• Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

     

     " Toute sorte de prétention dans l'art et dans la vie mène à la médiocrité"
                                                                             Margot Fonteyn 

     

        Margaret Evelyn Hookham, qui naquit à Reigate (Surrey) le 18 Mai 1919, était destinée à devenir une ballerine célèbre... et si tel n'était pas son rêve d'enfant, tous les dieux de la scène se sont certainement ligués contre elle en la plaçant chaque fois au bon endroit au bon moment face à la bonne personne... Sa mère tout d'abord, Nita (une danseuse italo-brésilienne surnommée Black Queen après sa formidable interprétation du rôle principal d'une chorégraphie de Ninette de Valois, Checkmate) qui était absolument persuadée que sa fille ferait une brillante carrière dans le monde du ballet et la prépara à cet avenir dès qu'elle sut marcher... 

        Pour ce faire la petite Peggy reçut ses premières leçons dans une école du faubourg londonnien d'Ealing où elle grandit avec son frère Félix jusqu'à ce que la mutation de leur père à un poste d'ingénieur en chef d'une compagnie de tabac les emmène à Shangaï où elle devint alors l'élève du danseur russe exilé George Goncharov. Mais les perspective d'avenir restant très limitées dans cette partie du monde, lorsqu'elle eut 14 ans sa mère la ramena dans la capitale anglaise afin qu'elle puisse bénéficier de l'enseignement des meilleurs professeurs. C'est là qu'admise par la suite à l'école du Sadler's Wells Ballet son chemin croisera celui de Ninette de Valois qui ayant besoin d'une étoile britannique afin de fonder une compagnie nationale va faire d'elle son "élue" et prendre en main sa destinée.


       L'élève de Vera Volkova, Tamara Karsavina, et Olga Preobrajenska ayant confirmé par son travail qu'elle possède le talent et les capacités nécessaires à cette future carrière, pour que rien ne soit négligé le patronyme peu médiatique de Hookham sera remplacé par celui de Fonteyn et dans la foulée Margaret deviendra Margot, car toutes les étoiles en Grande-Bretagne ayant été jusque là russes ou françaises un nom à consonnance exotique était encore de mise... (Ninette de Valois aurait souhaité utiliser le nom de la famille maternelle brésilienne de Peggy, Fontés, mais lorsqu'elle leur écrivit afin de leur en demander la permission ces derniers, de très fervents catholiques, s'opposèrent absolument à ce que leur nom soit "profané sur la scène" et il fallut donc apporter quelques modifications...)

        Margot Fonteyn fait ses débuts en 1934 dans le rôle d'un flocon de neige de Casse Noisette, et lorsqu'Alicia Markova quitte le ballet l'année suivante, c'est naturellement à sa "protégée" que Ninette de Valois va confier les premiers rôles de La Belle au Bois Dormant, Giselle ou du Lac des Cygnes.
       Un choix certes stratégique et arbitraire de celle que l'on décrivit "comme un général plutôt qu'une artiste" et qui s'effectua sans aucun doute au détriment de certaines danseuses telles que Lynn Seymour ou Moïra Shearer, mais qui n'enlève rien cependant au talent de Margot qui allait connaitre la célébrité au niveau international.

     

    Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

    Moïra Shearer, Michael Somes, Margot Fonteyn et Pamela May


        La providence lui fait alors rencontrer Frederick Ashton dont elle devient aussitôt la"muse", alors qu'elle n'a que 16 ans il va créer pour elle Le Baiser de la Fée (1935) et connaissant ses points forts et ses faiblesses saura la mettre admirablement en valeur avec des chorégraphies qui la font immédiatement connaitre (Les Patineurs, A Wedding Bouquet etc..). Margot Fonteyn est nommée étoile (Prima ballerina) en 1939 et lorsque la compagnie de Ninette de Valois rejoint le Royal Opera House Covent Garden après la Seconde Guerre Mondiale son interprétation de la Princesse Aurore de La Belle au Bois Dormant va cette fois conquérir New-York lors de la tournée de 1949 aux Etats-Unis.


     


        Son exceptionelle performance d'équilibre dans l'adage de la rose lui valut en effet un triomphe et mit le public à ses pieds, imposant un véritable défi a toutes les interprètes à venir... (Ce passage du ballet s'identifia tellement à sa personne que trente ans plus tard la BBC en choisira la musique comme générique de la série The Magic of Dance que Fonteyn présentera en 1979...)


        Margot Fonteyn donnait effectivement le meilleur d'elle-même dans le pas de deux car elle adorait travailler avec un partenaire, et pendant de nombreuses années dansa avec Robert Helpmann, Michael Somes, et en 1948 parut avec Roland Petit dans Les Demoiselles de la Nuit pour les Ballets de Paris.

     

    Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

    Margot Fonteyn et Michael Somes


        Imposant de succès en succès le style de ballet anglais qui venait de naitre grâce aux chorégraphies de Frederick Ashton, Daphnis et Chloé (1951), Sylvia (1952), l'étoile devient bientôt l'artiste la plus célèbre du monde de la danse mais ne perdra pas cependant pour autant sa simplicité, et dira elle-même:

        "La seule chose importante que j'ai apprise pendant toutes ces années, c'est la différence entre prendre son travail au sérieux et se prendre au sérieux. Le premier est impératif, le second est désastreux".


    Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

    Margot Fonteyn et la reine Elizabeth II et le Prince Philip


        Sa musicalité, son équilibre, son lyrisme, sa grâce et sa beauté firent d'elle une véritable icône, offrant au public le reflet d'une perfection plus vraie que nature dans les rôles d'héroïne virginale que créa pour elle Frederick Ashton à ses débuts. Cependant ce monde auréolé de pureté limpide ne fut pas toujours celui de Margot Fonteyn et, brisant les tabous, la dernière de ses biographes, Meredith Daneman, révise cette image de grande dame distante, dévoilant une Margot Fonteyn très sensuelle qui eut une quirielle d'amoureux (dont Graham Green...) et, détails à faire pâlir de jalousie les journalistes de Closer, révèle entre autre que la danseuse eut une "aventure" avec Roland Petit et qu'on les vit tous deux nager nus dans la Seine...

        Ceci étant dit, Fonteyn tira un trait sur ce que Daneman appelle "son passé païen" pour devenir la parfaite épouse d'un diplomate à la réputation de play-boy, Roberto Arias, fils de l'ancien président du Panama. Le mariage fut célébré en Février 1955 au consulat panaméen de Paris et Margot désormais femme d'ambassadeur et agée de 36 ans se vit considérée plus que jamais avec autant de respect que la souveraine elle même...

