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    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Le Cri   Edvard Munch (1863-1944)

     

     

       "La danse la plus riche en combinaisons techniques d'attitudes corporelles ne sera jamais qu'un divertisement sans portée ni valeur si son but n'est pas de peindre en mouvement les émotions humaines".
                                                               Jean-Georges Noverre (1727-1810)

     

       

        Ni abstraction, ni réalisme, mais angoisse, outrance, cri, révolte: tels sont les termes qui permettent de caractériser l'un des courants artistiques majeurs qui a durablement marqué le début du XXème siècle.
        Né en Allemagne vers 1900, l'expressionisme trouve déjà sa source dans l'art tourmenté du peintre norvégien Edvard Munch (1863-1944) ou encore dans l'oeuvre et le destin de Vincent Van Gogh (1853-1890), mais ce sont de jeunes artistes de Dresde qui, portés par leur désir de voir s'effondrer la vieille Europe et sa culture bourgeoise, vont inventer le style du "malaise dans la civilisation". Et lorsqu'arrive l'immense boucherie de la guerre de 1914-1918 que certains avaient pourtant appelée de leurs voeux, leur fol espoir empli d'utopie fait alors place à la révolte, et pendant plus de 20 ans ce cri expressioniste traversera la création artistique allemande.

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Emil Nolde (1867-1956)     Paysage

     

        C'est un professeur de musique du conservatoire de Genève, Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950) qui sera l'initiateur de l'école expressioniste de danse sans s'imaginer certainement au départ que ses principes destinés à l'éducation corporelle de ses élèves musiciens seraient un jour appliqués à l'art chorégraphique...
        Ce pédagogue d'un nouveau genre prenant en compte la perception physique de la musique imagina un mode d'enseignement dans lequel il analyse les rapports entre la musique, l'espace et l'énergie, et aboutit à l'idée que l'économie des forces musculaires supprime les mouvements parasites et rend le geste plus efficace et plus signifiant.
        A partir de ces constatations il mit au point toute une éducation psychomotrice fondée sur un travail rythmique à travers un solfège corporel de plus en plus compliqué, arrivant à cette conclusion que la valeur du geste réside toute entière dans le sentiment qui l'anime. (Un principe déjà évoqué bien avant lui par Noverre (1727-1810) ainsi que François Delsarte (1811-1871) qui joua un rôle déterminant dans l'émergence de la danse libre aux Etats-Unis avec Isadora Duncan et Ruth St.Denis)

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Emile Jaques-Dalcroze (1865-1950)


        Grâce à l'Institut Jaques-Dalcroze, rendez vous de l'élite progressiste de l'époque, qui voit le jour en 1910 au nord de Dresde dans la cité-jardin d'Hellerau, le "dalcrozisme" se répand alors à travers toute l'Europe:
        Devant la difficulté de Nijinsky à appréhender la complexité de la partition de Stravinsky, Diaghilev demandera à l'assistante de Dalcroze, Marie Rambert (1888-1982), une analyse des rythmes du Sacre du Printemps, et celle-ci fera travailler le danseur selon la méthode dalcrozienne.
        Mais c'est principalement en Allemagne, le "pays sans danse" où contrairement à la France, l'Italie ou la Russie n'existait, aucune tradition chorégraphique, que va rayonner cette gymnastique rythmique à laquelle va s'intéresser le hongrois Rudolf Laban (1879-1958).

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Rudolf Laban (1879-1958)

     

        Ce dernier, après avoir pratiqué les danses traditionelles de son pays d'origine et effectué des études de sculpture aux Beaux Arts de Paris, poursuit des recherches sur les rapports du mouvement humain avec l'espace qui l'entoure et ouvre à Munich, en 1910, une école d'art du mouvement où il se concentre sur cette danse expressive, et rencontrera par la suite Emile Jaques-Dalcroze.


    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Les élèves de la Tanzschule Laban sur la plage de Wansee (1930)

     

        Comme Bertold Brecht (1898-1956) le fera dans le domaine de la littérature, ses créations explorent alors les thèmes sociaux, et il se révoltera avec force contre la guerre ou la pauvreté:
        De même que le poète dépasse le sens strict des mots, Laban considère la danse comme un moyen de dire l'indicible et son art qui prône l'improvisation et la création individuelle donnera la primauté à l'émotion à travers une liberté totale d'expression.

       Son élève Mary Wigman (1886-1973), venue tard à la danse à travers la gymnastique rythmique de Dalcroze, a 28 ans lorsqu'éclate la première guerre mondiale, et son oeuvre marquée par cette vision tragique de l'intolérable, ainsi que par le désespoir, va s'inscrire à son tour dans cet expressionisme violent de la période: Danse de la Sorcière (1913), Danse des Morts (1917) ou encore Le Monument aux Morts (1930).
       Ses productions et son charisme feront de Mary Wigman la première chorégraphe et danseuse allemande à jouir d'une renommée internationale, icône de la république de Weimar elle triomphe partout et ses écoles de danse d'expression rencontrent un immense succès.

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Mary Wigman et les élèves de son école de Dresde.

     L'une des disciples de Mary Wigman, Hanya Holme partira en 1931 ouvrir une annexe aux Etats-Unis où encore une fois l'absence d'une école traditionelle permettra au courant expressioniste de se faire une place et d'influencer de façon sensible la danse moderne: Hanya Holme (1893-1992) y fera partie des quatre pionniers aux côtés de Martha Graham (1894-1991), Doris Humphrey (1895-1958) et Charles Weidman (1901-1975).

     

        Un second élève de Rudolf Laban, Kurt Jooss (1901-1979) élaborera lui une synthèse entre l'expressionnisme et la danse académique grâce à laquelle il parvient à une maitrise totale des mouvements et des expressions, et rejoignant l'idée de Dalcroze affirme que les mouvements doivent être réduits aux plus caractéristiques, une théorie qu'il nomme "l'essentialisme".

         En 1932 il crée son chef d'oeuvre, La Table Verte (toujours représenté aujourd'hui), le premier ballet politique porté sur scène, où il exprime à la fois satire et révolte vis à vis des diplomates et de la futilité des négociations pour la paix, et à travers lequel s'impose son style caractéristique mariant danse et art du mime (L'idée d'associer la danse et le théâtre n'est pas cependant récente car le "ballet d'action" de Noverre conférait déjà une épaisseur nouvelle au geste dansé).

     

     La Table Verte (Premier tableau) Musique de F.A.Cohen  Chorégraphie de Kurt Jooss Interprété par le Joffrey Ballet.

