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    L'Art et la danse

                                            Isabelle Guérin   ( Nikiya)  
      

          Quasiment inconnu en occident avant la mythique tournée du Kirov à l'Ouest en 1961, La Bayadère, considéré en Russie comme un grand classique depuis sa création, reçut un accueil triomphal le soir de sa Première à St. Petersbourg, certainement au grand soulagement de son créateur, Marius Petipa (1818-1910), qui venait de passer six mois dans les transes à monter ce ballet dans des conditions plus que difficiles.

         En effet, les danseurs du Ballet Impérial devaient partager la scène du théatre Bolchoï Kamenny avec la troupe de l'Opéra Impérial, dont la popularité à l'époque était devenue telle que les opéras monopolisaient complètement les lieux et que le maitre de ballet, en parent pauvre, n'eut droit qu'à deux répétitions par semaine, souvent une seule, et quelquefois même pas du tout.... Il éprouva en outre les plus grandes difficultés avec les machinistes et les décorateurs et, s'il réussit malgré tout dans ces conditions à mettre au point les divers éléments du ballet de manière isolée, celui-ci ne put être enchainé dans sa totalité qu'une seule fois... le soir de la Générale...

        De plus, la prima ballerina Ekaterina Vazem refusait d'interpréter un passage qu'elle ne trouvait pas à son goût et nul ne savait par quoi elle avait décidé de le remplacer...
        "Je ne sais pas ce que va danser madame Vazem" s'inquiétait le pauvre Petipa, "elle n'a jamais dansé au cours des répétitions"...

        On imagine aisément l'état d'esprit du père de La Bayadère lorsque le rideau se leva sur la Première le 23 Janvier 1877... D'autant que le directeur des Théatres Impériaux, le baron Karl Karlovitch Kister, qui n'était pas grand amateur de danse, n'avait fait qu'accroitre son anxiété en augmentant le prix des places de façon dissuasive, (les faisant passer à un tarif plus élevé que celui de l'opéra), ce qui lui faisait redouter avec effroi de devoir donner la représentation devant une salle vide... Car pour ajouter encore à cette angoisse, la Première du Lac des Cygnes avait lieu le même soir à Moscou...

        Mais contrairement à toutes ses craintes, alors que le Lac des Cygnes fut un four mémorable, son ballet fut représenté devant une salle archi-comble, sans incidents majeurs, et connut un succés retentissant...
        Les rôles principaux avaient été confiés à Ekaterina Vazem (Nikiya), Lev Ivanov (Solor), et Maria GorshenKova (Gamzatti), et lorsque le rideau tomba le public ovationna pendant plus d'une demi- heure le chorégraphe,  le compositeur, et les interprètes...

        "On ne peut qu'être étonné, à la vue de ce nouveau ballet, de l'imagination inépuisable que possède Petipa" écrivit un critique.




        Le livret de Marius Petipa s'inspire de deux oeuvres de la littérature sanscrite: Le Chariot de terre cuite du prince Shûdraka et le drame écrit par le poète Kalidasa, "Sacountala", lequel avait déjà, en 1797, influencé Goethe dont "Le dieu et la bayadère" servit d'argument au compositeur Auber dans l'opéra-ballet du même nom, et pour lequel Filippo Taglioni composa la chorégraphie qu'interpréta, en 1830, sa fille Marie.

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                                Marie Taglioni dans le rôle de la bayadère (1830)

       Le sujet fut réexploité un peu plus tard par Lucien Petipa (1815-1898) qui créa, en 1858, Sacountala d'après le livret écrit par Théophile Gautier, et avec la Bayadère son frère Marius revisite une nouvelle fois le thème, perpétuant cette grande tradition romantique qui mèle exotisme et surnaturel.