     

    Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

    Margot Fonteyn et son époux Roberto Arias


        Devenue en 1956 "Dame" Margot Fonteyn (l'équivalent féminin du titre de "Sir") après avoir été élevée par la reine au rang de Chevalier de l'Empire Britannique, elle se trouve alors incroyablement mélée a un coup d'état organisé en 1959 par son mari pour envahir Panama City et reprendre le pouvoir, et sera même arrétée et brièvement incarcérée à l'occasion de cette invasion qui se révélera en fin de compte un échec total (Des révélations relativement récentes ont attesté qu'elle participa activement en fait à cette affaire à bord de leur yacht). 


        Selon Ninette de Valois il ne reste plus vraisemblablement à l'époque que quelques années de carrière à l'étoile du Royal Ballet, elle a été la brillante interprète d'Ondine (1958), La Valse (1958) ou encore La Fille Mal Gardée (1960), les dernières créations de Frederick Ashton, et plusieurs jeunes danseuses attendent déjà avec impatience sa retraite lorsque, le hasard s'en mêlant encore une fois, un danseur russe vient en 1961 chercher asile en Europe...

        "La vie en dehors de la scène est un monde d'imprévus dans un univers non-chorégraphié" disait elle même Margot Fonteyn...

        Elle invitera ce jeune Rudolf Noureev à participer en 1962 à un gala qu'elle organise au bénéfice de la Royal Academy of Dance dont elle est la présidente et il dansera à cette occasion Poëme Tragique, un solo chorégraphié par Frederick Ashton ainsi que le Pas de Deux du cygne noir du Lac des Cygnes.
        Mais lorsque Ninette de Valois offre à ce prodigieux interprète de venir danser Giselle avec le Royal Ballet, Margot Fonteyn, qui vient d'avoir 43 ans alors qu'il en a tout juste 24, ne sera pas cette fois franchement enthousiasmée à l'idée d'être sa partenaire...

        "Je me suis dit: Qu'irai-je faire à mon âge avec ce garçon? et lorsqu'il en a été question à Covent Garden j'étais totalement opposée au projet. Puis j'ai réalisé qu'il valait mieux avoir un partenaire dont la forte présence et la personnalité soulèvent le public, car un solo dansé après lui serait d'autant plus applaudi" confia-t-elle au journaliste britannique David Wigg.
        Cependant sa décision ne fut pas facile à prendre, car à l'âge de la retraite elle pensait que ce serait un défi impossible à relever.
        "J'avais 20 ans de plus que lui et j'ai pensé: Si je me lance dans cette aventure et que je danse avec ce garçon je devrai vraiment faire un effort colossal, et c'est cela en un sens j'imagine qui a été la base de notre succès commun" (Propos recueillis par David Wigg).

        Rudolf Noureev et Margot Fonteyn paraissent ensemble sur la scène du Royal Opera House dans Giselle le 21 Février 1962... et obtiennent 23 rappels...
        Comme le veut la coutume, Fonteyn avait pris une rose du bouquet qui venait de lui être offert et l'avait donnée à Noureev qui se jettera alors impulsivement à ses genoux couvrant sa main de baisers... Ce fut le début de 17 années de collaboration régulière ainsi que d'une indéfectible amitié, et Noureev dira plus tard de sa partenaire:
        "Lorsqu'elle quittait la scène dans son tutu immaculé à la fin du Lac des Cygnes, je l'aurais suivie au boût du monde..."




        Frederick Ashton ajoutera "C'était le couple le plus extraordinaire du monde du ballet. Ils étaient faits pour travailler ensemble".
        Une alchimie incroyable s'opérait en effet entre ces deux êtres et aucun film ne peut traduire la fascination que Fonteyn et Noureev exerçaient sur le public:
        "Deux acteurs extraordinaires" commentera Peter Brook, "qui apportent à chaque moment, à chaque mouvement, une profondeur qui rend soudain naturelle et humaine la plus artificielle des formes".


    Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

    Margot Fonteyn et Rudolf Noureev dans Roméo et Juliette

     

        Ensemble ils interpréteront les pas de deux les plus célèbres du Répertoire, du Corsaire au Lac des Cygnes en passant par La Belle au Bois Dormant ou Roméo et Juliette, sans oublier Marguerite et Armand (1963) de Frederick Ashton qui devint leur ballet fétiche, et le 16 Septembre 1988 le couple mythique se produira pour la dernière fois dans le Pas de Trois Baroque en compagnie de Carla Fracci, alors que Noureev a 50 ans et Fonteyn 69... (Celle-ci admit que c'est principalement pour l'argent dont elle avait besoin pour les soins de son mari devenu quadriplégique en 1964 à la suite d'un attentat, et auprès duquel elle se dévoua sans compter, qu'elle avait continué à danser si longtemps après que d'autres se soient retirés).
       

        Margot Fonteyn prit sa retraite au Panama où le couple avait acheté une ferme d'élevage, et d'où elle téléphonait plusieurs fois par semaines à Noureev dont elle était restée très proche. Lorsque Roberto décéda en 1989, elle découvrit que celui-ci avait hypothéqué l'exploitation, et se vit dans l'obligation de vendre tous ses bijoux afin de payer le traitement du cancer que l'on venait de lui découvrir... Toujours présent, Noureev se rendit très souvent à ses côtés (et acquita plus d'une facture d'hôpital...).

        "Nous avons dansé avec un seul coeur et une seule âme. Margot est tout ce que j'ai eu au monde, je n'ai jamais eu qu'elle..." avoua-t-il un jour...

     

    Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

     

        Quelles ont été les relations de ces deux êtres et quels furent leurs liens véritables?.. Voilà encore une question qui taraude les biographes de tous bords... et dont la réponse n'a pourtant vraiment aucune importance...
        Car ce qui a pu se passer entre ces deux artistes exceptionnels derrière les portes fermées n'est rien comparé à ce qui s'est passé aux yeux de tous sur la scène... souvenons nous de leur talent, et laissons dormir leurs secrets emportés dans l'éternité... 

     

     

        Dame Margot Fonteyn, qui reçut le titre de "prima ballerina assoluta" en 1979, mourut le 21 Février 1991 (29 ans jour pour jour après la Première de Giselle avec Noureev au Royal Opera House...) et repose au Panama auprès de son époux dans la tombe de la famille Arias.

     

    Margot Fonteyn (1919-1991) - Dame Margot...

