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    L'Art et la danse

        Carlotta Grisi dans le rôle de Giselle par Alfred Edward Chalon. (On notera que la jupe de Giselle était à l'origine jaune et non bleue comme la tradition l'a perpétuée depuis lors)



        Le tombeau de Giselle à l'Acte II du plus célèbre ballet romantique est en carton pâte, mais celui de la première Giselle de l'histoire de la danse est au cimetière de Châtelaine, à Genève, où repose l'indéfectible Muse d'un poète qui la hissa au sommet de la gloire. 

        Caroline Adèle Marie Joséphine Grisi naquit à Visinada, Istrie (Croatie) de parents italiens, le 25 Juillet 1819 et baigne dès son plus jeune âge dans le milieu du chant lyrique. Dans la famille tout le monde chante, ou presque, et en fait profession: Ernesta sa soeur ainée est contralto, sa cousine Giudita et sa soeur Giulia sont respectivement mezzo-soprano et soprano, l'une de ses tantes est également chanteuse d'opéra et l'un de ses oncles professeur de chant...
        Carlotta ne faillit pas à la tradition, mais à sa très jolie voix ajoute également une prédisposition particulière pour la danse. Dès l'age de 7 ans elle est admise à l'école de la Scala de Milan et à 10 ans parait sur scène dans les rôles d'enfants, la Piété dans Ipermestra ou encore une petite paysanne dans Le Mine di Polonia (ses dons précoces la feront surnommer "la petite Herberlé" en référence flatteuse à la ballerine autrichiennne Thérèse Herberlé).


        Grâce à son talent qui ne cesse de s'affirmer elle participe très tôt à des tournées dans toute l'Italie où elle chante et danse, et c'est au cours de l'une d'entre elles qu'elle rencontre en 1835 Jules Perrot (1810-1892) qui la remarque immédiatement et lui fait comprendre que, si elle est très douée pour le chant, elle l'est encore bien davantage pour la danse... Au grand désespoir de ses parents qui la poussent obstinément vers une carrière de chanteuse lyrique, Carlotta refuse alors tous les engagements qui se présentent pour suivre celui qui va devenir son professeur et son conseiller.
        Celui-ci n'est pas resté insensible au charme et à la beauté de son élève qui tout au long de sa carrière fera des ravages, mais si Perrot et Carlotta se déplacent ensemble, rien n'indique qu'ils aient été officiellement mariés, bien que cette dernière se fit appeler en 1836 Madame Perrot et parut un certain temps sous ce nom. Quoi qu'il en soit elle donne naissance en 1837 à leur fille Marie Julie et jusqu'en 1838 le couple parcourt l'Europe travaillant à Londres, Vienne, Munich et Milan où Carlotta chante et danse avec Perrot comme partenaire.

        Mais c'est à Paris qu'ils souhaitent faire impression, et l'occasion se présente lorsque l'Académie Royale de Musique se cherche désespérément une nouvelle grande ballerine... Afin d'introduire Carlotta auprès du public parisien Perrot la fait alors danser sur la scène du théâtre de la Renaissance où elle parait dans Le Zingaro. Gautier qui la voit dans ce ballet semble pour l'occasion peu convaincu par son talent et note dans sa rubrique du 2 Mars 1840:

        "Elle sait danser, ce qui est rare, elle a du feu, mais pas d'originalité" 

        Carlotta intégrera néanmoins l'Opéra en Décembre 1840 (grâce, dirent certains, à l'intervention de la famille Grisi) et y fait ses premiers pas sur scène dans l'intermède de La Favorite de Donizetti (1797-1848) que Perrot a spécialement chorégraphié pour elle: Une prestation qui lui attache définitivement, cette fois, Théophile Gautier (1811-1872) lequel a revu sa copie et l'élève au même rang qu'Essler et Taglioni la décrivant ainsi:

        "Son pied qui ferait le désepoir d'une maja andalouse supporte une jambe fine élégante et nerveuse, une jambe de Diane chasseresse, et son teint est d'une fraicheur si pure qu'elle n'a d'autre fard que son émotion".

        L'auteur-critique littéraire est bien entendu tombé sous le charme du "bleu nocturne" des yeux limpides qui lui rappelle "la couleur des violettes au moment du crépuscule"... et il le restera jusqu'à la fin de ses jours... Pour célébrer sa Muse il lui écrit alors le rôle qui assure définitivement son statut à l'Opéra et lui valut une reconnaissance internationale, et au lendemain de Giselle il déclarera:

        "Le rôle est désormais impossible à toute autre danseuse".

     

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                                         Carlotta Grisi   Giselle Acte II

     
        A partir de ce moment là Carlotta cesse de paraitre dans les divertissements d'opéras et se voit accorder la position d'étoile, et ses cachets grimpent de 5000 à 12.000 francs en 1842, et jusqu'à 20.000 en 1844, non compris les primes spéciales pour les spectacles... (L'administration de l'Opéra lui intentera d'ailleurs plus tard un procés pour exigences abusives)
         Mais au de là du domaine financier Giselle marquera un autre tournant : La séparation du tandem GrisiPerrot. Ce dernier qui a réglé encore une fois toutes les variations de Carlotta, a vu le crédit de Giselle entièrement attribué à Jean Coralli (1779-1848), Maitre de ballet en titre, sans doute parcequ'il est  personna non grata à l'Opéra depuis que Marie Taglioni l'en a fait renvoyer en 1835 de crainte qu'il ne lui fasse de l'ombre, mais également et surtout peut-être, à cause de cette rumeur qui évoque ouvertement une idylle entre Carlotta et Gautier, et ne rend décemment pas compatible la présence des trois noms sur l'affiche au risque de lui donner des airs de vaudeville...

        Lorsque Giselle sera présenté à Londres au Her Majesty Theatre en 1842 Perrot restera d'ailleurs en Angleterre et s'y fixera, tandis que Carlotta rentre à Paris où elle quitte leur appartement pour s'installer dans la demeure maternelle et souhaite maintenant prouver qu'elle peut exister sans son mentor et réussir seule sa carrière. Et tandis que les journaux échafaudent un projet de mariage de la danseuse avec Lucien Petipa (1815-1898), Gautier fréquente assidûment le Foyer de la Danse et ses entrevues clandestines avec Carlotta se multiplient...

        Avec le livret de La Péri l'écrivain va essayer de rééditer pour sa Muse le succés de Giselle, mais s'il n'y parvient pas tout à fait celle-ci y excelle néanmoins et s'y rend célèbre dans la scène de la vision du paradis de Mahomet où à cet instant la Péri vole dans les bras du héros : Carlotta se jettait alors dans ceux de Lucien Petipa, un saut dans le vide de près de deux mètres qui coupait chaque fois le souffle au public (Le critique Edwin Denby remarquera que, pour prolonger ses sauts au second Acte de Giselle, Carlotta Grisi était suspendue à un cable et que le même procédé fut sans doute utilisés dans La Péri)

     

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                                           Carlotta Grisi dans La Péri


         Le ballet est présenté à Londres en 1843, l'occasion pour Carlotta de retrouver Perrot lors de ce séjour et de reprendre leur liaison (Théophile Gautier va de son côté reporter sa passion sur Ernesta, la soeur ainée de Carlotta dont il fera sa compagne et qui lui donnera deux filles).

