• 40 grammes de satin...

     

    L'Art et la danse

     

         A l'époque où Louis XIV et ses courtisans se produisent dans les somptueux ballets de Cour, il n'y a pas encore de vêtements spécifiques au ballet, et ils ont aux pieds ce qu'exhibent avec orgueil tous les riches aristocrates du moment: d'élégantes et coûteuses chaussures à talons dont la semelle est en cuir et le dessus fait de délicates étoffes précieuses. 

         Et lorsque les premières femmes paraissent sur scène en 1681 elles porteront elles aussi à quelques détails près, ces mêmes chaussures à talons jusqu'à ce qu'une brillante technicienne Marie Anne de Camargo (1710-1770) ne réalise l'obstacle qu'elles représentent... et les remplace par de simples chaussures qui en lui permettant de bouger plus librement lui autorisent des sauts jusque là impossibles.  

        C'est ici que débute l'histoire du chausson de danse dont l'évolution, intimement liée à celle de la technique, est l'un des facteurs importants qui ont permis au ballet d'atteindre le haut niveau auquel il est parvenu aujourd'hui:
       Car pour faire encore mieux, la danseuse a demandé toujours plus à des chaussons qui l'ont amenée chaque fois un peu plus loin...

        Les premiers vrais chaussons attachés avec des rubans apparaissent à l'époque de la Révolution où le costume de ballet évolue de façon notable. La nouvelle chaussure de satin avec une semelle courte et le bout replié sous les orteils permet alors à ceux-ci de se tendre et de pointer complètement ce qui, tout en ajoutant à l'esthétique, représente à la fois un gain de confort et d'aisance. Mais il faudra attendre encore quelques années avant que cet ancêtre ne soit appelé à un autre destin... 

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       Les toutes premières danseuses à monter un bref instant sur pointe le firent, en fait, délicatement soulevées par un cable, gràce à un système mis au point par Charles Didelot (1767-1837) qui permettait les déplacements dans l'espace. Cette nouveauté reçut en 1794 un accueil particulièrement enthousiaste et l'idée fit son chemin...  Des ballerines, dont Amalia Brugnoli (1802-1892) ou Geneviève Gosselin (1791-1818), découvrirent qu'en s'élevant de plus en plus haut sur la demi-pointe elles pouvaient se tenir un court moment en équilibre sur leurs orteils complètement tendus... Plusieurs gravures anciennes attestent ainsi de ces performances qui, si elles relèvent encore de l'acrobatie et n'ont rien de très esthétique, témoignent malgré tout de l'effort de recherche. 

        Mais c'est l'arrivée de l'ère romantique et le besoin de donner une autre dimension au personnage féminin, qui va véritablement servir de déclencheur... Car, comment atteindre la légèreté de la créature éthérée qui appartient au royame des esprits sinon en utilisant avec art cette technique des pointes qui en est à son balbutiement ?.. C'est ce que fera Filippo Taglioni (1777-1871), et lorsque sa fille Marie parait en scène dans la Sylphide (1832) celle-ci semble flotter avec une grâce surnaturelle au dessus de la scène.

        Aucune modification notable n'a été apportée à son chausson de satin (qui ne pèse encore qu'une quarantaine de grammes) dont seul le boût et les côtés ont été rebrodés pour les rigidifier et qu'elle garnit simplement de coton, ce qui signifie que la position sur pointe ne pouvait, dès lors, être que très brève en raison du support inefficace de la semelle : Si la pointe, en effet, donne l'impression que le poids du corps se porte sur l'extrémité du pied, l'appui se fait en réalité sur la cambrure qui doit être soutenue pour que le corps puisse s'aligner verticalement. Dans le cas contraire toute stabilité est impossible et, pour Marie Taglioni (1804-1884) et ses consoeurs, seuls relevés, piqués et pirouettes simples étaient réalisables car il était techniquement inconcevable de penser pouvoir effectuer dans ces conditions des équilibres ou des pirouettes multiples. 

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         La Fance  toutefois mettait l'accent sur le raffinement et la délicatesse tandis que l'école italienne beaucoup plus athlétique recherchait prouesses et virtuosité... On a compris que pour accomplir ces exploits il fallait un outil de travail plus performant... en l'occurence un chausson offrant un meilleur support réalisé par les cordoniers italiens à la demande de leurs danseuses, et sur lequel apparaissent une véritable boite rigide, cette coque qui enveloppe l'extrémité du pied, ainsi qu'une semelle renforcée (Jusque là le rembourage des chaussons était resté très artisanal, chaque danseuse recourant à ses propres méthodes coton, crin ou feuille de carton). Mais si ces nouveaux chaussons sont plus durs que ceux de Taglioni, ils restent encore cependant relativement souples et n'ont rien à voir avec ceux d'aujourd'hui.

        Equilibres et tours multiples sont maintenant à la portée de Pierina Legnani (1868 -1930) qui sidère le public du théatre Marinsky à St.Petersbourg  avec ses 32 fouéttés lors de la représentation de Cendrillon tout d'abord et du Lac des Cygnes ensuite (Sa technique était telle qu'elle était, parait-il, capable d'exécuter les 32 fouéttés sans que sa pointe d'appui ne sorte de la circonférence d'une pièce de monnaie tracée à la craie sur le sol...)

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           Pierina Legnani dont on comparera  l'alignement du corps avec celui de Marie Taglioni .