     

        Avec la montée du nazisme et l'ascension au pouvoir d'Hitler en 1933, les artistes durent faire face à l'impitoyable dilemme qui était de se plier aux dictats du régime ou de disparaitre... Tous ne réagirent pas de la même façon, mais leurs sorts se rejoignirent finalement avec le temps...
        Kurt Jooss quitta immédiatement l'Allemagne et s'installa en Angleterre d'où il ne revint qu'en 1947, mais Mary Wigman, acceptant les principes du gouvernement de l'époque, resta sur place et sera au nombre des chorégraphes invités à créer Jeunesse Olympique, le vaste spectacle à la gloire du Reich présenté dans le cadre des tristement célèbres cérémonies d'ouverture des Jeux Olympiques de Berlin. Cependant elle tombera plus tard en disgrâce et son école de Dresde sera fermée en 1940 considérée comme un "centre d'art dégénéré".
        Sans pour autant s'engager politiquement Rudolf Laban était lui, de par sa nationalité hongroise, dans une position délicate, et se conforma un temps lui aussi à l'idéologie du national-socialisme. Il dirige plusieurs festivals avec l'appui du ministre de la propagande Joseph Goebbels, et grâce à sa méthode de notation qu'il vient d'élaborer et qui va permettre de faire travailler isolément des groupes pour les rassembler ensuite pour une exécution de masse sans répétition générale, il réalise les chorégraphies des grandes manifestations organisées par Hitler, 2000 participants à Vienne, ou encore l'Ouverture des Jeux Olympiques de Berlin en 1936.

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

     

        Mais l'impressionnante capacité de l'artiste à diriger des foules importantes finit par inquiéter en hauts lieux et Goebbels aurait lui même dit: "Nous n'avons pas besoin de deux chefs dans ce pays..."  L'école de Laban fut fermée, les livres qu'il avait écrit mis à l'index, et leur auteur après avoir réussi à s'enfuir à Paris dans un premier temps passa en Angleterre où il rejoignit son élève Kurt Jooss ainsi que d'autres réfugiés allemands enseignant la danse. (Rudolf Laban demeurera en Angleterre jusqu'à sa mort).

         Dès leur arrivée au pouvoir les nazi avaient tenté de faire disparaitre cette pulsion fondamentale qu'était l'expressionisme et à cet art considéré comme "dégénéré" ils substitueront une forme de divertissement totalement kitsch. Rêve prémonitoire de la République de Weimar et prophétie de l'apocalypse, l'expressionisme malgré son extinction aura une héritière, Pina Bausch (1940-2009) qui appartient, comme l'écrivit son mari Ronald Kay, à cette génération allemande que l'histoire a coupée de son passé:
        "Deux conflits mondiaux et la dévastation perpétrée par le national-socialisme interdisent aux générations de l'après guerre presque toute référence au proche passé". 

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Pina Bausch (1940-2009)

     

        La prime enfance de Pina Bausch est effectivement marquée par la guerre, les privations, les bombardements et la mort violente, et fragments par fragments elle s'est acharnée à reconstruire avec son art à elle un pays, un monde, une civilisation, une humanité détruits jusque dans leurs fondements.
        Elève de Kurt Jooss elle va exploiter encore plus en avant cette forme où se mêlent théâtre et danse et son oeuvre va se déplacer vers le théâtre dansé (Tanztheatre). L'artiste interprète est alors acteur et danseur à la fois, sans être tenu à un style chorégraphique spécifique ni à un jeu théâtral déterminé et la chorégraphe collabore longuement avec le dramaturge Raimund Hogue selon lequel:
        "Chaque mouvement doit être clair, avoir une raison d'exister. Si le mouvement n'a pas de sens il devient divertisement".
        Les spectacles de Pina Bausch qui mêlent la parole et le jeu des acteurs à la danse ont été appréciés des gens de théâtre peut-être avant ceux de la danse. Malheureusement la chorégraphe qui avait refusé toute sa vie la captation vidéo de ses productions ne laisse aujourd'hui que très peu de témoignages visuels de son travail, cependant sa compagnie, le Tanztheatre Wuppertal qui fut jusqu'au milieu des années 1980 le fleuron du ballet allemand, demeure aujourd'hui une référence et continue de faire vivre son oeuvre à la recherche scénographique souvent très élaborée et particulièrement spectaculaire (montagnes de fleurs, champs d'oeillets, cataractes etc...).  

     

    La Danse expressioniste allemande: Le Cri du désespoir.

    Nelken (Les Oeillets)- 1982   Chorégraphie de Pina Bausch

     

        Ainsi que se répètent parfois curieusement certains moments de l'Histoire, l'héritière de Rudolf Laban et Mary Wigman sera elle aussi invitée à participer, de manière posthume malheureusement, aux prochains Jeux Olympiques de Londres en 2012, dont le programme culturel ne proposera pas moins de dix de ses pièces dans deux théâtres de la ville (Barbican et Sadler's Wells). Des oeuvres qu'elle a créées entre 1986 et 2006 à l'occasion de ses visites dans des lieux aussi différents que le Brésil, l'Inde, le Japon ou encore Palerme, Hong-Kong, Los Angeles, Budapest, Istambul, Santiago et Rome, et dont sept d'entre elles n'ont jamais été vues au Royaume-Uni.

        Une occasion où prendront encore une fois tout leur sens les paroles du pionnier de l'expressionisme:
        "La danse joue un rôle capital dans les relations humaines, elle est une école du comportement social, de l'harmonie du groupe. La danse est l'école de la générosité et de l'amour, du sens de la communauté et de l'unité humaine".
             Rudolf Von Laban 

     

     Orphée et Eurydice (1975) - La danse des esprits bienheureux-   Musique de Glück   Chorégraphie de Pina Bausch  Interprété par Marie Agnès Gillot (Eurydice) et Yann Bridard (Orphée) et le corps de ballet de l'Opéra de Paris.
        Peu de gens reconnaissent l'ecclectisme de cette créatrice géniale que fut Pina Bausch et ne retiennent que l'aspect extérieur de ses audaces. Mary Wigman et Kurt Jooss étaient des inconditionnels de Glück, et Pina Bausch est leur disciple... On oublie aussi trop souvent également qu'elle fut une grande danseuse.

     

    "Dansez, dansez, dansez, sinon nous sommes perdus..."
                                   Pina Bausch  

     


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    Roland Petit (1924-2011) - De Paillettes et d'Amour...


     

         "Un jour dans un studio j'ai vu une pétasse avec un gros derrière et des jambes courtes, le cinéma fait vraiment des miracles!.." C'est ainsi que Roland Petit, redonnant à Hollywood sa dimension humaine racontait sa première rencontre avec Marilyn Monroe...