     

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         Théophile Gautier avec sa compagne Ernesta et leurs filles Estelle et Judith (1857)


        Ses périodes de congés à l'Opéra de Paris Carlotta les passe maintenant dans la capitale anglaise où elle devient très vite, aux côtés de son compagnon, la danseuse favorite du Her Majesty Theatre. Adorée du public, elle vécut au N°9 Albert Place où elle déclara lors de la visite de l'agent recenseur qu'elle était née en Lombardie et ne s'attribua pour l'occasion que quelques 19 printemps (Elle en avait alors dix de plus).

     

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                              Carlotta Grisi et Jules Perrot   La  Esmeralda (1844)


        Le couple d'artistes crée en 1844 La Esmeralda, inspiré de l'adaptation que fit Victor Hugo de son roman Notre Dame de Paris pour l'opéra de Louise Bertin Esmeralda (1836), et afin de satisfaire à la "polkamania" qui vient d'envahir les bals en Angleterre ils présentent l'année suivante La Polka sans toutefois s'attirer les éloges des critiques qui estimèrent que "ce n'était pas vraiment ça..."

     

         La Esmeralda  (1844) Musique de Cesare Pugni  Chorégraphie de Jules Perrot.  Interprété par Elvira Khabilullina (Esmeralda), Andrei Kuligin (Gringoire) et le Corps de Ballet du Bolchoï.


        C'est à cette époque que Benjamin Lumley le directeur du Her Majesty Theatre conçoit, afin de répondre à une commande de la reine Victoria, le projet audacieux de réunir les plus grandes danseuses du moment...
        "Personne" confessera-t-il, "ne peut imaginer les difficultés que j'ai rencontrées... Gouverner un Etat n'est rien comparé à vouloir gouverner ces personnages qui se prennent pour des reines au pouvoir absolu..."
        A Perrot revint la tâche difficile de faire paraitre à son avantage chacune de ces souveraines... ainsi que d'aborder l'épineux problèmes de savoir dans quel ordre leurs majestés paraitraient sur scène... Le dernier solo étant le plus convoité... Lumley, fin psychologue, résolut la question en suggérant qu'elles danseraient par rang d'age, de la plus jeune à la plus agée... Comme on le devine plus personne ne se disputa la dernière place et il fut décidé que les interprètes du célèbre Pas de Quatre paraitraient ainsi: Lucile Grahan (1819-1907), Carlotta Grisi (1819-1899), puis Fanny Cerrito (1817-1909) et finalement Marie Taglioni (1804-1884) (La distribution d'origine ne fut respectée cependant que lors des quatre premières représentations, et pour la petite histoire, c'est la troisième qui eut l'honneur de compter parmi l'assistance la reine Victoria et le prince Albert).

     

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                                              Pas de Quatre  (1845)

        Le succés du Pas de Quatre présenté le 26 Juin 1845 est phénoménal, et Gautier continue inlassablement dans ses billets à faire les louanges du talent de Carlotta continuellement charmé par "cette naïveté enfantine, une gaité heureuse et communicative et parfois une petite mélancolie boudeuse". C'est très certainement cette touche de mélancolie délicate qui habitait Giselle et lui donnait son caractère particulier. Mais Le Diable à Quatre de Joseph Mazillier, présenté à Paris en 1845, va donner l'occasion à la danseuse de faire apparaitre un autre aspect de son talent dans le rôle de la femme d'un vannier transformée un jour en comtesse, où elle déclenche cette fois les rires de l'assistance par l'humour de son jeu.
        La critique qui ne tarit toujours pas d'éloges sur sa technique écrira encore à cette occasion:

        "On dirait que son soulier de satin se termine par une lame d'acier... Elle reste suspendue sur la pointe du pied immobile comme une statue de marbre".

        Carlotta Grisi parait encore en 1846 dans le rôle de Paquita aux côtés de son partenaire Lucien Petipa, et en 1849 Jules Perrot devenu un chorégraphe de renommée européenne se voit enfin offrir l'occasion de monter pour elle le seul ballet qu'il ait jamais pu présenter à l'Opéra de Paris: La Filleule des Fées, qui sera à la fois le dernier rôle qu'elle va y créer et sa dernière apparition dans la capitale française.

     

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                                Carlotta Grisi  dans La Filleule des Fées (1849)


        Car Jules Perrot a en effet été nommé Premier Maitre de ballet aux Théâtres Impériaux de St. Petersbourg, et lorsque son contrat à l'Opéra se termine et n'est pas renouvelé elle va aller le rejoindre, après s'être produite une dernière fois en 1850 à Londres dans Les Métamorphoses.
        Pendant trois saisons consécutives, entrecoupées de séjours à Paris en été, elle dansera aux Théatres Impériaux: Elle est Giselle au Bolchoï et interprète non seulement les chorégraphies de Perrot, mais, aussi celles de Mazillier qui compose pour elle La Jolie fille de Gand et Vert-vert.

        Gautier de son côté soutient activement sa tentative de réintégrer l'Opéra de Paris, mais en vain, et Carlotta quitte alors la Russie en 1853 pour Varsovie afin d'y poursuivre sa carrière...
        Les danseuses en ce temps là étaient reçues comme des reines par les plus grands de ce monde qui ne dédaignaient pas leurs faveurs... La Grisi ne fit pas exception... Et alors qu'elle se retrouve enceinte du prince Léon Radziwill, celui-ci la persuade de se retirer du ballet au sommet de sa gloire... (Un choix difficile et courageux que décida Julio Bocca en 2007 avec ce commentaire: "Je respecte trop le ballet pour ne lui donner que le meilleur")

     

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        Carlotta donnera alors naissance à sa seconde fille Léontine, et à l'âge de 34 ans après avoir songé un moment vivre à Paris choisit de s'établir à Genève où elle passa le restant de ses jours dans sa propriété de Saint-Jean.
        Elle échange de longues lettres avec Gautier qui ne manque pas de lui rendre visite avec sa famille une fois par an, lorsqu'en 1866 un évênement inattendu, sa rupture avec Ernesta consécutive à un désaccord au sujet du mariage de leur fille Judith, laisse alors à l'homme de lettres tout loisir de renouer avec celle qu'il a aimée toute sa vie, même si l'un comme l'autre firent tout leur possible pour que leurs relations n'aient l'apparence que de liens familiaux étroits.

        Le 30 Août 1872 Théophile Gautier lui écrit pour la dernière fois: 

    "Ces désirs de m'envoler à Genève comme un instinct voyageur. Cet instinct a une telle force qu'il produit une nostalgie dont on peut mourir"...

        L'écrivain poète quitta effectivement ce monde deux mois après avoir rédigé ces lignes, quand à sa Muse vénérée, elle décéda à Saint-Jean le 20 Mai 1899, un mois avant son quatre-vingtième anniversaire, complètement oubliée de tous ceux qui l'avaient adulée...
        