     

        "Si j'ai appris une seule chose c'est que la vie n'a aucun schéma logique... C'est le hasard... Et j'essaie d'en capturer la beauté qui vole autour de nous comme des papillons... car sait-on s'ils reviendront jamais?"
                                                        Margot Fonteyn (1919-1991) 

     


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    Le Petit Cheval Bossu (1864) - Un conte populaire

      Le Petit Cheval Bossu  (Ballet du Mariinski- Chorégraphie Alexeï Ratmansky)

     

     

    " Au de là des monts, des ondes
      Au de là des mers profondes
      Sur la terre en face des cieux,
      Habitait jadis un vieux.
      Il avait, le pauvre diable,
      Trois fistons: Un gars capable,
      Le deuxième, comme-ci, comme-ça,
      Le troisième un vrai bêta..."

     

        Piotr Erchov (1815-1869) a 19 ans lorsqu'en 1834 il publie par épisodes dans la revue mensuelle petersbourgeoise, La Bibliothèque pour la lecture, son premier conte, une oeuvre en vers qu'il a recueillie, dit-il, presque môt à môt de la bouche des conteurs populaires, et pour laquelle il n'a fait lui-même que mettre un peu d'ordre dans la versification et compléter par endroits la narration.
        Le Petit Cheval Bossu, qui allait rester son chef-d'oeuvre fut largement apprécié dès sa parution et le célèbre poète Alexandre Pouchkine (1799-1837) aurait dit un jour après en avoir pris connaissance: "Je pense qu'il me faudra maintenant abandonner ce genre de littérature". Une prosodie simple alliée à une franche cocasserie assurèrent en effet aussitôt à l'ouvrage une très large diffusion et cette fresque naïve entamera une très longue histoire dans l'imaginaire et la culture russe, mettant en scène deux personnages types du conte populaire:
       Ivan-le-fou, généralement décrit comme un fils de paysan un peu simplet, moqué et jalousé par ses ainés, et que la morale de l'histoire fait sortir vainqueur de diverses aventures, 
      et l'Oiseau de feu qui appparait également de façon récurente dans ces recits féeriques, créature parée de plumes rougeoyantes qui possèdent la particularité d'émettre encore de la lumière lorsqu'elles sont détachées de son corps (Venu d'une terre lointaine l'Oiseau de feu représente dans tous les cas une sorte de quête mythique).

     

        Très curieusement le premier ballet inspiré par la magie de cet univers slave sera l'oeuvre de deux occidentaux: Arthur Saint-Léon (1821-1870), alors maitre de ballet aux Théâtres Impériaux et Cesare Pugni (1802-1870), son compositeur attitré qui l'a accompagné pendant son séjour en Russie.
       Représenté pour la première fois le 3 Décembre 1864 au théâtre Bolchoï Kamenny de Saint-Petersbourg, Le Petit Cheval Bossu, destiné à rivaliser avec La Fille du Pharaon que Petipa (1818-1910) avait présenté en 1862, connut un énorme succès, notamment grâce aux tableaux féeriques du monde sous-marin ainsi qu'aux nombreuses danses de caractère qu'il comportait. Car en effet, afin de satisfaire aux goûts du public de la Russie impériale, Saint-Léon termina ce ballet de 4 actes et 8 tableaux par une apothéose, somptueux divertissement célébrant toutes les nations de Russie à travers ses danses nationales, dont Pugni avait intitulé la majestueuse marche d'ouverture Le Peuple de Russie.

        Les deux rôles principaux avaient été confiés à Maria Muravieva et Timofeï Stukolkin avec lesquels Saint-Léon remontera le ballet au Bolchoï de Moscou le 26 Novembre 1866 et celui-ci sera ensuite repris à Moscou en 1893 par José Mendez, puis à Saint-Petersbourg en 1895 par Marius Petipa sous le titre La Tsar-Demoiselle.

     

    Le Petit Cheval Bossu (1864) - Un conte populaire

    Le Petit Cheval Bossu  (1895)


        Pour Pierina Legnani, son étoile favorite, qui avait pour partenaire Alexander Shirayev, Petipa avait ajouté à cette occasion, outre un nouveau prologue et une nouvelle apothéose, des variations supplémentaires dont il avait confié la composition musicale à Ricardo Drigo. Mais le ballet connaitra encore de nouvelles transformations lorsque Alexander Gorsky (1871-1924) le remet en scène en 1901 pour le Bolchoï avec des additions à la partition signées Tchaïkovski, Dvorak, Glazounov, Brahms et Litz, et le remonte une nouvelle fois en 1912 pour le Mariinski avec Tamara Karsavina et Nicolas Legat comme interprètes:
       Gorsky ajouta en effet dans cette dernière version le fameux pas de trois "L'Océan et les Perles" qu'il chorégraphia sur des extraits de la musique que Riccardo Drigo avait composée pour La Perle, le ballet que Petipa avait spécialement mis en scène à l'occasion du célèbre gala donné en 1896 pour le couronnement du tsar Nicolas II et de l'impératrice Maria Feodorovna.

     

    Le Petit Cheval Bossu  Acte IV scène 1- Pas de trois l'Océan et les perles. Chorégraphie d'Alexandre Gorsky d'après  Arthur Saint-Léon et Marius Petipa. Musique de Cesare Pugni.  Interprété par le Chelyabinsk State Ballet le 24 Décembre 2008 à l'occasion du gala "L'Age d'or du Ballet Impérial de Russie".

     

        Reprise en 1945 par Feodor Lopukov pour le Kirov, cette version de Gorsky (d'après Saint-Léon et Petipa), servit de base à toutes celles qui suivirent, mais avec le temps le ballet perdit de son éclat et ne devint plus que l'ombre du grand spectacle qu'il avait été autrefois. Comme pour beaucoup d'oeuvres du XIXème siècle seuls survécurent ses plus célèbres passages donnés encore pendant de nombreuses années par l'Académie Vaganova lors des spectacles d'élèves, mais Le Petit Cheval Bossu n'a plus figuré à leur programme depuis 1989.

     

     Le Petit Cheval Bossu - Le grand Pas des Néréides  Chorégraphie de Marius Petipa d'après Arthur Saint-Léon, musique de Cesare Pugni. Interprété par les élèves de l'Académie Vaganova

     

        C'est sur une toute autre partition qu'évolue ce petit cheval aujourd'hui, celle que le compositeur Rodion Chtchedrine (1932- ) créa en 1955 à l'intention de sa muse Maïa Plissetskaïa (qu'il épousa en 1958). Interprété par "la diva de la danse" avec pour partenaire Vladimir Vassiliev le ballet, chorégraphié par Alexander Radunsky, fut donné pour la première fois au Bolchoï en 1960.