        Ce personnage flamboyant à l'humour ravageur et aux déclarations lapidaires naquit à Villemomble le 13 Janvier 1924, fils d'Edmond Petit, restaurateur aux Halles et de Rose Repetto chef-costumière à l'Opéra de Paris. Avec une détermination à toute épreuve, le jeune Roland tiendra tête à son père qui ne voit pas d'un très bon oeil sa passion pour la danse et il lui déclarera du haut de ses 9 ans:
        "Je serai danseur ou alors je m'enfuis de la maison!"

        Admis en 1933 à l'école de danse de l'Opéra où il devient l'élève de Serge Lifar, il est engagé dans le corps de ballet en 1940 et nommé sujet trois ans plus tard. Mais cet esprit libre ne se laissera jamais enliser par les institutions et désertera le vénérable établissement alors qu'il a tout juste 20 ans:
        "Je voulais découvrir, apprendre, voyager. C'est pourquoi j'ai quitté l'Opéra de Paris" expliquera-t-il lui-même.

        Ses goûts l'amènent alors à se concentrer sur la chorégraphie et il présente un temps ses première oeuvres au théâtre Sarah Bernardht lors des Soirées de la Danse, mais il est bientôt en mesure, grâce à l'aide financière de son père, de fonder les Ballets des Champs Elysée et la véritable aventure commence lorsque, avec la collaboration du décorateur Christian Bérard et du librettiste Boris Kochno, il crée Les Forains (1945) mis en musique par Henri Sauguet:
        "Nous l'avons monté en 13 jours, et le pas de deux d'origine s'est transformé en un vrai ballet qui marque, je crois, le début de ma carrière de chorégraphe" reconnaitra plus tard Roland Petit.

     


    Les Forains (extraits)    Chorégraphie de Roland Petit   Musique d'Henri Sauguet 
    Interprété par le Dutch National Ballet.

     

         Suivra un second ballet à succès Le Rendez-vous, sur un livret de Jacques Prévert et une partition de Joseph Kosma (que reprendra Yves Montand dans sa chanson Les Feuilles Mortes), puis ce sera en 1946 Le Jeune Homme et la Mort (considéré encore aujourd'hui comme son chef d'oeuvre) dont le livret sera cette fois signé par Jean Cocteau, affirmant d'emblée une conception théâtrale du ballet qui ne le quittera pas.

     

    Roland Petit (1924-2011) - Chorégraphe de la modernité

    Affiche de Christian Bérard pour Les Ballets des Champs-Elysées



        (C'est à cette époque que la mère de Roland Petit va concevoir à sa demande ses fameux chaussons inspirés des chaussons de pointes et de leur montage exclusif, le cousu-retourné, et le minuscule atelier deviendra avec le temps la célèbre boutique de la Rue de la Paix).

     

    Roland Petit (1924-2011) - De paillettes et d'Amour...

     

         Allant chaque fois là où le mène son inspiration, le chorégraphe quittera les Ballets des Champs Elysées en 1948 pour former le Ballet de Paris Roland Petit que viendra rejoindre l'une de ses anciennes compagnes de l'Opéra, Renée Jeanmaire. Les danseurs se produisent cette fois sur la scène du théâtre Marigny où sera créé entre autres Les Demoiselles de la Nuit pour Margot Fonteyn: Désormais cet artiste intrépide est "lancé", il ne craint rien, et rien ni personne ne lui résiste.

        Au générique de ses oeuvres figure un nombre impressionant de signatures car il rassemblera autour de lui tout au long de sa carrière les plus brillants talents de Paris, écrivains célèbres ou grands couturiers, et ses productions seront décorées par les maitres de l'époque, Picasso, Marie Laurencin, Georges Wakhevitch, Jean Tinguely, Niki de Saint Phalle, Bernard Buffet, tandis que des compositeurs comme Olivier Messian, Henri Dutilleux, Maurice Jarre ou Marcel Landowski lui écriront des partitions.

        1949 voit la création de Carmen au Princess Theatre de Londres, que Roland Petit interprète avec Renée Jeanmaire (baptisée Zizi dans le rôle titre, un prénom qui va lui rester ainsi que la coupe de cheveux imposée par le rôle), puis il va créer Balabile l'année suivante pour le Royal Ballet.

     


    Carmen  Musique de Georges Bizet  Chorégraphie de Roland Petit  Interprété par Tamara Rojo et Lienz Chang

     

        Ce sera alors le début d'une véritable carrière internationale: Les Ballets de Paris sont engagés à New-York où ils resteront 7 mois sur Broadway (une performance encore jamais réalisée par aucune troupe de danse classique) et de retour à Paris en 1950  leur directeur, après avoir créé La Croqueuse de diamant, remmènera ses danseurs pour une autre grande tournée américaine à l'issue de laquelle c'est Hollywood cette fois qui fera appel à lui et l'invitera pendant les quatre années suivantes:
        Il va chorégraphier les séquences de plusieurs films musicaux, Hans Christian Andersen et la Danseuse (1952) avec Zizi Jeanmaire, Daddy Long Legs (1955) avec Leslie Caron et Fred Astaire, ou encore Anything Goes (1956) avec Bing Crosby et Zizi Jeanmaire qu'il a épousée en 1954:
        "Un "deal" avec Terpsichore" s'amusait-il à dire... En fait une extraordinaire histoire d'amour.
        "Tout ce que j'ai fait c'est par lui et pour lui, pour moi aussi, mais lui ou moi c'est pareil" dira Zizi. Ce à quoi son compagnon répondra par cette phrase:
        "Zizi et moi c'est pour toujours et au de là... Celui qui restera après la mort de l'un de nous deux devra être exceptionellement courageux car il aura perdu son autre lui-même".


             Roland Petit ne se formalisait pas de ces distinctions absurdes entre genres soi disant mineurs ou majeurs et jongla toute sa vie avec la danse classique et le music-hall apportant une théâtralité nouvelle au ballet et modernisant le cabaret avec sa fantaisie. A son retour des Etats-Unis il adapta la comédie musicale américaine au goût français et galvanisé par sa muse monta La Revue des Ballets de Paris:

        "Zizi est une locomotive à laquelle j'accroche tous mes ballets" disait-il, et en 1961 Zizi Jeanmaire habillée par Yves Saint Laurent remplira la salle de l'Alhambra avec "Mon truc en plume"...


    Roland Petit (1924-2011) - De Paillettes et d'Amour...



        C'est alors qu'après avoir sillonné le monde avec les Ballets de Paris, Roland Petit est invité en 1965 par George Auric, à revenir à l'Opéra de Paris vingt ans après l'avoir quitté. Il va y créer Adages et Variations et Notre Dame de Paris et réalise à la même époque des chorégraphies pour Rudolf Noureev au Royal Ballet (avec Margot Fonteyn) et à la Scala de Milan (avec Luciana Savignano). Puis, s'étant laissé tenter un instant d'accepter en 1970 la direction de la Danse, l'expérience sera de courte durée car il démissionne au boût de six mois qui ne lui laissèrent pas d'excellents souvenirs si l'on en juge par ces propos:

        "Je n'ai que des grands souvenirs à l'Opéra, à l'exception des six mois où j'ai été nommé à la direction du ballet et qui furent infernaux".