      

                            Carla Fracci et Vladimir Vassiliev    Giselle Acte II 

     

     


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                                      Agnés Letestu dans le rôle de l'Elue


        Qui eut cru, après une répétition générale le 28 Mai 1913 dans le calme le plus parfait, que la création du Sacre provoquerait le lendemain un tel tumulte... Des musiciens tels Ravel ou Debussy présents aux côtés de toute la presse, un public pourtant compétent et bien pourvu en matière d'esprit critique, auraient-ils pu prévoir la veille pareil pugilat autour de la nouvelle production parisienne des Ballets Russes?

        "Tout ce qu'on a écrit sur la bataille du Sacre du Printemps reste inférieur à la réalité" écrivit le peintre Valentine Cross-Hugo, "ce fut comme si la salle avait été soulevée par un tremblement de terre. Elle semblait vaciller dans le tumulte. Des hurlements, des injures, des hululements, des sifflets soutenus qui dominaient la musique, et puis des gifles, voire des coups..."
        Certes la postérité enjoliva l'événement, Jean Cocteau notamment qui y vit une superbe occasion de se ranger résolument du coté des novateurs, mais il n'empèche, le scandale du Sacre du Printemps reste encore aujourd'hui comme l'un des plus spectaculaires dans la mémoire culturelle collective et a fait date dans les annales du théâtre des Champs Elysées qui en fut le cadre.

        Frappé du sceau du conflit, le ballet est déjà sujet à débat dès sa conception même... Marie Rambert et Bronislava Nijinska, la soeur de Vaslav, pour qui fut créé le rôle principal de l'Elue, en attribuent la paternité au peintre spécialiste de l'antiquité slave Nicholas Roerich. Ce dernier après le succés du Prince Igor, auquel il a contribué en 1909, avait effectivement ébauché plusieurs scénarios de ballets dont l'un d'eux Le Grand Sacrifice, avait pour thème un rite sacrificiel printanier.
        De son côté, Igor Stravinski prétend que l'argument du Sacre s'imposa à lui alors qu'il mettait la dernière main à l'Oiseau de Feu en Mai 1910:
        "En finissant à St. Petersbourg les dernières pages de l'Oiseau de Feu, j'entrevis un jour de façon absolument inattendue, car mon esprit était alors occupé par des choses tout à fait différentes, j'entrevis dans mon imagination le spectacle d'un grand rite sacral païen: les vieux sages, assis en cercle et observant la danse à la mort d'une jeune fille qu'ils sacrifient pour leur rendre propice le dieu du printemps. Ce fut le thème du Sacre du Printemps. Je dois dire que cette vision m'avait fortement impressioné". Il échaffauda alors l'idée d'un ballet auquel il donne même un titre: La Victime.

        Quoi qu'il en soit, c'est ensemble que les deux hommes vont travailler sur cette idée commune, Roerich sera également chargé des décors et des costumes et c'est Léon Bakst qui donnera à l'oeuvre son titre français. Séduit dès le départ, Diaghilev n'a cependant confirmé sa commande que durant l'été 1911 et Stravinski s'installe alors avec femme et enfants dans une pension de famille de Clarens, une localité de la commune de Montreux en Suisse, où il compose le Sacre "dans un placard dont les seuls meubles étaient un piano droit que j'assourdissais, une table et deux chaises". Il avouera plus tard avoir mis longtemps à savoir noter correctement, à cause de sa complexité rythmique, le motif hoquetant qui lui vint en tête dès le départ et dont il fit "la Danse Sacrale", l'ultime tableau du ballet.

        Le compositeur écrira à sa mère: "Diaghilev est fou de mon nouvel enfant, le Sacre du Printemps. Malheureusement c'est Fokine que je considère comme un artiste sur le déclin qui va en être chargé". Tout laisse supposer en effet que c'est au chorégraphe attitré des Ballets Russes, Michel Fokine, que sera confié le prochain ballet. Mais Diaghilev, très satisfait de la première chorégraphie de Nijinski, l'Après Midi d'un Faune présenté en Mai 1912, souhaite sans le dire lui en confier une seconde, et lorsque Fokine découvre qu'il a un rival en puissance il démissionne.
        Livret et musique sont fin prêts en Novembre et c'est donc à Nijinski qu'a été attribuée la charge du ballet dont les premières répétitions commencent dès la fin de l'année, au gré des tournées des Ballets Russes et des voyages de Stravinski.

     

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                      Décor de Nicholas Roerich pour la 1ère Partie du Sacre du Printemps


        Très vite le compositeur renvoie le pianiste allemand et se met lui même au piano pour jouer dans un tempo deux fois plus rapide à la limite de la possibilité des danseurs... Ces derniers sont, de plus, durement mis à l'épreuve par la chorégraphie qui leur impose un travail auquel ils ne sont pas habitués, car ce qu'a conçu Nijinski n'a plus que de très lointains rapports avec le sacro-saint dogme de l'en-dehors... 
        "Les hommes sont des créatures primitives. Leur apparence est presque bestiale. Ils ont les jambes et les pieds en-dedans, les poings sérrés, la tête baissée, les épaules voutées. Ils marchent les genoux légérement ployés avec peine... Tout cela demande beaucoup de précision aux danseurs. Ils trouvaient qu'on leur en demandait trop" écrivit dans ses Mémoires Bronislava Nijinska.
        Nijinski se heurte alors inévitablement à Diaghilev qui soutient ses danseurs et lui reproche de ne pas comprendre qu'ils n'ont pas ses facilités, mais il doit également affronter dans un autre domaine Stravinski qui déplore son manque de culture musicale... Ce dernier écrira dans son autobiographie:
        "Le pauvre garçon ne connaissait rien en musique" et ajoutera plus loin qu'on l'a "accablé d'une charge au dessus de ses moyens". S'il avait la plus grande admiration pour Nijinski en tant que danseur Stravinski trouva en effet très frustrant de devoir collaborer avec lui en tant que chorégraphe.

     

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                  Stravinski en compagnie de Nijinski interprète de Petrouchka (1911)
     

        La frustration était cependant réciproque car Nijinski supporte très mal l'attitude paternaliste du musicien:
        "Stravinski pense qu'il est le seul à s'y connaitre en musique. Lorsqu'il travaille avec moi il m'explique la valeur de la noire, de la blanche, de la croche et de la demi-croche comme si je n'avais jamais entendu parler de musique... Je préférerais qu'il me parle davantage de sa musique pour le Sacre, au lieu de me faire un cours de solfège pour débutants".
        Nijinski est cependant complètement dépassé, il faut le reconnaitre, par la complexité de l'oeuvre car, malgré ses dires, il ne possède pas les bases de solfège suffisantes pour appréhender ce genre de musique. Diaghilev demandera alors à Marie Rambert de l'assister, celle-ci va entièrement décomposer la partition et grâce aux notes qu'elle a consignées mesure par mesure le travail va pouvoir reprendre.