     

    Le Petit Cheval Bossu   Chorégraphie d'Alexander Radunsky  Musique de Rodion Chtchedrine  Interprété par Maïa Plissetskaïa et Vladimir Vassiliev et le corps de ballet du théâtre Bolchoï.

     

       La version la plus récente est celle d'Alexeï Ratmansky (1968- ) qui présente en 2009 avec le Mariinski sur la partition de Chtchedrine un ballet d'inspiration néoclassique.

     

     Le Petit Cheval Bossu (extraits)   Chorégraphie d'Alexeï Ratmansky  Musique de Rodion Chtchenine  Interprété par Viktoria Tereshkina et Vladimir Shkyarov et le corps de ballet du théâtre Mariinski.

     

         Avec une économie de décors et des costumes épurés, l'oeuvre de Ratmansky enlève certainement le pittoresque et la part de mystère qui auréolait les créations antérieures, mais elle demeure une adaptation relativement fidèle de ce clasique du conte populaire russe dont l'argument, qui fourmille de péripéties et de personnages ainsi que de détails hauts en couleur, reste par ses nombreuses versions particulièrement difficile à relater avec exactitude...  

        ... Il était une fois un paysan qui avait trois fils: Danila intelligent, Gavrila dans la moyenne, et Ivan plutôt simplet. Ceux-ci ayant constaté que le champ où pousse le blé qu'ils vendent à la ville a été piétiné une nuit par un intrus, ils décident de monter la garde à tour de rôle. Mais les ainés craignant le froid et l'obscurité abandonnent très vite les lieux, tandis que le cadet fidèle au poste voit arriver à minuit une magnifique jument blanche avec une crinière en or qu'il réussit à capturer. Celle-ci lui propose alors, en échange de sa liberté, de lui faire cadeau de trois poulains : les deux premiers seront très beaux et il pourra les vendre un bon prix, et le troisième tout petit et bossu deviendra son meilleur ami et saura lui venir en aide car il possède des pouvoirs magiques.

     

    Le Petit Cheval Bossu (1864) - Un conte populaire

    Baguier "Le petit cheval bossu"  N.Borounov (1971)

     

         Ivan accepte le marché, mais lorsque quelques jours plus tard Danila et Gavrila qui passaient par là découvrent les animaux que leur frère a dissimulés dans une vieille remise, ils capturent les deux plus beaux et s'en vont les vendre à la foire de la ville voisine. S'apercevant de leur disparition Ivan est tout d'abord très surpris mais lorsque le petit cheval bossu lui fait découvrir la vérité il part cette fois très contrarié à la recherche des voleurs...

        Tandis que les deux compagnons se dirigent de nuit vers la capitale Ivan entrevoit soudain dans le lointain une étrange lueur et découvre avec stupeur en s'approchant qu'il s'agit en fait de la plume d'un Oiseau de feu... Bien que son petit cheval lui conseille de ne pas y toucher (car cela porte malheur), le jeune homme émerveillé s'en saisit malgré tout et après l'avoir cachée sous son manteau se remet en route.
        Parvenu le lendemain à la ville Ivan se rend au marché où Danila et Gavrila l'ont effectivement précédé accompagnés des deux juments. Le tsar qui a été prévenu de la présence de chevaux magnifique en fait aussitôt l'acquisition, et, à la grande honte de ses frères, Ivan se fait alors reconnaitre comme le véritable propriétaire. Cependant, tandis que les montures sont ramenés au palais ces derniers à peine arrivés s'échappent sur le champ pour venir retrouver leur ancien maitre. En homme plein de bon sens l'empereur décide alors d'engager ce dernier comme régisseur de ses écuries, un choix qui ne va pas bien sûr sans provoquer la jalousie de l'ancien titulaire du poste, un boyard qui décide de surveiller cet usurpateur qu'il ne voit jamais nettoyer les lieux ni nourrir les chevaux dans la journée alors que ceux-ci sont bien nourris et impeccablement tenus... Et s'étant dissimulé dans l'ombre une certaine nuit il voit alors avec stupéfaction Ivan tirer de son chapeau où il l'a dissimulée la plume qui l'éclaire tandis qu'il accomplit sa besogne.


        Mis au courant dès le lendemain, le tsar convoque son nouveau domestique et lui ordonne sur les conseils perfides du boyard de partir aussitôt en quête de cet Oiseau de feu qu'il souhaite posséder.
        Désemparé le pauvre garçon (menacé d''être pendu s'il revient bredouille...) ne sait où orienter ses recherches, mais le petit cheval le guide près d'une colline d'argent où viennent s'abreuver, dit-il, ces créatures mythiques. Ivan répand alors des graines ainsi que du vin que le souverain lui a donné pour le voyage et après avoir réussi à capturer l'un des oiseaux le remet au tsar si heureux qu'il le nomme sur le champ Grand Ecuyer.


        Débordant d'imagination perverse, le boyard rapporte alors à son maitre  avoir ouï dire qu'il existe une belle princesse que l'on dit fille de la lune et du soleil, et qui demeure sur une ile enchantée au bord de l'océan... L'idée faisant son chemin dans le sens prévu par le conseiller malveillant, Ivan se voit alors prié cette fois par le monarque (toujours sous peine de terribles sanctions dans le cas d'un échec...) d'aller chercher cette merveilleuse créature...
        Le petit cheval qui prend une nouvelle fois les choses en main conseille  à son compagnon de demander au tsar, avant de se mettre en route, deux nappes, une tente brodée d'or, ainsi que toutes sortes de délicieuses friandises, et lorsqu'ils arrivent à destination après un très long voyage, Ivan, comme prévu, dresse alors le camp sur le rivage... Poussée par la curiosité, la jolie princesse s'y présente un beau matin et, s'aventurant dans la tente qu'elle ne soupçonne pas être un piège, est aussitôt faite prisonnière. Emu par tant de beauté c'est très à contrecoeur que le jeune homme ramène la captive au palais où le tsar, tombé aussitôt sous le charme de l'arrivante, se met en tête de l'épouser...


        Afin de gagner du temps (car il faut mentionner à ce moment du récit que le tsar n'est pas un jeune premier...) celle-ci demande alors que l'on aille chercher sa bague qui est tombée au fond de l'océan, nouvelle mission utopique confiée à Ivan qui se remet en route sur le dos de son petit cheval non sans avoir été prié par la princesse d'aller rassurer sur sa disparition ses nobles parents en leur palais.

     

    Le Petit Cheval Bossu (1864) - Un conte populaire

    "Ivan et le petit cheval bossu"  V.Kouznetsov (1927)

     

         Parvenus près du rivage, les voyageurs y découvrent avec surprise une baleine échouée portant un village sur son dos et celle-ci, apprenant qu'ils se rendent au palais du soleil, leur fait promettre de lui demander la raison de cette dure pénitence qui lui a été infligée.