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                                      La Bayadère Acte II  St. Petersbourg 1877

         Lorsque Petipa s'attaqua à La Bayadère il venait de terminer de régler le ballet de l'opéra de Verdi, Aïda, qui influença largement son travail et dont le cadre de l'action, situé en Egypte, valut à La Bayadère le surnom de " Giselle du Suez de l'Est"...
         Dans sa mise en scène grandiose et sa dimension spectaculaire (La procession fastueuse de l'Acte II comporte 36 entrées pour 216 participants et un éléphant couvert de bijoux...) le ballet reflète essentiellement la vision de l'Asie du Sud qu'ont les européens du XIXème siècle et, uniquement préoccupé par la chorégraphie, Petipa ne préta pas la moindre attention à l'exactitude ethnographique, ce qui lui valut quelques critiques...

         Konstantin Skaïkovsky, l'éminent historien du ballet commente à ce propos:

    "Petipa n'a emprunté à l'Inde que quelques traits et, si les danses des bayadères sont ethniquement incorrectes, l'idée de faire danser la fille du rajah est encore plus farfelue car seules les courtisanes pouvaient danser et chanter".



        Les mêmes remarques furent également adressées à la musique, car, bien que certaines sections de la partition de Ludwig Minkus (1826-1917) renferment des mélodies rappelant les rivages du Gange, l'ensemble de l'oeuvre est un exemple achevé de la musique dansante en vogue à l'époque... qui ravit comme chaque fois le spectateur, peu affecté par tous ces détails, et qui ne boude pas son plaisir devant cette grandiose fresque orientale...

     

         La première scène de l'Acte I s'ouvre sur un temple indien où, après une chasse au tigre, Solor un noble guerrier, s'attarde dans l'espoir de rencontrer sa bien-aimée, Nikiya, la plus belle des bayadères qui gardent le feu sacré. Pendant la cérémonie, où celle-ci arrive voilée car elle va y être spécialement consacrée, le grand Brahmane lui fait des avances qu'elle repousse énergiquement . Et lorsque ce dernier surprend ensuite son entretien avec Solor et les serments qu'ils échangent, il en conçoit furieux une vive jalousie.



        La deuxième scène se déroule au palais du Rajah où celui-ci offre la main de sa fille Gamzatti à Solor en remerciement de ses glorieux services. Celui-ci, bien que séduit par la beauté de Gamzatti, reste lié par sa promesse à Nikiya et ne veut pas accepter mais il est obligé d'obéir, car les voeux du Rajah ne sauraient être contrariés... C'est alors que le grand Brahmane vient révéler à ce dernier la relation secrète entre Solor et Nikiya... Gamzatti qui a entendu la conversation convoque Nikiya pour lui annoncer ses fiançailles et tente de la soudoyer pour qu'elle renonce à son amour... Celle-ci refuse tout d'abord de la croire, les deux rivales se querellent, Nikiya menace Gamzatti d'un poignard et, sauvée par l'intervention d'une domestique, cette dernière jure de se venger...



         L'Acte II célèbre les fiançailles de Solor et Gamzatti au palais du Rajah où se déroule une fête somptueuse.



    Pendant la fête Nikiya danse devant les invités. Aïya, la servante de Gamzatti lui présente une corbeille remplie de fleurs qu'elle prend pour un cadeau de Solor... Mais qui lui est envoyée en réalité par le Rajah et sa fille, et contient un serpent qui la pique mortellement. Le grand Brahmane intervient et propose un contrepoison à Nikiya. Mais elle refuse et préfère mourir puisque Solor est perdu pour elle.



        Le rideau de l'Acte III s'ouvre sur le désespoir de Solor qui se réfugie dans les songes que lui procure l'opium et il voit, transporté au Royaume des Ombres, apparaitre les fantômes des bayadères mortes et, parmi elles, Nikiya qui lui pardonne car elle l'aime toujours.



        ( Au cours de cet acte, le lien avec l'action est totalement suspendu et il faut remarquer au passage ce mode d'écriture nouveau qui annonce le début du ballet symphonique qui, en passant par le IIème Acte du Lac des Cygnes et les Sylphides jusqu'aux ballets concertants de George Balanchine, va acquérir une forme de plus en plus raffinée)

        L'Acte IV célèbre le mariage de Solor et de Gamzatti. Alors que tout le monde danse, Nikiya apparait devant Gamzatti et, au moment où l'union va être célébrée, la colère des dieux se déchaine, le ciel s'assombrit, un orage éclate, la terre tremble et le palais s'effondre sur ses occupants. Le rideau se baisse alors sur Nikiya qui contemple le désastre et se penche avec tendresse sur Solor avec qui elle sera réunie dans l'Himalaya. 