     

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                        Page de notes de Marie Rambert pour le Sacre du Printemps
     

        Un dernier incident va cependant encore venir contrarier les efforts de Nijinski... Sa soeur Bronislava pour laquelle il a créé le rôle principal lui apprend très tard qu'elle est enceinte et devra être remplacée... Nijinski, fou de rage, va se voir alors dans l'obligation d'apprendre rapidement le rôle à Maria Plitz, non sans avoir menacé d'aller tuer son beau-frère, et les répétitions de la plus audacieuse réalisation de la Compagnie des Ballets Russes iront ensuite jusqu'à leur terme sans autre désagrément majeur.

        Sous titré "Tableaux de la Russie païenne en deux parties", le ballet ne comprend pas d'intrigue, "c'est une cérémonie de l'ancienne Russie" précisera Stravinski, dont le premier tableau qui s'achève par la Danse de la Terre figure une adoration du dieu du printemps menée jusqu'à l'extase par les hommes qui piétinent le sol, terre nourricière, tandis que le second, le Sacrifice, glorifie l'Elue jusqu'à son immolation et culmine dans la Danse Sacrale.

        Lorsque l'orchestre attaque les premières mesures le soir du 29 Mai, si une légitime angoisse est bien présente, personne cependant n'imagine ce qui va suivre...Trop habitués que nous sommes aux nouveaux genres musicaux d'aujourd'hui il nous est difficile de concevoir quelle fut la véritable violence de l'impact du Sacre sur le public d'il y a un siècle lequel, déconcerté quoi qu'il en soit par cette musique à la limite du désagréable, et dérangé par les éléments d'un langage musical peu familiers et même brutaux, ne fit pas attendre sa réaction...

     "J'ai quitté la salle dès les premières mesures du Prélude qui tout de suite soulevèrent des rires et des moqueries. J'en fus révolté" écrira Stravinski dans ses Chroniques de ma Vie, "les manifestations, d'abord isolées, devinrent bientôt générales et provoquant d'autre part des contre manifestations, se transformèrent très vite en un vacarme épouvantable".

        Stravinski passera alors en coulisses où il trouvera Nijinski debout sur une chaise s'efforçant désespérément de hurler la mesure aux danseurs déboussolés (pas une mince affaire lorsqu'on saura qu'en russe les nombres au dessus de dix comprennent TROIS syllabes) tandis que Diaghilev, qui retient par derrière Nijinski dangereusement penché en avant, fait alternativement éteindre et rallumer la salle, tentant vainement de calmer le tumulte.
        Pierre Laloy décrit ainsi l'auditoire survolté:
    "J'était placé au dessous d'une loge remplie d'élégantes et charmantes personnes de qui les remarques plaisantes, les joyeux caquetages, les traits d'esprit lancés à voix haute et pointue, enfin les rires aigus et convulsifs formaient un tapage comparable à celui dont on est assourdi quand on entre dans une oisellerie... Mais j'avais à ma gauche un groupe d'esthètes dans l'âme desquels le Sacre suscitait un enthousiasme frénétique, une sorte de délire jaculatoire et qui ripostaient incessamment aux occupants de la loge par des interjections admiratives, par des "bravo" furibonds et par le feu roulant de leurs battements de mains, l'un d'eux pourvu d'une voix pareille à celle d'un cheval hennissait de temps en temps, sans d'ailleurs s'adresser à personne, un " A la po-o-orte!" dont les vibrations déchirantes se prolongeaient par toute la salle".
        Ces esthètes glapissants étaient en fait une très mauvaise "bonne idée" de Diaghilev qui, après les remous causés par l'Après Midi d'un Faune, avait cru bon d'engager une sorte de claque pour soutenir la  nouvelle création contre d'éventuels opposants... Dans la réalité ceci ne fit que mettre le feu aux poudres et envenima la virulence des détracteurs dans une surenchère bientôt incontrolable...

        "Le vacarme dégénéra en lutte" poursuivit Cocteau, "la comtesse de Pourtalès brandissait son éventail et criait toute rouge : C'est la première fois en soixante ans qu'on se moque de moi!".
        L'agitation se transforma en bagarre et nécessita l'intervention de la Police qui ne restaura d'ailleurs qu'un semblant d'ordre, tandis que l'orchestre ne cessait de jouer dirigé stoïquement par l'imperturbable Pierre Monteux (Courageuse entreprise car le vacarme était tel qu'il couvrait la musique que ni les spectateurs ni les artistes n'entendaient plus)
        Le spectacle sur scène ne sera d'ailleurs pas davantage interrompu et les spectateurs moqueurs réclameront à l'occasion "Un docteur, un dentiste, deux dentistes!" pour les vierges qui dansent en se tenant la tête entre les mains...

     

            Le Sacre du Printemps    Extrait de la 1ère Partie interprété par le ballet du Kirov,                           Chorégraphie de Vaslav Nijinski, décor et costumes de Nicholas Roerich.


        La critique ne résiste pas à se répandre largement le lendemain sur "Le Massacre du Printemps"... Et l'on découvre que la grande majorité des articles, sinon la quasi totalité, laissent de côté la musique, tous s'accordant simplement à dire qu'on ne l'entendait pas (certains ne nomment même pas le compositeur...) Car la plupart des revues parisiennes révèleront en effet que c'est la chorégraphie de Nijinski plus que la musique qui entretint la fameuse émeute.
        Adolphe Boschot dans l'Echo de Paris ironise sur "les bonnets pointus et les peignoirs de bain" dont sont affublés les danseurs "qui répètent cent fois de suite le même geste: ils piétinent sur place, ils piétinent, ils piétinent et ils piétinent... Couic: ils se cassent en deux et se saluent. Et ils piétinent, ils piétinent, ils piétinent... Couic..." Plus loin il déplore "une pose tortionnaire" et "un unanime torticolis"...

        Stravinski était  lui-même resté très critique vis à vis de cette chorégraphie et l'écrira dans ses Chroniques en 1935:
        "L'impression générale que j'ai eue alors, et que je garde jusqu'à présent de cette chorégraphie, c'est l'inconscience avec laquelle elle a été faite par Nijinski. On y voyait tellement son incapacité à assimiler et à s'approprier les idées révolutionnaires qui constituaient le credo de Diaghilev et qui lui étaient obstinément et laborieusement inculquées par celui-ci. On discernait dans cette chorégraphie un très pénible effort sans aboutissement plutôt qu'une réalisation plastique simple et naturelle découlant des commandments de la musique".

        Quoi qu'il en soit, il nous est une fois encore très difficile de concevoir aujourd'hui ce que fut le choc culturel provoqué par la modernité radicale représentée par la chorégraphie du Sacre, environnés que nous sommes de contorsionnistes en tous genres...
       Mais quelle que soit la qualité chorégraphique de l'oeuvre qui ne fut représentée que huit fois et que chacun est libre d'apprécier à sa guise, celle-ci  n'en marquera pas moins la mise à mort de l'ancien monde des idées, car la force sauvage de ce primitivisme sacrificiel a servi de repère à tous ceux qui ont établi pour la musique l'avénement de l'ère contemporaine, tout comme les masques africains des Demoiselles d'Avignon de Picasso l'ont fait dans le domaine de la peinture.