     

    Le Petit Cheval Bossu (1864) - Un conte populaire

    La Baleine  Jouet en bois  A.Zinin (1947)
       

        Lorsque les deux compagnons arrivent à destination et qu'ils font savoir à la lune que le tsar veut épouser sa fille celle-ci, bien que tanquilisée sur son sort, rentre dans une grande colère et déclare qu'elle ne donnera la princesse qu'à un beau jeune homme et non à un vieux barbon. Quand à la baleine, le soleil leur révèle qu'elle a été pareillement condamnée il y a dix ans pour avoir avalé trois dizaines de navires et ne sera pardonnée que lorsqu'elle les aura rendus.
        Sur le chemin du retour Ivan rapporte aussitôt ces paroles au cétacé qui libère les navires sur le champ, les habitants qui vivaient sur son dos la quittent alors et, avant de retrouver enfin la mer, cette dernière qui n'est pas une ingrate cherche un moyen de remercier son bienfaiteur. Ivan, pour qui les choses ne pouvaient pas mieux tomber, lui confie alors l'objet de sa mission et la baleine envoie alors huitres et coquillages à la recherche de l'anneau de la princesse que ceux-ci découvrent finalement au bout de longues heures et remettent à Ivan soulagé.

        Le tsar offre alors la bague à la princesse qui persiste cependant dans son refus de l'épouser lui dressant par contre le portrait du soupirant idéal à qui elle donnera son coeur... C'est alors que le perfide boyard insinue à l'oreille du prétendant rejeté que celui-ci existe et qu'il n'est autre qu'Ivan, lequel est conduit en prison sur le champ et condamné à périr le lendemain, plongé successivement dans trois chaudrons, le premier d'eau bouillante, le second d'eau tiède et le troisième d'eau glacée. Mais alors que le châtiment va être exécuté le jeune homme siffle son petit cheval qui accourt et souffle sur les récipients, et lorsque son maitre y est précipité il en ressort transformé en prince magnifique... Devant un pareil résultat le tsar s'y jette à son tour mais ne peut, à ce stade de l'histoire, que mourir bien évidemment ébouillanté... Et comme dans ce genre de fictions les affaires ne moisissent pas le peuple reconnait la belle princesse pour sa tsarine et celle-ci prenant Ivan comme époux les noces sont célébrées sur le champ et tout le peuple danse et se réjouit avec les nouveaux souverains...

        Ce récit riche en évènements inspira également le cinéma d'animation et tout particulièrement le premier long métrage de celui que l'on surnomme parfois le patriarche de l'animation soviétique, Ivan Ivanov-Vano, qui en réalisa une première version en 1947 et reprit entièrement le film en 1975. La version de 1947, restaurée en 2004 grâce aux nouveaux moyens de la technique, a été redistribuée et doublée dans de nombreuses langues et continue à enchanter petits et grands, poursuivant la longue aventure de ce conte dont le succés ne s'est pas démenti avec le temps...

                                         "Car l'homme est fait de l'essence du rêve..."
                                                   William Shakespeare   (The Tempest IV- 1) 

     

     Le Petit Cheval Bossu   Ivan Ivanov-Vano   -  Version restaurée  (La bande son est en russe, mais les images parlent d'elles-même...)


      
        


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    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Amour d'Hirondelle (1934)


    "La peinture c'est étudier la trace d'un petit caillou qui tombe sur la surface de l'eau, l'oiseau en vol, le soleil qui s'échappe vers la mer ou parmi les pins et les lauriers de la montagne".
                                        (Joan Miro) 

     

     

        Figure majeure de l'art du XXème siècle, Joan Miro revendiqua tout au long de sa vie une liberté absolue et fait partie de ces artistes qui, échappant à toute convention, n'attendent qu'un simple exercice de sensibilité de la part de celui qui regarde leurs toiles:
        Nul besoin de s'appesantir ou de disserter sur son oeuvre, il suffit de s'abandonner à la lecture instinctive des rêves d'autrui.

     

        Fils d'un bijoutier-orfèvre, ce créateur extraordinaire naquit à Barcelone le 20 Avril 1895. Enfant calme et discret, c'est dans les campagnes, celle de la Catalogne ou de Majorque (d'où sa mère est originaire) qu'il fait de longues promenades et découvre ses premières couleurs. A l'école c'est un élève médiocre, car la seule chose qui l'intéresse c'est le dessin qu'il aborde en suivant des cours privés dès l'âge de 7 ans. Cependant, malgré un talent inné et un goût très prononcé pour l'art et la créativité, c'est à un autre avenir que ses parents le destinent, et après avoir été inscrit dans une école de commerce il occcupera divers emplois dans une droguerie, une entreprise de bâtiment et une société de produits chimiques.
       La terrible frustration que Miro ressent à l'époque ira jusqu'à affecter sa santé et c'est à Mont-roig del Camp près de Tarragone, dans la maison de campagne familiale où il se repose (et retournera peindre régulièrement au cours de son existence), qu'il prend la décision de laisser enfin parler librement sa passion.

        Malgré les réticences de ses parents il est inscrit en 1912 à l'Académie du peintre Gali, une école ouverte à tous les arts (peinture, musique, poésie) et où le Maitre devine en lui un grand talent artistique. Encouragé à perfectionner sa mémoire et son imagination l'élève s'applique alors à peindre des paysages de la région de Mont-roig, s'efforçant de faire apparaitre sur sa toile tous les détails, donner une place à chaque feuille et à chaque fleur, et décrira lui-même sa joie "d'arriver à comprendre dans un paysage un brin d'herbe. Pourquoi le mépriser? Un brin d'herbe est aussi gracieux qu'un arbre ou une montagne. A part les primitifs et les japonais tout le monde néglige ces choses divines".


    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Le village de Mont-roig (1919)


        Alors qu'il expose pour la première fois à Barcelone (1918), ses amis artistes, dont Francis Picabia, n'ont de cesse de lui parler de Paris, et en 1920 Miro réalise son rêve et part à la conquète de la capitale française avec trois sous en poche: Il visite des musées et des expositions et rencontrera à cette occasion dans son atelier son compatriote Pablo Picasso.
         Retournant les mois d'été à Mont-roig retrouver sa source d'inspiration catalane, il passe alors tous ses hivers à Paris où il fréquente de nombreux artistes, écrivains, poètes ou peintres, entre en contact avec les surréalistes et écrira à ce sujet:
        "C'est par hasard que j'ai rencontré les surréalistes, et je n'ai jamais signé aucun de leurs manifestes. Au contact des poètes surréalistes une chose m'est apparue clairement, et c'est cela qui comptait pour moi dans le surréalisme: la nécessité de vaincre la peinture. La peinture surréaliste en elle-même ne m'intéressait pas spécialement. Je devinais qu'il y avait encore quelque chose de plus grand, et que la peinture pouvait être encore quelque chose de plus que cela. En quoi a consisté pour moi l'influence des surréalistes? Dans la victoire sur la réalité visuelle".