        Ce quatrième acte, qui demande des moyens techniques très importants et requiert beaucoup de machinistes, dut être abandonnée en 1919 lorsque le personnel du théatre Marinsky fut réquisitionné lors de la révolution d'Octobre.
        Et pour la même raison il n'a été que très peu représenté au cours des années lors des différentes reprises du ballet.
        Natalia Makarova qui remonta La Bayadère en 1980 choisit, elle, de le rajouter mais la plupart des versions se terminent sur le Royaume des Ombres telle, entre autres, celle de Youri Grigorovitch qui en 1991 crée sa propre chorégraphie. 

        

     

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                            La Bayadère  Acte III   Le Royaume des Ombres



              La première vision de La Bayadère qu'avaient eu les occidentaux avait été la représentation de l'Acte III au Palais Garnier par la troupe du Kirov qui amenait avec elle ce 4 Juillet 1961 un fabuleux danseur : Rudolf Noureev... Deux ans plus tard celui-ci remontait la scène à Londres pour le Royal Ballet, puis en 1974 pour l'Opéra de Paris (où il danse Solor avec Noëlla Pontois en Nikiya), faisant le voeu de produire un jour dans son intégralité ce ballet qu'il a dansé en Russie et qui lui tient particulièrement à coeur...

        Ce voeu, la vie (ou la mort...) ne lui permettra de le réaliser qu'en 1991... Car la direction de l'Opéra de Paris sait à cette époque que la maladie dégrade rapidement la santé de son chorégraphe, et que cette production sera sans doute la dernière qu'il offrira au monde...  Pour cette raison ils lui allouent un budget considérable qui vient s'ajouter à plusieurs mécénats très importants, tous conscients que La Bayadère représente le testament du fabuleux artiste.


        En dépit de sa santé chancelante Noureev se rend en URSS à l'invitation de Gorbachev pour un voyage éclair de 48 heures et au milieu de toutes les solennités et spectacles il réussit à se procurer à la bibliothéque du théatre Marinsky la partition de Minkus qu'il photocopie...
        Entre les pages photocopiées dans le désordre (certaines à peine lisibles), les passages où Minkus n'avait noté que le piano et ceux carrément manquants, la partition fut rassemblée et orchestrée de façon aussi proche que possible de l'original avec l'aide de John Lanchbery, et le chorégraphe put se mettre au travail...
         Noureev pensait remonter au départ le quatrième Acte disparu, mais la destruction du Palais qui aurait demandé des moyens techniques exceptionnels ne put être réalisée à cause de l'équivalent des 1,4 millions d'Euros déjà investis dans la production... Il déclara d'ailleurs par la suite préférer cette fin moins violente ( et de son côté le décorateur Ezio Frigerio envisageait très mal l'idée de toucher à sa belle coupole qu'il aurait fallu faire s'effondrer tous les soirs...)

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                              Décor de La Bayadère   Ateliers de l'Opéra de Paris

    (Ces ateliers de décors et costumes, situés Boulevard Berthier dans le XVIIème arrondissement, ont été conçus par Charles Garnier et Gustave Eiffel et logent également magasins et réserves)

        Grace à sa volonté tenace et à l'assistance de tous ses amis Rudolf Noureev réussit à aller jusqu'au bout de ce travail dont la Première eut lieu le 8 0ctobre 1992 avec comme interprètes Isabelle Guérin (Nikiya), Elizabeth Platel (Gamzatti) et Laurent Hilaire (Solor)... A l'issue du spectacle qui fut un véritable triomphe le Ministre de la Culture reconnut ce soir là l'ensemble de son oeuvre en le faisant Chevalier des Arts et Lettres, et c'est au milieu des décors grandioses et des costumes enchanteurs de La Bayadère que le prodigieux danseur et chorégraphe fit ses adieux à la troupe dont il avait été le directeur, et à son public...