     

    L'Art et la danse

                               Les Demoiselles d'Avignon  Pablo Picasso (1907)


        Stravinski a introduit l'idée de fragmentation du temps musical à facettes exactement comme les peintres essaieront de montrer à travers l'image plusieurs dimensions, tous définissant en même temps le Cubisme.

       La musique du Sacre trouvera enfin sa consécration l'année suivante après une audition en concert à Paris en Avril 1914. Stravinski sera porté en triomphe par ses admirateurs dans les rues de la capitale, le dos de son frac déchiré par des fans tirant chacun sur un pan de sa queue de pie!

        Quand à la chorégraphie originale de Nijinski tombée dans l'oubli, celle-ci a pu être reconstituée grâce au travail acharné de Millicent Hodson qui après 15 années de recherches est parvenue avec l'aide de Marie Rambert à recomposer le Sacre originel dont décors et costumes furent réalisés à l'identique par Kenneth Archer (Présentée le 30 Septembre 1987 à Los Angeles par le Joffrey Ballet l'oeuvre est aujourd'hui inscrite au répertoire de l'Opéra de Paris et du théâtre Marinski).

        Bien avant cela Maurice Béjart en avait donné en 1959 sa propre version qui laissa Stravinski très étonné: "Je n'avais jamais mis autant de sexe là dedans!" commenta-t-il!

     

            Le Sacre du Printemps (2ème Partie)  Interprété par Le Béjart Ballet de Lausanne


        Les interprètes de Pina Bauch évoluent, eux, en 1975 sur une scène couverte de tourbe qui macule leurs corps suants à mesure que se déroule l'action, tandis qu'Angelin Preljocaj donne lui en 2001 dans le "nu culturel" et déshabille complètement l'Elue, un "effeuillage psychologique" nécessaire selon lui..., et en 2004 Emmanuel Gat proposera à son tour une relecture encore différente de l'oeuvre sur des pas de salsa.

     

    L'Art et la danse

                                   Le Sacre du Printemps (A.Preljocaj-2001)  

     

                      "Une musique de sauvages avec tout le confort moderne!" avait dit Debussy, mais également, avait-il ajouté, une pièce "qui arrache nos vies aux racines"...

                        Le Sacre touche effectivement nos instincts les plus profonds, ceux que la civilisation a précisément entérrés vivants, et ce tourbillon de pulsions, somme toute biologiques, nous rappelle qu'aussi loin qu'iront les hommes et les femmes dans leur quête spirituelle, culturelle, ou intellectuelle, ils ne cesseront de buter irrémédiablement sur cette faille.

     

     

     


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                                   Autoportrait devant un miroir (1822)

      

     "Quand on pense que je n'aurais jamais été peintre si mes jambes avaient été un peu plus longues!.."  
                                   Henri de Toulouse Lautrec



        Toulouse-Lautrec c'est une vie singulière, entièrement commandée par un évênement initial aux conséquences effoyables. Et si, en tant qu'artiste, cet homme ainsi marqué d'un sceau fatal sera considéré comme l'une des sources de ce que l'on appelera l'expressionisme, c'est que son drame personnel a fait naître en lui un besoin d'expression d'une violence extrême qui a nourri son art et son style particulier.

        Fils ainé du comte Alphonse-Charles-Jean-Marie de Toulouse-Lautrec Montfa, descendant d'une très vieille famille française, Henri-Marie-Raymond voit le jour à Albi le 24 Novembre 1864.
        Le petit aristocrate est initié dès l'enfance aux passe-temps de son rang: l'équitation et la chasse auxquels s'ajoute le dessin, car dans la famille Toulouse-Lautrec la passion du sport ne fait pas négliger les arts, les oncles d'Henri dessinent et son père sculpte. L'aïeule se plaisait d'ailleurs à dire:
        "Quand mes fils tirent une bécasse elle leur donne trois plaisirs: le coup de fusil, le coup de crayon et le coup de fourchette..."

        Atteint dès l'age de treize ans par les effets d'une anomalie congénitale à l'origine d'une maladie osseuse incurable non identifiée à l'époque, une dystrophie polyépiphysaire, dont il portera le lourd héritage pour le restant de ses jours, le jeune Henri se voit obligé de renoncer à l'équitation, ce qui est pour lui un véritable déchirement. Cependant il résistera au malheur en continuant de faire vivre à travers le dessin et la peinture sa passion pour les chevaux.
        Il a d'ailleurs montré de bonne heure des dispositions certaines pour les disciplines artistiques comme en témoignent ses cahiers d'écoliers abondamment illustrés par ses soins. Et à partir de 1878 ce qui n'était pour lui qu'un loisir devient alors une passion: il dessine et peint et ne lachera plus ni le crayon ni le pinceau.
        "Je peins et je dessine aussi longtemps que je peux, jusqu'à ce que ma main ne tombe de fatigue" confessera-t-il quelques années plus tard, tout en formulant des principes que toujours il s'efforcera d'honorer:
        "Il m'est impossible de ne pas voir les verrues... Je ne sais pas si vous pouvez maitriser votre plume, mais quand mon crayon se met en branle, je dois le laisser courir ou patatras... tout s'arrête!"

        Dès son enfance Lautrec avait été familier de l'atelier d'un ami de la famille, René Princeteau, peintre de chasses, de chevaux et de chiens, grâce auquel il entre dans l'atelier de Bonnat. Mais si ce dernier remarque ses dispositions pour la peinture, il apprécie moins cependant son coup de crayon:
        "Votre peinture n'est pas mal, c'est du chic, enfin ce n'est pas mal, mais votre dessin est tout bonnement atroce" lui dira-t-il en 1882.
        Lautrec passera ensuite dans l'atelier de Cormon aux Beaux Arts et ce sera pour lui l'occasion de se lier avec Van Gogh, Degas, Manet, Renoir ou Gauzi.
        "Son maitre d'élection" écrivit Gauzi, "était Degas, il le vénérait. Ses autres références parmi les modernes allaient à Renoir et à Forain. Il avait un culte pour les anciens Japonais, il admirait Velasquez et Goya, et chose qui paraitra extraordinaire à quelques peintres, il avait pour Ingres une estime particulière". 

        Degas mis à part, ce sont les estampes japonaises qui auront en fait l'influence la plus importante sur l'oeuvre de Toulouse-Lautrec qui découvrit à travers elles l'utilisation des contours expressifs ainsi que celle des silhouettes, des larges a-plats de couleur et du changement de perspective.
        L'artiste qui s'est dans un premier temps tourné rapidement vers l'impressionisme et ses thèmes naturalistes trouve très vite cependant son style propre. Certains l'ont rapproché des Nabis, ses contemporains, dont il partage les préoccupations décoratives, mais un fait les éloigne d'eux: sa passion pour le caractère, et le traitement quasi caricatural par lequel il l'exagère ou mieux encore l'exaspère, et par ce trait il mérite d'être considéré comme un ancêtre de l'expressionisme.
        Cependant il se défend lui même d'appartenir à une quelconque école:
    "Je ne suis d'aucune école, je travaille dans mon coin" dira-t-il.  

