contrecoeur"...  alors qu'il n'avait jamais refusé d'envisager quelques aménagements dans ses partitions à l'époque où il travaillait avec Diaghilev, ce dernier l'ayant toujours consulté et n'ayant jamais altéré sa musique sans sa permission... Tandis que Lavrovski procéda de son chef à force ajouts et coupures, insistant même pour introduire une danse supplémentaire dans la première scène et insérant au comble du déplaisir du compositeur le Scherzo de sa Sonate N°2 pour piano... Prokofiev ayant eu beau faire remarquer en vain que l'oeuvre témoignait d'une structure musicale et dramatique particulièrement bien pensée et n'avait rien d'une suite de danses interchangeables à la manière de Minkus...
        A cela s'ajoutèrent encore les relations initialement houleuses  du compositeur avec sa Juliette, la célèbre Galina Oulanova (dont le nom serait bientôt synonyme du rôle), cependant en dépit de toutes les tensions  qui émaillèrent les répétitions, le ballet fut un succès total, un triomphe qui ne fut pas démenti lors de la reprise de la production par la Compagnie au Bolchoï.

     

    L'Art et la danse

    Galina Oulanova et les danseurs du Bolchoï après une représentation de Roméo et Juliette de Leonid Lavrovski en 1956

     

        La partition fleuve de Prokofiev, (Op. 64), représente près de trois heures de musique, c'est la raison pour laquelle on en donne souvent des versions condensées, mais le strict découpage du ballet qui peut parfois poser des problèmes aux chorégraphes respecte cependant toujours la trame dramatique de l'oeuvre:

        Le rideau se lève sur la ville de Vérone ensanglantée par la rivalité ancestrale qui oppose les Capulet aux Montaigu, au grand dam du Prince Escalus, tandis que Roméo, héritier des Montaigu, se lamente après avoir vu ses avances repoussées par Rosaline dont il est fou amoureux.
        Pour le dérider ses amis Mercutio et Benvolio le persuadent de s'inviter incognito à la fête que les Capulet donnent en l'honneur de leur fille Juliette à qui mère et nourrice réunies présentent ce bal comme l'occasion de rencontrer un possible futur époux (en l'occurrence le comte Paris, que l'on projette de lui faire épouser).
        Au cours de la soirée, parmi les nombreux invités Roméo est reconnu par Tybalt, le cousin de Juliette. Mais le chef de la Maison Capulet afin d'éviter un scandale dans sa maison impose son autorité et rétablit le calme.
       La fête se poursuit sans autre incident et lorsqu'il rencontre Juliette, quelques instants plus tard, Roméo est immédiatement séduit par sa beauté et ne lui cache pas ses sentiments qui s'avèrent partagés, mais hélas les jeunes gens découvrent bientôt avec horreur qu'ils appartiennent aux deux familles rivales...

        Les derniers invités partis, Roméo réussit à retrouver sa bien-aimée dans le jardin des Capulet où les amoureux accablés par la fatalité se jurent un amour éternel. Après quoi, désemparé, le jeune homme va alors se confier au Frère Laurent qui voit dans un mariage l'espoir de réconcilier les Capulet et les Montaigu... Fort de ce conseil, Roméo fixe alors à Juliette par l'intermédiaire de Mercutio et de la nourrice, un rendez vous chez le saint homme qui célébrera leur union, et où elle se rend sous le prétexte de se confesser.

        La cérémonie à peine terminée Roméo, désormais époux de Juliette, ignore Tybalt qu'il rencontre sur son chemin et qui le provoque en l'insultant. Mais en se battant à sa place pour laver l'offense, son ami Mercutio reçoit un coup fatal, et dans un éclair de vengeance Roméo tue alors Tybalt.

        Juliette partagée entre l'amour pour son mari et celui pour son cousin finit par pardonner son geste à Roméo, mais le prince Escalus excédé décide de bannir ce dernier et ordonne son exil à Mantoue.

     

    L'Art et la danse

    Roméo et Juliette   La Séparation  Francesco Hayez (1791-1882)

     


        Avec la complicité de la nourrice, Juliette réussit à rencontrer Roméo avant son départ, tandis que ses parents lui annoncent qu'ils ont décidé de hâter son union avec le Comte Paris. Ne sachant que faire elle va alors faire part de son désespoir au Frère Laurent.
        Ce dernier lui propose de prendre un breuvage qui lui donnera l'apparence de la mort pendant 40 heures, elle sera ensuite déposée dans le caveau des Capulet d'où Roméo, prévenu par un messager qu'il lui enverra, l'en fera sortir, et tous deux pourront s'enfuir et vivre enfin heureux.

        Au matin tous se lamentent lorsque la nourrice découvre le corps inanimé de Juliette dont les obsèques se déroulent comme prévu, mais une épidémie de peste a empêché le messager du Frère Laurent d'atteindre Roméo à qui seule est parvenue la nouvelle de la mort de Juliette, et anéanti par le chagrin celui-ci revient à Vérone, résolu à mourir sur la tombe de sa jeune épouse. Il croise en chemin le comte Paris qui le provoque en duel et qu'il tue, et une fois dans la crypte, fait ses adieux à sa bien-aimée et boit une coupe de poison.
        Le Frère Laurent arrivé sur les lieux découvre alors avec horreur son corps sans vie, et lorsque soudain Juliette se réveille, comprenant que Roméo est mort, elle lui donne un dernier baiser et se saisissant de sa dague la plante dans sa poitrine et meurt à ses côtés.