        

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    La Ferme (1920)  

    (Donnant déjà une impression d'irréel et de surnaturel La Ferme fut acheté pour quelques milliers de francs par Ernest Hemingway)

       

        Petit à petit Miro simplifie les formes pour peindre des images sorties de son subconscient. Ce que l'on ignore généralement c'est qu'il exprime des hallucinations provoquées par la faim, la vraie faim, celle que, très désargenté à l'époque, il ne pouvait pas toujours rassasier et il explique lui-même comment il trouvait ses idées de tableaux:
        "Je rentrais le soir tard à mon atelier de la rue Blomet et j'allais me coucher très souvent sans avoir diné... J'avais des sensations que je notais dans mon carnet et je voyais apparaitre des formes au plafond..."
       
    C'est le début de son exploration d'un univers abstrait et enjoué dans lequel il conjugue le rêve, la fantaisie et le merveilleux dans des tableaux pleins de vie, au moyen de couleurs éclatantes et de formes simplifiées, une géographie de signes colorés et de figures poétiques en apesanteur placée sous le double signe d'une fraicheur d'invention faussement naïve et de cet esprit catalan exubérant et baroque.


    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Carnaval d'Arlequin (1924) 

     

        "Ce qui compte ce n'est pas une oeuvre, c'est la trajectoire de l'esprit durant la totalité de la vie" écrira le peintre. Et lorsqu'il réalise en 1925 la série des Danseuses I et II il s'achemine déjà vers des créations de plus en plus dépouillées:
        "Il est important pour moi d'arriver à un maximum d'intensité avec un minimum de moyens. D'où l'importance grandissante du vide dans mes tableaux" fera-t-il remarquer.

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    La Danseuse II (1925)

    (Le thème de la danseuse reviendra très souvent dans l'oeuvre de Miro, plus ou moins figurative ou plus ou moins reconnue, car le personnage le fascine avec ses possibilités infinies de combinaisons de formes et de rythme)

     

        Miro verra sa première exposition personnelle organisée à Paris en 1926 par Pierre Matisse qui devint par la suite son galeriste, et cette même année Serge Diaghilev enthousiasmé par son travail lui confie, sur les conseils de Picasso, Roméo et Juliette, le dernier ballet composé par Bronislava Nijinska pour les Ballets Russes et pour lequel l'artiste créa un univers onirique d'une extraordinaire puissance.
        Malgré le scandale qui eut lieu lors de la Première à cause du boycott des surréalistes dirigés par Aragon et Breton qui accusaient à grands reforts de cris et de tracts Miro et Ernst (auteur des décors du 2ème Acte) de collaborer avec la "bourgeoisie" réactionnaire, Lifar écrira plus tard dans son Histoire des Ballets Russes: "Roméo et Juliette avait été du point de vue plastique l'un des meilleurs ballets". 

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Projet de costume de Joan Miro pour Roméo et Juliette (1926)

     

     

        Les années qui suivirent voient le peintre en pleine révolte poétique rechercher face à un monde désespérément trop rationnel de nouveaux moyens d'expression, exprimant un mépris provocateur pour la peinture conventionnelle et son désir de "l'assassiner"...
        Il expliquera cependant lui même: "Non, assassiner la peinture ce n'était pas brûler les musées, la peinture était figée, butée, arrêtée, sans plus aucune issue, c'est à l'intérieur de la peinture qu'il y avait quelque chose à détruire".
        Miro se tournera plus particulièrement vers le collage, mélant dans ses oeuvres morceaux de bois, fil de fer, plumes, chaines, ficelle, papier de verre, cartes postales ou même sable, et de ces assemblages hétéroclites naitra en 1928 le Portrait d'une Danseuse , simple agencement d'une plume, d'un bouchon et d'une monumentale épingle à chapeau sur un panneau de bois peint en blanc, un tableau "que l'on ne peut rêver plus nu" dira Eluard.


    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Portrait d'une Danseuse  (1928)


        C'est après avoir vu une série de travaux similaires (Constructions - 1930) que Léonide Massine demande à Joan Miro de réaliser les décors et les costumes de son ballet Jeux d'Enfants pour les Ballets Russes de Monte-Carlo. Le peintre, très attaché aux arts du spectacle qui constituèrent chez lui une passion essentielle et où il y avait disait-il une part de miracle, accepte sans hésiter la proposition du chorégraphe et part à Monte-Carlo au début de l'année 1932 peu après la naissance de sa fille unique Dolorès (Il a épousé Le 12 Octobre 1928 Pilar Juncosa à Palma de Majorque).

        Pour cette histoire d'une fillette réveillée par les esprits qui gouvernent les jouets il élabora cette fois un monde enfantin prétendument naïf et d'une extrème vivacité, constitué de volumes et de divers objets dotés de mouvement, et le ballet dont la Première eut lieu le 14 Avril 1932, obtint le succès mérité.

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Projet de décor de Joan Miro pour Jeux d'Enfants (1932)

       

        Miro s'intéressait énormément à la scène car dans son esprit la musique, le mouvement, la forme et la couleur ne faisaient qu'un.
        "Devant la coordination existant entre les couleurs et les formes de ses peintures on éprouve involontairement de la joie et un grand besoin de danser" dira Léonide Massine.
        Lorsque le danseur Joan Magrinya se produsit à Barcelone Miro réalisa pour lui un extraordinaire costume d'Arlequin aux tons essentiellement bleus, et le peintre travailla sérieusement à un projet de spectacle entièrement créé par lui-même qu'il développa pendant plusieurs années dans divers cahiers pleins de notes et de dessins (Bon nombre de ces idées furent utilisées pour L'Oeil Oiseau, le ballet-paragramme qu'il fit représenter en 1973 à la Fondation Maeght à Saint-Paul de Vence, puis retoucha et redonna à Venise en 1981 sous le titre de L'Uccello Luce).

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    La Fondation Maeght possède 275 oeuvres de Joan Miro, un patrimoine unique en France. L'Oiseau Lunaire (1968) que l'on voit ici sur le cliché fait partie avec L'Oiseau Solaire d'un ensemble de quatre statues, deux de bronze et deux de marbre.