    Roland Petit (1924-2011) - De Paillettes et d'Amour...


        Une fois encore Roland Petit ira là où l'entraine son envie et il rachète la même année le Casino de Paris où il montera deux grands spectacles: La Revue, puis Zizi je t'aime, nouveau témoignage d'amour à son épouse qui y remporte un immense succès, mais les lourdes charges fiscales les contraindront malheureusement à abandonner l'entreprise en 1976.

     

    Roland Petit (1924-2011) - De Paillettes et d'Amour...

     

          Cependant le chorégraphe qui a été contacté entre temps en 1972 par le maire de Marseille, Gaston Deferre, qui souhaite dynamiser la compagnie de l'Opéra Municipal, va pouvoir accomplir son rêve d'indépendance et de modernité en créant les Ballets de Marseille qui deviendront en 1981 le Ballet National de Marseille, travaillant en étroite collaboration avec le peintre Jean Carzou (1907-2000) mais également d'autres artistes dont Max Ernst 1891-1976). Il va également se partager entre l'Opéra de Paris, l'American Ballet Theatre, l'Opéra de Berlin, la Scala de Milan ainsi que le music-hall pour Zizi,  et le théâtre, puis obtiendra en 1992 la fondation de l'Ecole Nationale supérieure de Danse de Marseille Roland Petit, et après avoir parcouru le monde avec sa compagnie pendant 26 ans, la quittera en 1998 à l'issue des représentations de sa dernière création Le Lac des Cygnes et ses Maléfices (qui a peut-être inspiré le film Black Swan).

        Une oeuvre qui fut précédée par un très grand nombre d'autres ballets que ce chorégraphe de la modernité composa pour l'Opéra de Marseille, tous accueillis avec le même succès, et dont font partie  Pink Floyd Ballet (1972), Les Intermitences du Coeur (1974), L'Arlésienne (1974), le Chat Botté (1986) avec Patrick Dupont au sommet de sa gloire, Blue Angel (1985) et Ma Pavlova (1986) pour Dominique Khalfouni qui fut reine de la compagnie tandis que des danseuses comme Alessandra Ferri ou Carla Fracci furent très souvent invitées dans la cité phocéenne.

     


    Pink Floyd Ballet  Chorégraphie de Roland Petit 
    Interprété par les Ballets de Marseille

     

         Roland Petit travailla tout au long de sa carrière avec les plus grands danseurs, de Jean Babilée qui créa le rôle du Jeune Homme et la Mort à Nicolas Le Riche qui fut l'étoile de Clavigo, en passant par Mikhaïl Baryshnikov, Rudolf Noureev, Fred Astaire pour ne citer que ces quelques noms auxquels s'ajouèrent entre autres Natalia Makarova, Margot Fonteyn ou encore Maïa Plissetskaïa pour qui il chorégraphia sur une partition de Gustave Malher l'un des ses chefs d'oeuvre La Rose Malade (1973) malheureusement très peu vu en France.

     

    Le Jeune Homme et la Mort  Chorégraphie de Roland Petit  Musique de J.S.Bach
    Interprété par Rudolf Noureev et Zizi Jeanmaire 

     

         Mais le ballet de l'Opéra de Paris où il était très aimé resta près de son coeur, et la vingtaine de ses ballets qui figure aujourd'hui au répertoire témoigne de l'importance de ces liens, de Notre-Dame de Paris le premier à y être inscrit en 1965 à Clavigo (1999), le dernier, en passant par Turangalila (1968), Schéhérazade (1974), Rythmes de Valse (1974), La Symphonie Fantastique (1975), Nana (1976), Le Fantôme de l'Opéra (1980) etc...

     

    Notre Dame de Paris   Chorégraphie de Roland Petit   Musique de Maurice Jarre  Costumes d'Yves Saint Laurent   Décor de René Allo
    Interprété par Isabelle Guérin (Esmeralda), Nicolas Le Riche (Quasimodo), Laurent Hilaire (Frolo), Manuel Legris (Phoebus) et le corps de ballet de l'Opéra de Paris 

     

          Etabli à Genève en 1998, Roland Petit parcourt alors l'Europe pour mettre en scène ses ballets pour les grandes compagnies internationales, affichant toujours le même dédain pour la critique:

        "Les critiques de danse" disait-il avec un haussement d'épaule, "peuvent penser ce qu'ils veulent... Un bon article dépend trop souvent de leur humeur, s'ils ont bien diné ou s'ils ont faim, s'ils sont sortis la veille et ont encore mal aux cheveux, s'ils se sont disputés avec leur mari ou leur femme avant de venir au spectacle, ou s'ils ont hâte que mon ballet se finisse pour aller faire pipi..."
        Et en 2004, le chorégraphe célébre en même temps que ses 50 ans de mariage, ses 60 années de création au cours d'une soirée au théâtre Jean Vilar de Suresne, avec Les Chemins de la Création, évoquant ses innombrables rencontres avec tous les plus grands danseurs du siècle et illustrant sa carrière à travers le ballet, le music-hall et le cinéma, des domaines qu'il aborda avec le même bonheur car son originalité aura été de réussir dans les deux mondes tout aussi exigeants de la danse classique et des revues, et de conquérir à la fois Paris et Broadway. 

     

    Roland Petit (1924-2011) - De paillettes et d'Amour...

     

         Son humour, son goût immodéré pour la scène et ses choix toujours portés par le désir de faire le spectacle ont fait de Roland Petit une figure à part entière du monde de la danse, à la fois repectée et adulée. 
         A 87 ans cet "éternel jeune homme" que l'âge semblait avoir épargné avait encore la tête pleine de projets, mais il sera emporté en peu de temps par une leucémie foudroyante et décède à Genève le 10 Juillet 2011.

        Charles Trenet lui avait dit à ses débuts en plaisantant: 
                            "Fais quelque chose pour que "Petit" devienne grand!..."
     


             Gagné!....  Cet artiste ardent et exigeant, novateur sans jamais être provocateur a largement rempli le contrat... 