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                   Dernière apparition publique de Rudolf Noureev disparu le 6 Janvier 1993 

      

         "La Bayadère était plus qu'un ballet pour Noureev et tous ceux qui l'entouraient. J'en retiens cette idée de quelqu'un qui approche de la mort, qui est  mourant, et qui au lieu de disparaitre nous a donné ce merveilleux ballet".
             Laurent Hilaire.


    Les extraits de La Bayadère sont la version de Rudolph Noureev d'aprés Marius Petipa pour l'Opéra de Paris, interprétée par Isabelle Guérin (Nikiya) Elisabeth Platel (Gamsatti) Laurent Hilaire (Solor) et le Corps de ballet de l'Opéra de Paris. 

    Décors: Ezio Frigerio, costumes: Franca Squarciapino.
    C'est Ezio Frigerio qui a dessiné le tombeau de Rudolf Noureev au cimetière russe de Ste. Geneviève des Bois. Il lui a donné la forme d'un tapis kilim rouge et or comme il les aimait.

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        La loi de 1993 relative à la danse interdit très judicieusement en France tout enseignement de danse classique avant l'âge de 7 ans et exige des professeurs une formation sanctionnée par un diplôme d'Etat (institué par la loi du 10 Juillet 1989).

        Ce qui n'épargne certes à personne les prestations de fin d'année des classes d'initiation où patientent les aspirantes Pavlova et autres Noureev avant d'avoir atteint l'âge canonique, et dont les évoutions nous évoquent immanquablement chaque fois la réflexion du poète S.T. Coleridge:

        "Comme les enfants sont inimitablement gracieux!... avant d'apprendre à danser..." 

        Mais, il est si long et difficile le chemin qui les conduira vers cet art exigeant, que nul ne songe à considérer autrement qu'avec un humour rempli de bienveillance ces évolutions maladroites dans lesquelles se sont laborieusement investis, dans des cours d'éveil à la danse, des élèves et de vrais professeurs auxquels il faut rendre hommage pour leur travail et leur persévérance.



        Ce que l'on préférerait ne pas voir, par contre, ce sont ces caricatures surréalistes de cours de danse classique où la moyenne d'âge des participants oscille entre 4 et 5 ans, et qui sont autant de singeries affligeantes proposées par des gens sans complexes qui ont la chance que le ridicule ne tue pas...



        On se demande ce que la sus nommée Bug aura retenu de cette hallucinante première leçon... sans doute pas davantage que la pauvre Josslyn plutôt découragée par sa seconde tentative (et dont la voisine semble d'ailleurs avoir carrément abandonné tout espoir de rejoindre un jour le New York City Ballet):



        Cependant la palme revient sans conteste au professeur de Liza dont le cours aussi sidérant que phénoménal (sans vilain jeu de mot) représente un vrai morceau d'anthologie:


     
        Certes ces quelques exemples nous viennent d'Outre Atlantique où l'on peut être élue "Miss" aprés avoir ingurgité son dernier biberon...

                  On suppose que Pampers sponsorise l'équipement des studios...

        Mais la France sait faire aussi quand elle veut... et c'est grand dommage...

        Car tout coté esthétique mis à part, mal enseignée ou introduite trop tôt, la technique de la danse classique expose à des risques de séquelles morphologiques irrémédiables et, contrairement aux idées recues, il n'est ni judicieux ni bénéfique de commencer dès le plus jeune âge.
        C'est aussi pourquoi, dans le même ordre d'idées, il ne suffit pas d'aimer la danse et d'être plein d'enthousiasme pour s'adouber professeur...



        Quand verra-t-on disparaitre les exhibitions ahurissantes de ces malheureux choux à la crème enrubannés qui relèvent de tout sauf de l'Art, et où personne ne trouve finalement son compte si ce n'est la bêtise humaine et les fabricants de tulle?