     

        Amené à s'établir en France pendant la durée de la Guerre Civile qui éclata en 1936 en Espagne Joan Miro soutint activement depuis Paris ses compatriotes républicains et s'engageant à leurs côtés réalisa sa célèbre affiche "Aidez l'Espagne!"


    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves


           ... et la victoire de Franco en 1939 lui interdisant tout retour au pays il demeurera dans la capitale française jusqu'au début de la Seconde Guerre Mondiale qui le voit alors séjourner à Varengeville près de Dieppe où il peint la célèbre série de 23 tableaux intitulés Constellations.


    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Constellations (1941)

     

        Chassé par l'invasion allemande il se réfugie alors avec sa famille à Palma de Majorque (Baléares) où dès 1942 il renoue avec la culture espagnole développant de nouvelles approches de son art avec la céramique et le modelage, et c'est également à cette époque qu'il peindra deux nouvelles toiles consacrées à la danse: La Danseuse espagnole et La danseuse écoutant jouer de l'orgue dans une cathédrale gothique (1945). 

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    La Danseuse Espagnole (1945)

     

        Un séjour aux Etats-Unis en 1947 (où il exécute plusieurs fresques dont celle de l'hôtel Plaza à Cincinnati) va augmenter encore sa cote de popularité (ainsi que celle de ses oeuvres...) et l'artiste qui ne jouissait à l'époque malgré sa célébrité que d'une situation financière aussi modeste que sa personne, osera cette fois à son retour réclamer aux galeristes un pourcentage plus important sur les ventes de ses toiles:
        "Je n'accepterai plus dorénavant la vie médiocre d'un petit gentleman modeste" écrivit-il à l'un d'eux.
        Et en 1956 il peut enfin aménager dans la villa de ses rêves à Palma de Majorque, construite pour lui par l'architecte Joseph Lluis Sert, dans le style ultra-moderne typique de l'architecture avant-gardiste des années 1950...(Transformés en Musée Miro les lieux sont depuis 1992 ouverts au public)

     

        Touche à tout et grand travailleur comme le fut son ami Picasso, Miro, qui s'était initié à la lithographie devenue l'un de ses moyens d'expression préféré acccorda également une partie importante de son temps à la sculpture,

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    L'Oiseau Solaire (1968)  (Fondation Miro  Barcelone)

     

       et se consacra entièrement de 1955 à 1959 à la céramique.

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Mur de céramique réalisé par Joan Miro à Palma de Majorque

       

        L'artiste ne se résigna pas cependant à abandonner la peinture et retrouva ses pinceaux en 1960 créant des oeuvres de plus en plus sobres et de plus en plus simplifiées.

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Danseuse (1969)

     

        Il utilisera également des sufaces de plus en plus importantes et la série des trois Bleus (1961) traduit ce qu'il a recherché toute sa vie: la méditation et le dépouillement:
        "Les trois grandes toiles bleues, j'ai mis beaucoup de temps à les faire. Pas à les peindre, mais à les méditer pour arriver au dépouillement voulu. Savez vous comment les archers japonais se préparent aux compétitions?... expiration... inspiration... expiration... C'était la même chose pour moi... Ce combat m'a épuisé... Ces toiles sont l'aboutisement de tout ce que j'aurai essayé de faire".

      

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Bleu I, II, III  (1961)    (Centre Pompidou-Metz)

    "J'ai toujours été fasciné par le vide... Une toile avec rien, hop, juste un point, presque rien..."
                      

     

         Peintre, poète, céramiste, sculpteur et graveur, l'oeuvre que laisse Joan Miro est immense, tout simplement à la mesure du talent, de l'imagination et de la créativité de cet artiste d'exception. Tout au long de sa vie il a revendiqué une totale liberté, échappant ainsi à toute convention, cubiste, surréaliste ou abstraite qui aurait pu l'enfermer et si André Breton déclare malgré tout que "le surréalisme lui doit la plus belle plume de son chapeau", l'art de notre temps lui doit, lui, à n'en pas douter sa plus fraiche lumière.

     

    Joan Miro (1895-1983) - La couleur des rêves

    Joan Miro (1895-1983)

         Joan Miro s'éteignit le jour de Noël 1983 à Palma de Majorque et repose au cimetière de Montjuïc à Barcelone.


        

     

          "Ce qui est important ce n'est pas de finir une oeuvre, mais d'entrevoir qu'elle permette un jour de commencer quelquechose"
                                                                                 Joan Miro (1895-1983)   


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  • L'Art et la danse

     

        Aucun peintre n'est aussi unanimement associé à l'univers de la danse que l'est Edgar Degas (1834-1917), car jamais aucun artiste n'a sans doute observé les danseuses d'aussi près, mais si celui-ci a partagé l'engouement des balletomanes sous le Second Empire et la IIIème République il a volontairement ignoré ce qui charmait ces derniers, l'extériorité et la vanité, pour leur préférer l'obscure réalité du quotidien: seules d'ailleurs quelques unes de ses toiles parmi l'imposant corpus d'oeuvres qu'il consacra au sujet (plus d'un millier de dessins, pastels ou peintures à l'huile) représenteront le triomphe de l'étoile auréolée de gloire et de splendeur factice. 

     

    L'Art et la danse

    (Star des calendriers et des couvercles de boites de chocolats L'Etoile donne une idée mièvre et très erronée de l'oeuvre véritable d'Edgar Degas)

     

        L'objectif principal du peintre, il le dira lui-même, est l'étude du mouvement et, dans cette recherche inlassable, à la scène cadre de gestes beaucoup trop convenus il préfèrera naturellement la plupart du temps le huis clos des coulisses et des salles de classe et de répétitions, et dévoilera par cette même occasion ce qui fait la vérité et l'authenticité du ballet, découvrant l'âpreté de la vie de celles qui resteront toujours dans l'ombre.

     

    L'Art et la danse

     

        Degas fréquentait avec assiduité l'Opéra en tant que spectateur, mais grâce à un ami musicien de l'orchestre, Désiré Dehau, il fut introduit de l'autre côté du décor où à partir du début des années 1870 et jusqu'à sa mort, les danseuses à l'exercice, aux répétitions ou au repos deviendront son sujet de prédilection. Luttant contre les stéréotypes et les clichés (il ne dotera d'ailleurs que très rarement ses ballerines d'un joli minois), dans une période où la peinture était censée donner du monde une représentation embellie il n'idéalise rien, et ses toiles sans complaisance aucune nous révèlent sans fard l'intimité de ce monde tel qu'il était en cette seconde moitié du XIXème siècle.