     

     

    Roland Petit (1924-2011) - Chorégraphe de la modernité

    (Roland Petit repose à Paris au cimetière Montparnasse)


    "Le travail avec un peu de chance et d'imagination vous apporte le bonheur"
                                                                                               Roland Petit
                                                                    

     

     


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    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

     Parade   Rideau de scène réalisé par Pablo Picasso

     

      

       "Ce que le public te reproche cultive le, c'est toi"
                                                            Jean Cocteau 

     

        En 1916, la guerre fait rage et 163.000 soldats français perdront la vie à Verdun entre le 21 Février et le 19 Décembre. A l'arrière, un jeune homme exempté de service militaire pour faiblesse de constitution rentre de Belgique où il s'est porté volontaire pour participer à un convoi sanitaire civil:
        De retour dans la capitale, Jean Cocteau (1889-1963) brûle maintenant de retrouver cette vie artistique qui ne s'est pas arrrêtée, avec en tête le souvenir de cette soirée passée en compagnie de Diaghilev (1872-1929) qu'il admire par dessus tout:
        "Nous rentrions de souper après le spectacle. Nijinsky boudait comme à son habitude. Il marchait devant nous. Diaghilev s'amusait de mes ridicules. Comme je l'interrogeais sur sa réserve (j'étais habitué aux éloges) il s'arrêta, ajusta son monocle et me dit: Etonne moi!.."

                                                           Et c'est ce qu'il va faire...

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Jean Cocteau (1889-1963) par Federico de Madrazo de Ocha (1875-1934)

     


        Les deux hommes ont déjà collaboré en 1912 pour un ballet orientaliste, Le Dieu Bleu, mais Cocteau fasciné par le cirque souhaite depuis des années écrire un ballet ou une pièce de théâtre inspiré de ce divertissement. Un sujet qui n'est pas révolutionnaire en soi car il avait été traité sous une forme ou une autre au cours des décades précédentes par de nombreux peintres français dont Daumier (1808-1879), Seurat (1859-1891), Toulouse-Lautrec (1864-1901) ou Rouault (1871-1958), et l'écrivain avait d'ailleurs essayé de convaincre deux ans plus tôt Diaghilev et Stravinsky (1882-1971) de participer à un projet sur le cirque, David, dont il voulait lui-même faire les décors en se basant sur les peintures cubistes de Gleizes (1881-1953).
        Les choses avaient à l'époque tourné court et Cocteau saisit là l'occasion de reprendre son idée dont la grande nouveauté tenait au fait que pour la première fois un ballet aurait pour thème un sujet populaire extrait de la vie de la rue (Si Petrouchka (1911) a pour cadre une fête foraine ses marionettes prisonnières de l'enchantement du vieux charlatan en font un ballet irréel).

        Il fallait un compositeur... et le choix de Cocteau se portera sans hésitation sur Erik Satie (1866-1925) à qui il avait précédement proposé d'écrire un scénario de ballet sur l'une de ses oeuvres, Trois Morceaux en forme de Poire, entendue dans un concert. Le compositeur s'était alors catégoriquement opposé à ce que l'on utilise ses compositions précédentes, mais ayant par contre envisagé favorablement l'idée d'écrire éventuellement une musique de ballet, il accueilit cette nouvelle offre avec enthousiasme.

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Erik Satie par Suzanne Valadon (1865-1938)

     

        Cocteau se mit donc à écrire le scénario dont le sujet on ne peut plus simple s'inspire de la fête foraine avec son cirque itinérant devant lequel, pour attirer le public sous le chapiteau, quelques artistes exécutent un aperçu du programme, trois numéros présentés par les directeurs baptisés pour l'occasion "managers":
          Un prestidigitateur chinois dont le personnage est inspiré du célèbre magicien américain de l'époque Chung Ling Soo,

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    (Chung Ling Soo, de son vrai nom William Ellsworth Robinson, présentait un numéro très risqué d'interception de balle de fusil et périt accidentellement sur scène à Londres le 23 Mars 1918).


        Vient ensuite une petite fille américaine inspirée elle aussi de l'actualité et de ces femmes-enfants devenues des héroïnes comme Mary Pickford (1892-1979),

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Mary Pickford dans le film Daddy Long Legs (1919)

     

        et la présentation se termine avec des acrobates accompagnés d'un cheval. Mais personne dans l'assistance ne se laisse convaincre d'assister au spectacle et les "managers" au comble de l'agitation en sont renversés au sens littéral du mot... La troupe déçue se prépare alors à quitter la ville et le ballet se termine par une reprise du morceau de début Prélude du Rideau Rouge. 

        Satie qui de son côté a passé des années à jouer et parfois à composer des chansons populaires dans les bars de Montmartre va concevoir sur cette trame une partition très éclectique intégrant éléments de jazz et de ragtime, sur laquelle Cocteau va superposer tout un éventail de bruits: machines à écrire, pistolet, corne de brume, crécelle etc... ainsi que des paroles prononcées à travers un mégaphone. On le soupçonne d'avoir souhaité créer par là un "succès de scandale" comparable à celui du Sacre du Printemps, toutefois la version définitive de la partition ne conserva à son grand regret que quelques unes de ces inovations:
        "La partition de Parade devait servir de fond musical à des bruits suggestifs mis là comme ce que Georges Braque appelle si justement des "faits". Difficultés matérielles et hâtes des répétitions empêchèrent la mise au point de ces bruits. Nous les suprimâmes presque tous. C'est à dire si l'oeuvre fut jouée incomplète et sans son bouquet".
                                                                 (J. Cocteau  Le Coq et l'Arlequin)

        Un nom s'imposait pour rejoindre ce duo de choc, et les décors et les costumes furent confiés à Pablo Picasso (1881-1973) dont certaines de ses réalisations, de véritables sculptures cubistes en carton viendront évoquer à la fois la fantaisie et le caractère marginal du théâtre forain mais aussi le bruit, l'agitation et la confusion de la ville moderne.

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Pablo Picasso (1881-1973) par Amadeo Modigliani (1884-1920)

     

        Lorsque débutèrent les répétitions, Cocteau et Picasso vont rejoindre à Rome Diaghilev et ses danseurs alors en tournée dans la capitale italiennne.
        Et c'est Léonide Massine (1896-1979), alors étoile, qui sera le chorégraphe et va créer le ballet sous les conseils attentifs de Cocteau qui avait lui-même des idées très précises sur le genre de danse que chaque personnage devait exécuter:
        "Mon rôle fut d'inventer des gestes réalistes, de les souligner, de les ordonner, et grâce à la science de Léonide Massine, de les hausser jusqu'au style de danse".
        Inspirée de Charlie Chaplin, des comédies modernes et de l'oscillement des images de cinéma, Cocteau décrit ainsi la chorégraphie de Massine et les évolutions des "managers" sous leurs encombrants costumes:
        "Leur danse était un accident organisé, des faux pas qui se prolongent et s'alternent avec une discipline de fugue. Les gênes pour se mouvoir sous ces charpentes, loin d'appauvrir le chorégraphe l'obligeaient à rompre avec d'anciennes formules, à chercher son inspiration non dans ce qui bouge, mais dans ce que autour de quoi on bouge, dans ce qui remue selon le rythme de notre monde". (J.Cocteau  Lettre à Paul Dermée)

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

      Costumes de Pablo Picasso pour les "managers" de Parade:  "Manager français" à gauche et "Manager américain" à droite.