        Aussitôt toutes les ballerines russes se doivent de l'imiter, cependant formées à l'école française par Marius Petipa (1818-1910) elles découvrent vite qu'avec leurs chaussons souples de pareils records sont totalement hors de leur portée... Si, malgré tout, les étoiles comme Kchessinskaïa (1872-1971) ou Karsavina (1885-1978) arrivent à relever le défi en portant les chaussons semi-rigides italiens, la majorité des danseuses qui ne possèdent pas la musculature athlétique des italiennes (aux jambes et aux cuisses puissantes) ont besoin de plus de maintien, et l'on vit alors apparaitre en Russie des chaussons beaucoup plus durs et aux semelles beaucoup plus rigides (dont la mode subsiste encore aujourd'hui).

       Mais c'est Anna Pavlova (1881-1931) qui va donner au chausson son aspect définitif lorsqu'à la fin de sa carrière elle renforce encore la cambrure et, surtout, applatit et élargit le bout afin de faciliter ses équilibres. Sur quoi, très désireuse de préserver son image et ne voulant pas être accusée de tricher, l'étoile fit alors retoucher toutes les photos où elle portait des chaussons à bout large en demandant à ce qu'ils soient amincis. (Certains clichés prouvent effectivement que la cliente en a eu pour son argent...)

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                                     Anna Pavlova dans La Fille Mal Gardée

       Avec une cambrure beaucoup plus ferme, une boite renforcée et une plateforme (l'extrémité du chausson) plus large, le chausson de Pavlova se présente tel que nous le connaissons aujourd'hui, et les matéraux de base qui servent à sa fabrication: cuir, toile, papier, colle, clous et satin vont, à partir de ce moment là, rester les mêmes, aussi surprenant que cela puisse le paraitre, pendant près de 100 ans...



          Parceque la danse est un art et que, tout en étant un athlète de haut niveau une danseuse à l'inverse des dieux du stade dissimule son effort derrière un sourire, on s'est tout à fait désintéréssé de son équipement pendant de longues années, à croire que certains s'étaient imaginés qu'elle naissait chaussons aux pieds...

        L'histoire de la technique des pointes a pourtant montré que chaque progrés du chausson a porté un peu plus haut le niveau du ballet. Il serait ainsi totalement impossible de danser les ballets d'aujourd'hui avec les chaussons du XIXème siècle, et la réciproque est tout aussi vraie:
        Dans les années 1800 Bournonville (1760-1843) chorégraphia pour des danseuses qui portaient des chaussons souples, n'effectuant donc équilibres soutenus ou pirouettes multiples que sur demi-pointe, mais exécutant par contre de nombreux sauts complexes... Et lorsque le Royal Danish Ballet voulut plus tard faire danser ces passages sur pointes les danseuses rencontrèrent un vrai problème:
        Comment avoir des chaussons qui soient en même temps suffisament souples pour permettre des sauts et suffisament rigides pour les tours et les équilibres? Certaines danseuses résolurent astucieusement le problème en portant un chausson souple sur le pied d'appel pour les sauts et un chausson rigide sur le pied d'appui pour les équilibres et les pirouettes...

        Cette différence entre les chaussons a d'ailleurs donné naissance à deux écoles différentes:
        L'école française, où les danseuses équipées de chaussons souples montaient naturellement sur pointe à partir de la demi pointe en déroulant le pied,
        et l'école italienne (et russe) où en raison du chausson rigide il est plus facile de monter directement sur pointe avec un léger saut.
        (Il est courant et admis de nos jours de combiner les deux techniques)



        Les esprits curieux souhaiteront peut-être savoir pourquoi les danseurs masculins se limitent aux demi-pointes?
        Tout simplement parceque se tenir sur pointe requiert une particularité morphologique du pied et du bassin que l'homme ne possède habituellement pas (Il existe cependant quelques variations où des danseurs dans des rôles en travesti montent sur pointe: Simone dans La Fille Mal Gardée ou Bottom dans Le Songe d'une Nuit d'Eté par exemple)

             Le rôle de Simone est interprété par Otto Ris du Basler Ballett (Ballet de Bâle)

       L'exception qui confirme la règle existe cependant, représentée par les viriles danseuses des Ballets Trockadero dont la virtuosité, sous le couvert de la parodie, représente une performance extraordinaire qui met la danse en valeur bien plus qu'elle ne la ridiculise, et à laquelle on se doit d'adresser un clin d'oeil appréciateur.



        Quand aux amateurs de chiffres ils seront étonnés de savoir qu'au cours d'une classe de danse les chaussons de pointe supportent un poids cumulé de plus de 5 tonnes dont 80% sont répartis sur la plateforme qui mesure environ 4 cm2...
        Une traction  d'environ 100 kgs est exercée sur le chausson lors de chaque passage sur pointe, et au cours de cette même leçon ils auront absorbé à peu près 2 litres de transpiration...
       Mais le nombre d'ampoules qu'ils auront engendrées reste un secret...

    L'Art et la danse

          "Avancez dans la vie comme dans la danse.... Sourire aux lèvres... avec les pieds pleins d'ampoules..."

                            Alice Abrams


         

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  • Commentaires

    1
    Jeudi 14 Octobre 2010 à 20:43

    Bravo pour votre site sur la Danse Classique ! Tout sur la danse des chaussons à la chorégraphie. J'apprends plein de choses, sur la danse que j'aurais bien aimée faire étant petite fille. Et la musique en prime. Je reviendrais souvent car je cherche l'inspiration pour le dessin sur les danseuses et les danseurs ainsi que les chaussons. Dans la famille on est "baladin dans l'âme" entre musique, Arts, peinture, etc......! Bonne continuation pour votre site si riche et beau .....

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