     

    L'Art et la danse

     

         C'est en 1874 qu'il présente pour la première fois au Salon des Impressionnistes une oeuvre consacrée au ballet: Il s'agit du Foyer de la Danse de la rue Le Peletier, un lieu qui le fera fantasmer longtemps après que l'Opéra fut détruit par un incendie et remplacé par le nouvel Opéra Garnier inauguré en 1875. 
        On reconnait sur la toile le maitre de ballet Louis Mérante (1828-1887) tout de blanc vétu, l'un des seuls personnages masculins présents dans son oeuvre car la danse française est alors à son plus bas niveau et les danseurs ont pratiquement disparu de la scène où évoluent en reines les vaporeuses sylphides romantiques adulées du public...

     

    L'Art et la danse

    (La danseuse à l'extrème gauche qui s'apprête à attaquer une variation est Mademoiselle Hugues. On remarquera sur la chaise l'éventail avec lequel les danseuses tentaient de se rafraîchir et qui apparaitra dans de très nombreux tableaux)

     

        Des ballerines qui portent encore pour l'exercice les traditionnels jupons blancs et dont la tenue est encore relativement compliquée:
        "D'abord une chemise dont le pan arrière est ramené par devant entre les jambes et serré à la taille par un ruban. On revêt ensuite un corset lacé, un pantalon qui couvre les cuisses et des bas de coton tenus par des jarretières sous lesquelles on glisse le bas du pantalon. C'est ensuite le tour du corsage et enfin le juponnage".
       Les danseuses doivent elles-même fournir (et entretenir, en épinglant les plis tous les soirs...) ces volants de tarlatane que leur mères étaient alors chargées de confectionner selon des critères bien précis.
        Un regard attentif sur l'oeuvre de Degas nous apprend par contre qu'il était permis de porter des bijoux (bracelets et boucles d'oreilles y apparaissent très souvent), et qu'aucune coiffure n'était imposée tandis que le chausson de pointe au bout encore relativement souple n'avait rien à voir avec son homologue moderne.

     

    L'Art et la danse

     (A l'heure où Angelin Preljocaj fait danser nue comme un ver l'Elue de son Sacre du Printemps, ce pastel de Degas n'évoque rien de plus pour nous aujourd'hui qu'un exercice de grands battements à la barre... Mais lorsque le dessin a été exécuté le contexte était très différent, et certains des tableaux de l'artiste montrant trop de jambes et de dessous furent considérés par les contemporains comme scandaleux, voire même subversifs...) 


        C'est Jules Perrot (1810-1892) que l'on retrouve sur une autre toile dirigeant une classe, armé lui aussi du bâton avec lequel le professeur scande la mesure sur le sol:

     

    L'Art et la danse

        

      Et le violoniste, qui accompagnait leçons et répétitions, est présent dans nombre de compositions:

     

    L'Art et la danse

     

     

    L'Art et la danse

      

        Autour de ces divers personnages le peintre se fait le témoin du quotidien, attentif a ses moindre détail: Il n'oubliera pas, outre l'éventail, un ustensile que l'on pourrait croire égaré et dont la présence n'a pourtant rien d'incongru: l'arrosoir avec lequel on humidifiait le parquet afin d'éviter d'y glisser (On le retrouve dans l'oeuvre ci-dessus au premier plan à gauche devant le piano ainsi que, placé pratiquement au même endroit, dans le tableau représentant la classe de Jules Perrot).
        Beaucoup plus imposant cette fois on découvre également l'énorme poële qui réchauffait à grand peine les salles glacées en hiver:

     

    L'Art et la danse

        

        Et dans ce décor spartiate, Degas observe avec attention l'effort de l'apprentissage d'une implacable rigueur,

     

    L'Art et la danse

    (On retrouve encore une fois ici l'arrosoir) 

     

          Lorsqu'il fait apparaitre un quelconque mouvement d'ensemble il n'en fait qu'un détail de la scène car son but n'est pas de faire l'apologie de la beauté de la danse mais de représenter les attitudes ordinaires de ces danseuses qui transpirent ou qui ont froid et qui rajustent une ceinture ou lacent un chausson:

     

    L'Art et la danse

      

          Lorsque la leçon s'achève enfin il saisit les gestes les plus spontanés, naturels et anodins, ces moments de pause où la concentration se relâche et le corps se détend tandis que les unes, épuisées, se grattent le dos et d'autres massent leurs pieds meurtris par les pointes:

     

    L'Art et la danse

     

     

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    L'Art et la danse

    (La danseuse de gauche rajuste sa jarretière) 

     

          Cette même lassitude, on la retrouve également dans les coulisses, les soirs de spectacle,

     

    L'Art et la danse

     

        et à l'heure des répétitions ce sont encore une fois des danseuses qui baillent ou s'étirent qui sont au premier plan:

     

    L'Art et la danse

     

         Mais si le ballet sur scène n'apparait ici que comme un détail, le peintre qui, par contre, n'occulte rien et dénonce ces pratiques, n'a pas manqué de représenter les "messieurs" élégants assis tout au fond: deux riches "abonnés" de l'Opéra à qui il était permis d'assister aux répétitions...
        A ce privilège ceux-ci ajoutaient également celui d'être admis dans les coulisses lors des spectacles ainsi que dans le Foyer qui avait alors la réputation d'un véritable lieu de rendez-vous galants... 

     

    L'Art et la danse

    (A plusieurs reprises Degas aura un regard de compassion et d'attendrissement face à ces jeunes femmes "dévoyées" presque malgré elles)

     

        ... car les danseuses de l'époque, pour la plupart issues de milieux pauvres, étaient mal payées et devaient souvent compléter leurs fins de mois par quelques "attentions" à un riche protecteur... et pire encore il arrivait que ce soit les mères qui, présentes elles aussi dans les salles de répétition, négocient les entrevues:

     

    L'Art et la danse

     

    L'Art et la danse

      

     

        Lorsque Degas exécute ses toiles, les personnages des ballets romantiques correspondent à une double image de la femme, créature tantôt angélique, tantôt diabolique. Mais le peintre n'adhère pas à cette mythologie et préfère rendre le monde réel.
       Il exalte la danse féminine dans sa fatigue, sa mélancolie et son quotidien, et en peignant la faiblesse de ces êtres qu'il magnifie a réussi le défi qu'aucun autre artiste ne relèvera après lui: atteindre le coeur du monde de la danse.

     

      

     Musique: Piotr Ilich Tchaïkovski    La Belle au Bois Dormant   Final


         


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