     

          Transposé dans le domaine de la musique personne n'oserait offrir de telles prestations aussi affligeantes... Mais il est dans ce cas beaucoup moins facile, il est vrai, de jetter de la poudre aux yeux... car l'incompétence ne peut y être masquée par un tutu dont le volume est inversement proportionnel aux capacités des intervenants...


    "Dans ce sac ridicule où Scapin s'enveloppe
     Je ne reconnais plus l'auteur du Misanthrope" 

                                                         Boileau                         
                                                                         (à méditer...)

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         A l'époque où Louis XIV et ses courtisans se produisent dans les somptueux ballets de Cour, il n'y a pas encore de vêtements spécifiques au ballet, et ils ont aux pieds ce qu'exhibent avec orgueil tous les riches aristocrates du moment: d'élégantes et coûteuses chaussures à talons dont la semelle est en cuir et le dessus fait de délicates étoffes précieuses. 

         Et lorsque les premières femmes paraissent sur scène en 1681 elles porteront elles aussi à quelques détails près, ces mêmes chaussures à talons jusqu'à ce qu'une brillante technicienne Marie Anne de Camargo (1710-1770) ne réalise l'obstacle qu'elles représentent... et les remplace par de simples chaussures qui en lui permettant de bouger plus librement lui autorisent des sauts jusque là impossibles.  

        C'est ici que débute l'histoire du chausson de danse dont l'évolution, intimement liée à celle de la technique, est l'un des facteurs importants qui ont permis au ballet d'atteindre le haut niveau auquel il est parvenu aujourd'hui:
       Car pour faire encore mieux, la danseuse a demandé toujours plus à des chaussons qui l'ont amenée chaque fois un peu plus loin...

        Les premiers vrais chaussons attachés avec des rubans apparaissent à l'époque de la Révolution où le costume de ballet évolue de façon notable. La nouvelle chaussure de satin avec une semelle courte et le bout replié sous les orteils permet alors à ceux-ci de se tendre et de pointer complètement ce qui, tout en ajoutant à l'esthétique, représente à la fois un gain de confort et d'aisance. Mais il faudra attendre encore quelques années avant que cet ancêtre ne soit appelé à un autre destin... 

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       Les toutes premières danseuses à monter un bref instant sur pointe le firent, en fait, délicatement soulevées par un cable, gràce à un système mis au point par Charles Didelot (1767-1837) qui permettait les déplacements dans l'espace. Cette nouveauté reçut en 1794 un accueil particulièrement enthousiaste et l'idée fit son chemin...  Des ballerines, dont Amalia Brugnoli (1802-1892) ou Geneviève Gosselin (1791-1818), découvrirent qu'en s'élevant de plus en plus haut sur la demi-pointe elles pouvaient se tenir un court moment en équilibre sur leurs orteils complètement tendus... Plusieurs gravures anciennes attestent ainsi de ces performances qui, si elles relèvent encore de l'acrobatie et n'ont rien de très esthétique, témoignent malgré tout de l'effort de recherche. 

        Mais c'est l'arrivée de l'ère romantique et le besoin de donner une autre dimension au personnage féminin, qui va véritablement servir de déclencheur... Car, comment atteindre la légèreté de la créature éthérée qui appartient au royame des esprits sinon en utilisant avec art cette technique des pointes qui en est à son balbutiement ?.. C'est ce que fera Filippo Taglioni (1777-1871), et lorsque sa fille Marie parait en scène dans la Sylphide (1832) celle-ci semble flotter avec une grâce surnaturelle au dessus de la scène.

        Aucune modification notable n'a été apportée à son chausson de satin (qui ne pèse encore qu'une quarantaine de grammes) dont seul le boût et les côtés ont été rebrodés pour les rigidifier et qu'elle garnit simplement de coton, ce qui signifie que la position sur pointe ne pouvait, dès lors, être que très brève en raison du support inefficace de la semelle : Si la pointe, en effet, donne l'impression que le poids du corps se porte sur l'extrémité du pied, l'appui se fait en réalité sur la cambrure qui doit être soutenue pour que le corps puisse s'aligner verticalement. Dans le cas contraire toute stabilité est impossible et, pour Marie Taglioni (1804-1884) et ses consoeurs, seuls relevés, piqués et pirouettes simples étaient réalisables car il était techniquement inconcevable de penser pouvoir effectuer dans ces conditions des équilibres ou des pirouettes multiples. 