     

        La Première du ballet eut lieu au théâtre du Châtelet le 18 Mai 1917 avec comme principaux interprètes Léonide Massine, Maria Chabelska et Nicolas Zverev.
        Dans la hâte des répétitions évoquée par Cocteau le costume de la femme acrobate que Massine avait ajoutée à la dernière minute fut peint directement par Picasso sur les jambes de Lydia Lopoukova, quand à celui de la petite fille américaine qui n'avait pas été dessiné il avait été acheté la veille dans un magasin de sports...
        Rien ne manquait cependant lorsque le rideau se leva  sur ce "point de départ de l'esprit nouveau" comme le qualifia Guillaume Apollinaire (1880-1918) qui avait rédigé le programme du spectacle et employait pour la première fois à son sujet le néologisme de "surréalisme", trois ans avant l'apparition du mouvement. 

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Costume de Picasso pour le prestidigitateur Chinois et le Cheval de Parade (le costume du cheval animé par deux danseurs était monté à l'origine par un mannequin, mais celui-ci étant tombé lors de la dernière répétition ne fut pas remis en place)

     

        C'était toutefois un peu trop de nouveauté pour le public...

        Le spectacle s'acheva dans la confusion et lorsque le rideau tomba il y eut un véritable tumulte dans la salle, ceux qui étaient contre semblant surpasser le nombre de ceux qui applaudissaient...
        L'opulent public, constitué par les élites culturelles parisiennes qui portaient au pinacle les Ballets Russes et souhaitaient échapper à la vulgarité de ce qu'ils nommaient la "modernité", fut très visiblement choqué de voir ces danseurs hors pair lui apporter les distractions communes de la rue et se conduire comme des clowns et des acrobates quelconques.
        "Si j'avais su que c'était aussi bête j'aurais emmené les enfants!" s'exclama une dame dans le public... 

         

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

    Léonide Massine dans le rôle du Prestidigitateur chinois.

       

        D'autre part, bien que les recettes de Parade aient été affectées à des organisations de secours et de charité, aux yeux de certains le spectacle se présenta en pleine Première Guerre Mondiale comme un parti pris de légèreté et un défi aux malheurs du temps.

        Quoi qu'il en soit les esprits s'échauffèrent...  et Cocteau racontera:
    "Le soir de la Première de Parade je l'(Diaghilev) étonnais. Cet homme très brave écoutait, livide, la salle furieuse. Il avait peur. Il y avait de quoi. Picasso, Satie et moi ne pouvions rejoindre les coulisses. La foule nous reconnaissait, nous menaçait. Sans Apollinaire, son uniforme et le bandage qui entourait sa tête*, des femmes armées d'épingles (à chapeau) nous eussent crevé les yeux". (La Difficulté d'être)
        La première de Parade fut-elle vraiment le scandale que Cocteau a bien voulu décrire dans son envie d'en faire une nouvelle bataille d'Hernani?  Toujours est-il qu'elle fut cependant la cause de quelques mémorables incidents...
        L'un des plus célèbres opposa Cocteau et Satie au critique musical Jean Poueigh qui avait été très virulent décrivant entre autres la partition du ballet comme "outrageante pour le goût français". Satie répliqua en lui expédiant une carte postale avec ces mots:
        "Monsieur et cher ami, vous êtes un cul, un cul sans musique. Signé Erik Satie".
        Le destinataire du message porta plainte et le jours du procès Cocteau qui était venu soutenir son ami, et vociférait sans arrêt "cul!" dans le tribunal, fut arrêté et condamné à payer une amende, quand à Satie il écopa de huit jours de prison...

        Lorsque Diaghilev reprit Parade en 1920 l'intelligentsia et le monde chic commençaient à accepter le cubisme, Picasso était devenu une personnalité importante, la guerre était teminée et le ballet fut regardé d'un autre oeil:
        "Trois ans après les détracteurs applaudissent et ne se souviennent pas d'avoir sifflé" écrira Jean Cocteau.
        Celui-ci ne s'était d'ailleurs pas laissé décourager par les critiques qu'il transforma en autant d'encouragements:
        "Le public aime bien reconnaitre. Il déteste qu'on le dérange. La surprise choque. Mais le pire sort d'une oeuvre c'est qu'on ne lui reproche rien".

        George Auric (1899-1983) qui n'avait pas franchement apprécié la Première dira cette fois:
        "Un air frais venait de souffler sur notre petit monde"...
        Car Parade qui ouvrait de nouvelles perspectives modifia la vision de nombreux spectateurs en montrant qu'il était possible de porter un autre regard sur les arts de la scène.

       

        Première collaboration entre Satie et Picasso, le ballet fut aussi un moment important dans les vies et les carrières des cinq collaborateurs:

         Cocteau réussit à sortir de la simple notoriété mondaine où il était jusqu'alors relégué, Picasso rencontra sa femme, Olga Khokhlova (1891-1954), danseuse des Ballets Russes, Massine développa une nouvelle gestuelle inspirée de la Commedia dell'Arte, la musique de Satie fut entendue par un nouveau public et toute une génération de jeunes artistes, et les Ballets Russes de Diaghilev se trouvèrent définitivement projetés dans l'avant-garde.

     

    Parade (1917) - Un bouleversement culturel

     

        A la suite de l'Aprés-midi d'un Faune (1912) et du Sacre du Printemps (1913), Parade complète la série des succès à scandale, mais bien trop en avance sur son temps ne fut jamais ajouté au répertoire habituel des Ballets Russes et ne s'acquit pas la même notoriété.
        Cependant l'oeuvre n'en représente pas moins un vrai bouleversement culturel, moment important de l'histoire de la danse, car comme l'écrira bien des années plus tard Serge Lifar (1904-1986):


        "Cocteau avec Parade a inventé le ballet moderne". 

     

     *Sous-lieutenant au 96ème régiment d'infanterie, Guillaume Apollinaire avait été blessé à la tempe par un éclat d'obus alors qu'il lisait Le Mercure de France dans sa tranchée. Evacué à Paris il y fut trépané, et affaibli par ces évênements décéda en 1918 de la grippe espagnole.



    Parade (extraits) interprété par l'Orchestre Symphonique des Pays de Romans.