        Lorsque le peintre quitte l'atelier de Cormon en 1884, il s'installe à Montmartre et le quartier où voisinent à l'époque Le Moulin Rouge, Le Moulin de la Galette, le Bal de l'Elysée Montmartre et nombre de cabarets va bientôt le happer dans son tourbillon...

    L'Art et la danse



        Lautrec fréquente alors tous ces lieux de plaisir et s'y abandonne à la fête avec frénésie... Extrêmement sociable et très intelligent, sa compagnie est appréciée:
        "Jamais il n'avait un mot agressif pour personne, ni ne cherchait à faire de l'esprit sur le dos des autres... il trouvait constamment des mots amusants, pittoresques, faisant image..." Comme cette boutade décochée à un ami de grande taille:
        "A Paris plus on monte haut moins les étages sont meublés!.."

        Danseuses, prostituées, acteurs et actrices qu'il fréquente deviennent ses modèles et, à travers le milieu marginal qui l'inspire, il se fait le témoin sensible et l'observateur sans concession de la nature humaine dont il cherche l'actualité sur tous les terrains du Paris à la mode.
        L'attitude de Lautrec est celle d'un touriste: Il regarde... il note... car il observe d'abord, il travaille ensuite, et toutes ses scènes de bal seront exécutées d'après des spectacles vus et des croquis exacts. Il reproduit les sujets sans rien sacrifier à l'anecdote, à la sensiblerie, à l'obscénité ou à la blague, car il sentait profondémént la misère de la vie qui s'agitait sous ses yeux, et l'on ne peut pas ne pas penser à Baudelaire quand on voit les oeuvres où celle-ci s'exprime.
        "Les réjouissances des pauvres sont pires que leur misère" dira-t-il et il y aura autant de pitié que d'horreur dans les tableaux où il représente ces spectacles quotidiens.
        Quand Lautrec connut Le Moulin Rouge il le reproduisit sur la toile avec ses danses, son bruit, son mouvement, ses lumières, mais aussi sans concessions avec ses brumes, ses couleurs livides et ses fards, sans se soucier ni de l'opinion ni du goût du public, attentif seulement à rendre ce qu'il voit et ce qu'il sent, et avec le temps son trait âpre et incisif deviendra toujours plus mordant. 

    L'Art et la danse


        La peinture de Lautrec ne manque pas d'attirer l'attention et il s'est déjà fait un nom dans les milieux artistiques lorsqu'il découvre une technique nouvelle pour lui: la lithographie.
        Les panneaux lithographiées prolifèrent dans les années 1890 grâce aux avancées techniques dans l'impression de la couleur et aussi à l'assouplissement des lois concernant leurs emplacements.
        Et en 1891 l'artiste reçoit sa première commande pour le Moulin Rouge: Certainement parmi les plus connues l'affiche représente La Goulue, un nom aussi mondialement célèbre que celui de La Joconde derrière lequel se cache Louise Weber, la fameuse créatrice du French Cancan.

    L'Art et la danse

    On retrouve ici très clairement l'influence des estampes japonaises dans les masses de couleur et les silhouettes de l'homme et de la foule.

      

         L'artiste qui connait personnellement toutes les célébrités est submergé de demandes, qu'il s'agisse d'annoncer un spectacle ou illustrer un magazine. Et c'est une autre danseuse, Jeanne Avril, que Lautrec représentera sur un placard commandé cette fois par le Jardin de Paris.

     

    L'Art et la danse

                                      Jeanne Avril au Jardin de Paris

      

         Une publicité pour un petit cabret Le Divan Japonais lui fournit l'occasion de dessiner deux de ses amies , la "diseuse" Yvette Guilbert ainsi que Jeanne Avril. Yvette Guilbert est ici derrière le public et l'orchestre, et son visage n'est pas visible... Peut-être est ce parcequ'elle s'est plainte plusieurs fois à Toulouse Lautrec qu'il l'avait dessinée très laide...
        "Mais pour l'amour du Ciel ne me faites pas si atrocement laide!... Un peu moins!..." se plaindra-t-elle...

     

    L'Art et la danse

     Au premier plan Jeanne Avril, à l'arrière plan Yvette Guilbert et ses célèbres gants noirs.

      

         Le goût que Lautrec éprouve désormais pour la lithographie est tel qu'il gravera en moins de dix ans plus de 400 planches qui resteront pour la plupart la partie la plus originale de son oeuvre.

     

    L'Art et la danse

                                   La Troupe de Mademoiselle Eglantine

        Une oeuvre qui connaitra sa part d'aventures rocambolesques lorsqu'en 1895 La Goulue quelque peu déchue se produit alors à la Foire du Trône et commande deux panneaux pour décorer sa baraque. Les toiles mettant en scène des personnages qui sont devenus de véritables êtres légendaires de la Belle Epoque seront en effet coupées en morceaux et revendues par un marchand indélicat et ne pourront être recomposées qu'en 1929.

     

    L'Art et la danse

                              La baraque de La Goulue à la Foire du Trône

      

         Si Henri de Toulouse-Lautrec s'impose aujourd'hui comme le père de l'affiche moderne et si son nom s'inscrit au panthéon des artistes, il était loin à l'époque de faire l'unanimité. Certains l'applaudirent tel ce journaliste du "Père Peinard":
        "Un qui a un nom de Dieu de culot, mille polochons, c'est Lautrec, ni son dessin ni sa couleur ne font de simagrées... Y'en a pas deux comme lui pour piger la trombine des capitalos gogo attablés avec des fillasses à la coule qui leur lèchent le museau... C'est épatant de toupet, de volonté, de rosserie et ça bouche un coin aux gourdiflots qui voudraient becqueter que de la pâte de guimauve..."
        Mais le peintre sera aussi largement diffamé et calomnié...

        L'histoire de Toulouse-Lautrec renvoie en fait à celle de la marginalité et de l'exclusion, car pour s'imposer et vivre sa différence, pour oublier aussi cette infirmité qui est restée, en dépit de tout, son désepoir caché, il a du provoquer, bousculer les idées reçues et dans le même temps brûler sa vie et se perdre irrémédiablement dans les fêtes et les plaisirs plus ou moins recommandables de cette Belle Epoque, qui ne fut pas si belle que cela, et dont il s'est fait le témoin.

        A une existence pour le moins dissolue il ajoutera le drame de l'alcool, dont sa consommation s'accroit en même temps que sa renommée... (afin de ne jamais être en manque il possède même une canne dissimulant une petite fiole)
        "Je boirai du lait quand les vaches brouteront du raisin" aimait-il à répéter en manière de plaisanterie... Et à Malromé, la propriété familiale où il adorait se mettre aux fourneaux lors de ses séjours, la cuisinière qui connaissait son malheureux penchant, l'empêchait prudement de flamber toutes ses préparations...