     

               "A glooming peace this morning with it brings
                The sun for sorrow will not show its head:
                Go hence, to have more talk of these sad things;
                Some shall be pardon'd and some punish'd:
                For never was a story of more woe
                Than this of Juliet and her Romeo."
                                    Romeo and Juliet  V,3

     

    L'Art et la danse

    Roméo et Juliette    Théodore Chassériau (1819-1856)    

                            

               "Cette matinée apporte avec elle une paix sinistre
                Le soleil se voile la face de douleur:
                Partons pour causer encore de ces tristes choses;
                Certaines seront pardonnées et d'autres punies:
                Car jamais histoire ne fut plus douloureuse
                Que celle de Juliette et de son Roméo." 
                                    Roméo et Juliette  V,3 

     

     

        Roméo et Juliette représente l'un des points culminants de l'oeuvre de Prokofiev, et si son éblouissante musique qui fait danser l'amour avec la mort a inspiré par la suite tant de chorégraphes c'est parce qu'elle exprime des sentiments universels et éternels et représente de façon directe le drame, tout en traduisant la vérité psychologique de personnages profondément émouvants.
        Bien que de nombreuses scènes des 5 actes de la pièce de Shakespeare aient été supprimées, et que d'autres au contraire aient été inventées afin d'ajouter des morceaux chorégraphiques (danse des jeunes filles aux lys, danse aux mandolines etc...), par l'heureux mélange de liesse carnavalesque et de coloris italiens, le compositeur a su restituer la poésie du modèle dans toute sa profondeur.

     

    L'Art et la danse

    Romeo and Juliet   Ford Madox Brown (1821-1893)

     

     

        Après la chorégraphies de Lavrovski, d'innombrables chorégraphes classiques s'empareront de la musique de Prokofiev, parmi lesquels Frederick Ashton et Serge Lifar (1955), mais aussi John Cranko (1958), John Neumeier (1974) Hans Spoerli (1977) ou encore Iouri Grigorovich (1978). 
        Comme pour Cendrillon, aucune version de Roméo et Juliette ne sert de référence, cependant parmi les oeuvres proposant une expression chorégraphique durable du mythe des amants de Vérone figure un grand classique créé en 1965 par Kenneth Mc. Millan pour le Royal Ballet lorsque l'Union Soviétique refusa que la production de Lavrovski vienne en tournée à Londres.
        Le chorégraphe avait au départ conçu son ballet pour sa danseuse préférée, Lynn Seymour, avec pour partenaire Christopher Gable et ne cacha pas sa déception lorsque la direction de Covent Garden dans un souci de notoriété imposa le couple Fonteyn/Noureev... A l'issue du spectacle ces derniers furent salués par 40 minutes d'ovations, et c'est à cette occasion que, blessé et dansant avec une jambe bandée, Rudolf Noureev s'attira cette remarque d'un journaliste du Times:
        "Même avec une seule jambe monsieur Rudolf Noureev danse encore mieux qu'un autre avec deux". 

     

             Roméo et Juliette - Acte II. Chorégraphie de Kenneth Mc Millan interprétée par Margot Fonteyn et Rudolph Nureev 


        Quelques dix ans plus tard le même Noureev crée en 1977 sa propre vision de l'oeuvre au Coliseum de Londres pour le London Festival Ballet, un ballet très fidèle au texte de Shakespeare, image colorée de la Renaissance italienne, une époque sensuelle, brutale et à la fois rafinée où la vie et la mort sont l'affaire d'un instant (C'est cette production remaniée par le chorégraphe, alors directeur de la danse à l'Opéra de Paris, qui est entrée au Répertoire du Palais Garnier en 1984, interprétée par Monique Loudières et Patrick Dupont).

     

    Roméo et Juliette  Acte I  Chorégraphie de Rudolf Nureev interprétée par Monique Loudières et Manuel Legris avec le Corps de Ballet de l'Opéra de Paris.
     


        A la fin de sa vie, déjà très marqué par la maladie, Rudolf Noureev dirigea lui-même la partition de Prokofiev à la tête de l'Orchestre du Metropolitan Opera lors d'une représentation historique de Roméo et Juliette au Lincoln Center le 6 Mai 1992 à New York, avec Sylvie Guillem et Laurent Hilaire dans les rôles titre. Ce fut son avant dernière prestation en public, et après son décès le ballet entra au répertoire de l'Opéra Bastille en 1995.

        L'intensité de l'aventure des amants les plus célèbres de la littérature mondiale revêt un caractère irrémédiablement intemporel et ne cesse d'inspirer d'innombrables relectures aux chorégraphes contemporains tels Angelin Preljocaj ou encore Maurice Béjart et Jean Christophe Maillot qui ont choisi tous deux la musique de Berlioz.
     

     

    Roméo et Juliette  chorégraphie d'Angelin Preljocaj interprétée par Pascale Doye et Nicolas Dufloux et le Ballet de Lyon.
     


        Parmi ces nombreuses productions il ne faut pas oublier non plus le chef d'oeuvre que proposent la comédie musicale (1957) et le cinéma (1961) avec le magistral West Side Story de Leonard Bernstein chorégraphié par Jerome Robbins. En 1938 George Balanchine avait quand à lui fait évoluer pour le grand écran les Capulets en claquettes et les Montaigu sur pointes dans The Golwin Follies...
         Un sujet qui n'a certainement pas encore fini d'être exploré car un geste aussi absolu et définitif que de préférer mourir ensemble que de vivre séparés restera à jamais le plus fou des mystères.

     

     

    L'Art et la danse

                                 William Shakespeare (1564-1616)
                                           Portrait "Cobbe" dévoilé en Mars 2009 

    "He  was not of an age, but of all time."
    Ben Jonson (1572-1637)

     

     



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