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    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    La Danse   Alfons Mucha

     

     

        Alfons Maria Mucha naquit à Ivancice, Moravie (République tchèque alors annexée à l'empire austro-hongrois), le 14 juillet 1860. Issu d'une famille de la petite bourgeoisie (son père est huissier au tribunal), le petit garçon est attiré par le dessin dès sa plus jeune enfance et peut-être est-ce parce qu'il avait décoré de ses oeuvres les murs de la salle à manger avec un morceau de charbon de bois tombé du poèle que sa mère afin de prévenir une nouvelle tentative lui attachait, dit la légende, un crayon autour du cou... Toujours est-il que revenu à des supports plus traditionnels Alfons a déjà exécuté à 8 ans un superbe album qu'il montre chaque dimanche à sa grand-mère en lui expliquant longuement les croquis de la semaine.
        Cependant, comblé sans doute par quelque bonne fée marraine, ce jeune garçon posséde également un don tout aussi exceptionnel pour la musique, le chant en particulier, qui lui vaut de faire partie dès 1870 du choeur de la cathédrale St.Pierre à Bron, capitale de la Moravie où il poursuit ses études secondaires et entretient au collège un fructueux commerce, retouchant et terminant en cachette les dessins de ses condisciples en échange de "butchy" (gâteaux) ou d'un peu d'argent...

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    La Musique   Alfons Mucha
       

        Contraint lorsque sa voix mue à retourner dans sa ville natale, son père lui trouve alors un emploi de greffier au tribunal, cependant Alfons n'a pas abandonné le dessin pour autant et après avoir fait la connaissance du peintre Zeleny qui l'encourage vivement, il pose sa candidature en 1878 pour entrer à l'Académie des Beaux Arts de Prague, joignant un ensemble de ses travaux: Mais sa demande sera irrémédiablement rejetée et le dossier reviendra avec cette recommandation:
        "Vous n'avez pas de talent et vous perdez votre temps à vouloir dessiner. Choisissez une autre profession où vous serez plus utile..."

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    La Peinture   Alfons Mucha


        Cette réponse décevante n'arrêtera pourtant pas le jeune homme qui, contre l'avis de sa famille, s'en va malgré tout à Prague où dans un premier temps ses compétences de peintre ne lui permettront malheureusement pas de manger à sa faim tous les jours, et lorsqu'il réussit finalement à trouver à Vienne une position stable, employé par la maison Kantsky-Brioschi-Burekhardt qui réalise entre autres les décors de l'Opéra Impérial, il sera congédié quelques mois plus tard lorsque le directeur est dans l'obligation de se séparer d'une partie de son personnel après l'incendie du Ring Theatre, l'un de leurs principaux clients...
        Quelque peu découragé Alfons Mucha quitte par la force des choses la capitale autrichienne et le hasard de son périple en Moravie où il est retourné en désespoir de cause, le conduit à Mikulov. Un libraire compatissant à qui il a conté ses malheurs affichera alors ses dessins dans la vitrine de sa boutique en mentionnant que "l'artiste réalise des portraits à la demande", et le résultat dépassant toutes les espérances, le peintre, désormais à l'abri du besoin, verra défiler pendant deux ans derrière son chevalet la haute société de la ville et des environs...

        C'est ainsi qu'il rencontre un riche aristocrate de la région, le comte Karl Eduard Khuen Belasi qui l'engage pour effectuer la décoration de son château d'Emmahof qu'il vient de faire bâtir. Absolument enthousiasmé par le résulat, le propriétaire l'envoie alors au Tyrol effectuer des travaux similiaires au château de Gandegg chez son frère, artiste amateur, et c'est dans ce Tyrol où il passera deux ans à travailler d'après nature que Mucha va puiser cette connaissance approfondie de la flore qui fera de lui un maitre hors-ligne de l'ornementation végétale.

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    Planche extraite de l'ouvrage d'Alfons Mucha  Documents Décoratifs 


       

        Impressionnés par ce jeune talent, les frères Khuen décident alors de devenir son mécène et financent ses études à l'Académie des Beaux Arts de Munich d'où l'élève sortira après deux ans d'études avec le 1er Prix de Composition. Le lauréat qui se sent pousser des ailes part alors pour Paris, la patrie révée de tous les artistes, et y suit les cours de l'Académie Julian puis de l'Académie Colarossi, mais lorsque ses bienfaiteurs n'ont plus les moyens de subvenir à ses besoins il ne pourra une nouvelle fois que compter sur lui-même et c'est la lutte avec la misère qui recommence.
        Le peintre va gagner son maigre pain quotidien en faisant de l'illustration pour des journaux et des revues et malgré les travaux que lui a confiés en 1892 la maison Colin et qui l'ont fait plus largement connaitre Alfons Mucha est encore loin de vivre royalement de son crayon.


        C'est un remplacement chez l'imprimeur Lemercier qui, à la veille de Noël 1894, va bouleverser son destin du jour au lendemain et faire de cet illustrateur gagne-petit une véritable célébrité:
        Une commande urgente de Sarah Bernhardt vient d'arriver, les 4000 affiches de la nouvelle pièce qu'elle doit jouer au théâtre de la Renaissance doivent être posées début Janvier et tous les artistes de Lemercier sont en congés... Celui que le destin a placé au bon endroit au bon moment va relever le défi en deux semaines et lorsque l'affiche de Gismonda, la dernière oeuvre de Victorien Sardou, fleurit sur les murs de la capitale le 1er Janvier 1895, le nom d'Alfons Mucha est sur les lèvres du Tout Paris... (La grande tragédienne est tellement enthousiasmée que ce sera le début de six années de collaboration pendant lesquelles l'artiste réalisera pour elle non seulement toutes ses affiches mais aussi costumes et bijoux).

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

     

        Trop habitués que nous sommes aujourd'hui à ses représentations de jeunes femmes idéalisées nous ne pouvons pas concevoir la véritable révolution que provoqua le raffinement du travail de Mucha dans le monde de l'affiche qui s'était borné jusque là à des représentations de scènes colorées quelquefois à la limite de la vulgarité, et dès 1895 les plus grandes marques se disputeront ses services  pour mettre en valeur leur produit phare: Les biscuits LU, le papier à cigarettes JOB, le champagne Moët et Chandon etc...

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau


       

        Avec ses créatures enveloppées délicatement par leurs longs cheveux vaporeux et vêtues de robes légères ornées d'éléments inspirés de la nature, Alfons Mucha vient d'élever l'affiche au rang d'oeuvre d'art. Détournées de leur fonction première celles-ci sont alors souvent vendues par des galeristes ou des collectionneurs qui n'hésitent pas à soudoyer les colleurs d'affiches pour obtenir les dernières nouveautés...
        Grâce aux récents procédés d'impression, l'affiche publicitaire tirée à un grand nombre d'exemplaires va alors toucher par son prix modique toutes les couches de la société de la Belle Epoque et sera accessible à tous:
        "J'étais heureux de m'être engagé dans un art destiné au peuple et non aux salons fermés. C'était bon marché, à la portée de tous, et trouvait sa place aussi bien chez les familles pauvres que dans les milieux aisés" expliquera lui-même Mucha.