        Surmené, les nerfs à vif, ne dormant que quelques heures par nuit, sujet à des hallucinations, et parfois en proie à de violentes colères, Lautrec est interné en 1899 et subit une cure de désintoxication.

        Mais une fois sorti il se remet bientôt à boire et son état de santé s'aggrave. Il meurt le 9 Septembre 1901 à l'age de 36 ans. 

     

     

     Le film de John Huston Moulin Rouge (1952), met en scène le personnage principal de Toulouse-Lautrec interprété par José Ferrer avec à ses côtés Colette Marchand et Zsazsa Gabor.

     

     


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                              La Valse (1891)    Anders Zorn (1860-I920)


        "... Je n'étais plus un homme... Tenir dans mes bras la plus aimable créature et tourbillonner avec elle comme l'orage, à tout perdre autour de soi... J'ai fait le serment qu'une jeune fille que j'aimerais, sur laquelle j'aurais des prétentions, ne valserait jamais avec un autre que moi... jamais..."
                                   Goethe  Les Souffrances du Jeune Werther (1774)

     

         C'est ce passage du roman de Goethe au succés phénoménal, et dont sont extraites ces quelques lignes, qui assura la promotion définitive de la valse, laquelle ne fut pas toujours aussi populaire que l'on croit... Quand à son origine souvent contestée celle-ci n'a cessé d'alimenter les débats des historiens de la danse...

         Il faut savoir avant tout que jusqu'au XVIème siècle, dans ce Moyen Age où les prélats encore traumatisés par les Bacchanales infligeaient aux impudents qui se seraient avisés de danser sur une dépendance de l'église une peine pouvant aller jusqu'à trois ans de jeune ou de pèlerinage, danser en couple pouvait dans la foulée être passible du bûcher... Et les évolutions de l'époque auraient épargné bien des tourments et une triste fin à ce jeune Werther qui se serait alors contenté de tenir sa cavalière du boût de ses doigts gantés pour exécuter pompeusement une promenade agrémentée de glissades lentes entrecoupées de révérences... En résumé, pas de quoi enflammer les sens...

        C'est pourquoi "la volte", dont l'innovation sur le plan chorégraphique consistait dans l'enlacement final des deux danseurs qui tournoyaient ensemble, se transmit tout d'abord clandestinement en Italie, en France et en Angleterre...

     

            Extrait du film  Elizabeth (1998) avec Cate Blanchett et Joseph Fiennes
     

        Est ce là l'origine de la valse? Rien n'est moins clair... Une chose est certaine, elle n'est pas apparue soudainement et ne peut avoir une seule origine.

        De l'avis général et selon les milieux autorisés, la valse proviendrait des "ländlers", ces danses populaires en Allemagne et en Autriche dont le rythme à trois temps est issu des "Tanzlieder" des XVIème et XVIIème siècle.
        A la Cour de Vienne le "minnesänger" Neirthart von Renerthal composa des chansons dont le rythme annonçait clairement celui de la valse: Un fifre et un tambourin donnaient la cadence, accompagnant les danseurs qui assuraient eux-même le chant tout en virevoltant (certainement pas encore à perdre haleine... car danser en chantant n'est pas une entreprise de longue durée...)
        Montaigne décrit une danse qu'il vit à Augsburg en 1580 où "les danseurs se tenaient si prés l'un de l'autre que leurs visages se touchaient", et Kunz Haas parlera lui, à la même époque, de ces danses "païennes", Weller et Spinner, où les vigoureux paysans marquaient la mesure en tournoyant.

        Dansés à l'origines en plein air ou à l'auberge par les paysans de Bavière, du Tyrol ou de Styrie, les "ländlers" étaient des rondes exécutées en couples enlacés sur un rythme à trois temps, ce qui les distinguait des danses où les participants se faisaient face.

     

     

        Bien que la Renaissance ait balayé les terribles ukases ecclesiastiques celles-ci ne furent pas cependant sans laisser de traces... et le fait de danser en "couple fermé", c'est à dire l'homme face à la femme et non pas à ses côtés comme dans les danses "bienséantes", a été longtemps considéré comme inconvenant et n'était pas admis dans les milieux qui "donnaient le ton"...
        C'est pourquoi, tandis que les classes supérieures de la société continuaient à s'ennuyer en dansant le menuet, nombre de nobles messieurs s'échappaient vers les bals de leurs domestiques... (avec toutes les complications consécutives que l'on imagine...)

        Le terme de "Waltzer", qui désigne en fait la figure finale des "ländlers", se répand au XVIIIème siècle lorsque l'évolution des moeurs et des idées appelle un nouveau type de société, et que le couple dansant devient une représentation acceptable dans certains milieux éclairés.
        Don Curzio décrit ainsi la vie à Vienne en 1776 :
    "Les gens dansaient comme des fous. Les dames de Vienne sont particulièrement renommées pour leur grâce et leur façon de danser la valse dont elles ne se fatiguent jamais".

     

    La 54 ème édition du Bal de l'Opéra de Vienne, la soirée la plus glamour de la vie mondaine cloturant la traditionnelle saison des bals, a rendu hommage cette année à Chopin dont on fêtait le 200ème anniversaire de la naisance et rassemblé plus de 6000 invités. Parmi les traditionnels 144 débutants qui ont ouvert le bal en lançant le rituel "Alles Waltzer!" (Tous pour la Valse) figurait cette année l'arrière petit fils de Richard Strauss.
     

     

           Après avoir conquis la capitale autrichienne, la valse se répandit dans de nombreux pays d'Europe, sans s'être encore débarassée cependant de sa réputation sulfureuse... Car si le clergé autrichien était libéral et voyait dans la valse l'expression sociale d'une joie collective et une façon pour les jeunes gens des deux sexes de faire connaissance, en France par exemple, les curés puritains voyaient dans la valse "une pratique lascive", et il fallut attendre la Révolution qui, en coupant court à ces préjugés a supprimé l'interdit. 

         Ce n'est qu'en 1800 que l'on valsera pour la première fois au bal de l'Opéra à Paris, et en 1825, bien que la mode de la valse se soit imposée en Angleterre pendant la période de la Régence, on peut lire encore dans le Dictionnaire d'Oxford à la rubrique "valse" qu'il s'agit d'une danse "indécente et contraire à l'ordre public"...

        Il faut dire que lorsqu'émergea la danse en couple dans les bals populaires ceux-ci étaient d'immenses chahuts où les participants se bousculaient et se heurtaient parfois violemment... Il y avait souvent des bléssés et des rixes, et le bal se transformait en certaines occasions en véritables batailles rangées comme le décrivent les archives des tribunaux... (chaque siècle a eu ses rave-parties...)