       (Les édititons les plus chères seront effectivement tirées sur satin, vélin ou japon, mais il existait également des affiches en huit couleurs moins coûteuses ou réalisées sur carton).

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

     

        Devenu salarié de l'imprimeur Champenois, l'une des plus importantes maisons de l'époque, Mucha va décliner son art sur une multitude de supports: panneaux décoratifs, calendriers illustrés, cartes postales, vignettes, programmes de théâtres, menus etc... et créera des séries devenues célèbres: les Quatre Arts (la danse, la musique, la peinture et la poésie) et leur pendant les Quatre saisons, les Fleurs, les Fruits, les Pierres Précieuses etc...

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    L'Hiver   Alfons Mucha

     

        Mais le rythme effréné que lui impose son employeur s'avère néfaste pour sa créativité car il se contente bientôt de varier attitudes, gestes ou silhouettes, mais ne parvient plus à se renouveler véritablement et cette surabondance, cette édition de masse finissent par lasser le public qui aux environs des années 1900 se désintéresse de cet art publicitaire.

        Par contre, au fur et à mesure que sa renommée va grandisant, Alfons Mucha est de plus en plus sollicité pour produire des créations de bijouterie,

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

     

        coutellerie et vaisselle...

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

     

        sculpture...

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    La Nature

     

                ....tout cela aussi bien à petite qu'à grande échelle, et ce précurseur de l'Art Nouveau qui pendant un temps portera le nom de "Style Mucha" exécute en 1900 la décoration de la bijouterie Fouquet rue Royale, et obtient à l'Exposition Universelle la médaille d'argent pour sa réalisation du Pavilon de la Boznie Herzégovine (Le gouvernement français le fera la même année Chevalier de la Légion d'Honneur).

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    Bijouterie Fouquet (façade)  Musée Carnavalet- Paris
       

     

        Devant ce succès, l'artiste aura alors l'idée de créer un "manuel de l'artisan" résumant son credo artistique et ses théories, regroupant tous les modèles nécessaires à la création d'un cadre de vie "Art Nouveau":  Et l'ouvrage, Documents Décoratifs, véritable encyclopédie de ses oeuvres fut publié en 1902 par la Librairie Centrale des Beaux Arts de Paris et se vendit alors à travers toute l'Europe.
        Cependant cette éclatante réussite dans la capitale française ne fera toutefois pas oublier à Mucha la terre de ses ancêtres où il retourne en 1902 avec son ami le sculpteur Auguste Rodin, et épousera en 1906 Marie Chytolova rencontrée à Paris quelques années plus tôt.

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    Portrait de Marushka   Alfons Mucha

     

       Le couple partira alors pour l'Amérique où l'artiste, arrivé à l'apogée de sa gloire, est déjà largement reconnu et apprécié et enseigne à l'Art Institute de Chicago, New-York et Philadelphie jusqu'en 1910 où il regagne la France. A partir de cette époque Alfons Mucha retournera alors de plus en plus souvent dans son pays natal et lorsque la Tchécoslovaquie obtint son indépendance après la Première Guerre Mondiale créera pour son pays les armes de la nouvelle nation ainsi que timbres et billets de banque pour lesquels il n'acceptera aucune rémunération.

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

     

        Il se consacre également à l'époque à ce qu'il considère comme l'oeuvre de sa vie: L'Epopée des Slaves, une fresque épique qu'il souhaitait accomplir depuis toujours et qu'il put exécuter grâce à Charles Crane un riche industriel rencontré à Chicago qui s'intéressait au nationalisme slave et lui procura les fonds nécessaires.

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    Alfons Mucha travaillant à la réalisation de L'Epopée des Slaves
       

        Car, bien que désormais célèbre grâce à l'Art Nouveau, Mucha reste attaché à la peinture de l'Histoire, et alors qu'il se partage entre Prague, Paris et New-York il ambitionne de devenir le héraut de sa patrie et souhaite mettre son talent au service de la cause de sa vie: un programme monumental dédié à la gloire des peuples slaves. 
        Il fera cadeau des 20 immenses tableaux (8m x  6m) qu'il mettra 18 ans à terminer à la ville de Prague où il s'installe définitivement en 1928 et réalisera la décoration du Théâtre National et de la Maison Municipale, un complexe réunissant salles de concert, salles de réceptions et d'expositions, restaurant etc... ainsi que des vitraux pour la cathédrale.

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    Vitrail d'Alfons Mucha  Cathédrale Saint Vitus (Saint Guy) de Prague   

       

        La montée du fascisme à la fin des années 1930 firent classer les travaux de l'artiste et le nationalisme slave comme "réactionnaires" et lorsque les troupes allemandes entrèrent en Tchécoslovaquie au printemps 1939 Alfons Mucha fut l'une des premières personnes à être arrétées par la Gestapo. Alors agé de 78 ans passés, il contracta une pneumonie pendant sa détention, et libéré pour raison de santé, affaibli et choqué décèdera à Prague d'une infection pulmonaire le 14 Juillet 1939, jour de son 79ème anniversaire.
    (Alfons Mucha repose au cimetière Vysehrad de Prague dans la crypte réservée aux grands hommes)

     

    Alfons Mucha (1860-1939) - Le Maitre de l'Art Nouveau

    Alfons Mucha (1860-1939)

     

        Lorsque Alfons Mucha disparait l'Art Nouveau est passé de mode et il faudra attendre les années 1960 qui remettent au goût du jour le style de cette époque pour que son oeuvre soit redécouverte. Malheureusement, les boites de biscuit "Rétro", les calendriers ou les posters ont souvent donné de son travail une image répétitive et réductrice. Dieu sait pourtant si le symbolisme, l'ecclectisme fin de siècle, en un mot l'art de la Belle Epoque sont tout sauf médiocres et superficiels.


        Celui qui reste le maitre incontesté de la discipline, artiste au talent multiforme maitrisant toutes les techniques, laisse à la postérité des créations audacieuses et novatrices pétries d'élégance. Mais si son inventivité après avoir influencé ses contemporains continue aujourd'hui à marquer des générations de créateurs dans les domaines de l'affiche comme de la bande dessinée, Alfons Mucha demeure le seul à avoir su auréoler son oeuvre de ce raffinement subtil en faisant chanter avec poésie ses gammes de courbes et de volutes à la délicatesse infinie.

     


       

    Musique de Camille Saint-Saëns   Le Carnaval des Animaux (aquarium et volière)

     


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