        On aura compris que dans de telles conditions l'opinion publique n'était pas encore prête à autoriser la valse aux jeunes filles...
        "Aux temps où la valse régnait dans les salons, elle était l'apanage des femmes mariées autorisées de leurs maris. Les jeunes filles qui imitaient les femmes mariées étaient montrées du doigt et redoutées comme le feu par les jeunes gens à marier. En effet, la valse en rapprochant les deux sexes émeut vivement les sens... inspire les désirs... les irrite... et porte tellement vers la volupté qu'elle est souvent dangereuse pour l'innocence". (Brieux Saint-Laurent)
        Madame Celbart déclara "qu'elle pouvait faire perdre la raison aux jeunes filles", et le chevalier de Ségur dira d'une jeune demoiselle "Elle a son pucelage moins la valse..."

        En investissant les salons et les parquets cirés la valse, dansée jadis en sautillant à la manière paysanne, s'est maintenant transformée en une danse raffinée où les couples, aidés par leurs chaussures à semelles de cuir, tournent en glissant, et à partir du XIXème siècle le rôle de Vienne va se révéler considérable dans son développement lorsque la ville ouvre de grandes salles recouvertes de parquet dont certaines, dit-on, pouvaient contenir jusqu'à 3000 personnes.

        A côté de celui de la capitale autrichienne un autre nom reste indissociable de l'histoire de la valse: celui de Johann Strauss qui y vit le jour le 14 Mars 1804 et dont curieusement l'oeuvre la plus célèbre n'est pas une valse mais la Marche de Radetzsky jouée imperturbablement chaque année par l'Orchestre Philarmonique de Vienne  pour clôturer le traditonnel Concert du Nouvel An...

     

     Concert du Nouvel An 2010   L'Orchestre Philarmonique de Vienne est dirigé par Georges Prêtre.

     

         C'est pourtant à Johann Strauss père que revient le mérite d'avoir fait connaitre et apprécier la valse viennoise à travers l'Europe où il voyageait à la tête de son orchestre, un projet ambitieux qui lui permit de jouer sa musique à l'occasion du couronnement de la reine Victoria en 1838.
        Mais c'est à Paris qu'il vient chercher la consécration officielle où Berlioz, critique musical au "Journal de Débats" dira de lui: "Vienne sans Strauss, c'est comme l'Autriche sans le Danube".
     

    L'Art et la danse

                                    Johann Strauss père ( 1804-1849 )

        Cependant c'est son fils Johann Strauss II qui va accéder au titre de "roi de la valse" (un titre accompagné d'un véritable sceptre en argent ciselé qui passait de musicien en musicien et que Johann Strauss II reçut fréquemment).

     

    L'Art et la danse

                                      Johann Strauss fils ( 1825-1899 )
     
        Ce dernier fut incontestablement le membre le plus célèbre de la famille en accédant à une qualité d'écriture qui rapprocha la valse de la musique classique et transforma une danse rurale en un divertissement brillant, surpassant en cela ses prédécésseurs.
        Ses valses, Sang Viennois, le Beau Danube Bleu... feront le tour du monde et Richard Wagner vit en lui "le cerveau le plus musical qui fut jamais".
        Lorsqu'un jour son épouse Adèle demanda à Brahms de lui autographier son éventail (une pratique très à la mode à l'époque, où le compositeur à qui l'on faisait une telle requète inscrivait quelques mesures de l'une de ses oeuvres les plus connues qu'il faisait suivre de sa signature) l'ami personnel du couple écrivit quelques mesures du Beau Danube Bleu et ajouta:           " Malheureusement pas signé par Johannes Brahms"..

     

    L'Art et la danse

                                  Johann Strauss et Johannes Brahms

         Bientôt les trois frères Strauss, Johann, Joseph et Edouard se consacrent au même genre musical et en 1889 Johann Stauss II compose la célèbre Valse de l'Empereur, un dernier sommet avant le déclin de cette prodigieuse dynastie de musiciens dont le dernier, Edouard, meurt en 1916 durant la Première Guerre Mondiale après avoir fait brûler dans le four d'une usine de la banlieue de Vienne la plupart des partitions originales. Les trois frères ont en effet fait un pacte: le dernier vivant détruira toutes leurs oeuvres afin qu'aucun autre compositeur ne puisse s'en attribuer la paternité.

     

    L'Art et la danse

                      Monument à Johann Strauss II dans le Stadtpark de Vienne


         Née dans l'empire germanique, la valse a conquis l'Europe entière et inspiré les compositeurs de musique dite classique. Chez Mozart ou Haydn les premières valses sont encore de forme incertaine, mais peu à peu l'auditeur peu averti va identifier facilement le rythme caractéristique de cette danse: un accent sur la basse du premier temps, suivi de deux accords.

     

    L'Art et la danse

                 Extrait de l'opérette de Johann Strauss II  La Chauve Souris


         Franz Schubert est le premier à fixer ce modèle dans des oeuvres pour piano et écrit de nombreux recueils de valses pour arrondir ses fins de mois et divertir ses amis. Chopin, Litz, Debussy Ravel, Sibelius, Chostakovich, la liste est très longue de tous ceux que la célèbre musique à trois temps a inspirés, tel encore Verdi dont on retrouve la Valse Brillante dans l'adaptation que Luchino Visconti fit en 1963 du roman de Giuseppe Tomasidi di Lampedusa, Le Guépard.

     

     Le Guépard  (1963)  Interprété par Claudia Cardinale, Alain Delon et Burt Lancaster
     

       La valse apparait encore dans les opéras: Le Chevalier à la Rose de Richard Strauss, (totalement étranger à la famille viennoise), Eugène Onéguine  de Tchaïkovski ou encore Faust de Gounod pour ne citer que les plus largement connus.

     

        Faust  Acte I   Interprété par l'Orchetre et les choeurs de l'Opéra de Vienne 
     

        Et, le contraire eut été étonnant, la valse brille dans tous les grands ballets de l'époque, les plus célèbres demeurant , hormis peut-être la valse de Coppélia, les oeuvres composées par Tchaïkovski pour les chorégraphies de Petipa, de la valse de la Belle au Bois Dormant à la Valse des Fleurs de Casse Noisette.

     

               La Valse des Fleurs est interprétée par le Corps de ballet du Kirov 
     

         Le Spectre de la Rose de Nijinski sera composé sur L'invitation à la Valse de Weber (considérée comme la première valse de concert) et George Balanchine crée en 1960 son ballet La Valse sur deux partitions de Ravel: Les valses nobles et sentimentales (1911) et La Valse (1920). Quelques exemples parmi de nombreux autres car la liste est loin d'être exhaustive, la danse qui enflamma jadis Vienne n'ayant céssé d'inspirer les chorégraphes et d'enchanter le public.
         Exécutée brillamment sur scène par une étoile, ou moins élégamment par le père de la mariée, la valse entraine chaque fois les danseurs dans un tourbillon magique (à condition de ne porter ni chaussons de pointe non brisés ou escarpins trop sérrés...) et le secret de sa mystérieuse attraction est, dit-on, du au fait que l'être humain y retrouve inconsciemment ce rythme à trois temps familier qu'il porte en lui et qui l'accompagne jusqu'au dernier instant de sa vie quand cesse de battre son coeur...

     

     


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