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         La Fance  toutefois mettait l'accent sur le raffinement et la délicatesse tandis que l'école italienne beaucoup plus athlétique recherchait prouesses et virtuosité... On a compris que pour accomplir ces exploits il fallait un outil de travail plus performant... en l'occurence un chausson offrant un meilleur support réalisé par les cordoniers italiens à la demande de leurs danseuses, et sur lequel apparaissent une véritable boite rigide, cette coque qui enveloppe l'extrémité du pied, ainsi qu'une semelle renforcée (Jusque là le rembourage des chaussons était resté très artisanal, chaque danseuse recourant à ses propres méthodes coton, crin ou feuille de carton). Mais si ces nouveaux chaussons sont plus durs que ceux de Taglioni, ils restent encore cependant relativement souples et n'ont rien à voir avec ceux d'aujourd'hui.

        Equilibres et tours multiples sont maintenant à la portée de Pierina Legnani (1868 -1930) qui sidère le public du théatre Marinsky à St.Petersbourg  avec ses 32 fouéttés lors de la représentation de Cendrillon tout d'abord et du Lac des Cygnes ensuite (Sa technique était telle qu'elle était, parait-il, capable d'exécuter les 32 fouéttés sans que sa pointe d'appui ne sorte de la circonférence d'une pièce de monnaie tracée à la craie sur le sol...)

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           Pierina Legnani dont on comparera  l'alignement du corps avec celui de Marie Taglioni .

        Aussitôt toutes les ballerines russes se doivent de l'imiter, cependant formées à l'école française par Marius Petipa (1818-1910) elles découvrent vite qu'avec leurs chaussons souples de pareils records sont totalement hors de leur portée... Si, malgré tout, les étoiles comme Kchessinskaïa (1872-1971) ou Karsavina (1885-1978) arrivent à relever le défi en portant les chaussons semi-rigides italiens, la majorité des danseuses qui ne possèdent pas la musculature athlétique des italiennes (aux jambes et aux cuisses puissantes) ont besoin de plus de maintien, et l'on vit alors apparaitre en Russie des chaussons beaucoup plus durs et aux semelles beaucoup plus rigides (dont la mode subsiste encore aujourd'hui).

       Mais c'est Anna Pavlova (1881-1931) qui va donner au chausson son aspect définitif lorsqu'à la fin de sa carrière elle renforce encore la cambrure et, surtout, applatit et élargit le bout afin de faciliter ses équilibres. Sur quoi, très désireuse de préserver son image et ne voulant pas être accusée de tricher, l'étoile fit alors retoucher toutes les photos où elle portait des chaussons à bout large en demandant à ce qu'ils soient amincis. (Certains clichés prouvent effectivement que la cliente en a eu pour son argent...)

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                                     Anna Pavlova dans La Fille Mal Gardée

       Avec une cambrure beaucoup plus ferme, une boite renforcée et une plateforme (l'extrémité du chausson) plus large, le chausson de Pavlova se présente tel que nous le connaissons aujourd'hui, et les matéraux de base qui servent à sa fabrication: cuir, toile, papier, colle, clous et satin vont, à partir de ce moment là, rester les mêmes, aussi surprenant que cela puisse le paraitre, pendant près de 100 ans...



          Parceque la danse est un art et que, tout en étant un athlète de haut niveau une danseuse à l'inverse des dieux du stade dissimule son effort derrière un sourire, on s'est tout à fait désintéréssé de son équipement pendant de longues années, à croire que certains s'étaient imaginés qu'elle naissait chaussons aux pieds...

        L'histoire de la technique des pointes a pourtant montré que chaque progrés du chausson a porté un peu plus haut le niveau du ballet. Il serait ainsi totalement impossible de danser les ballets d'aujourd'hui avec les chaussons du XIXème siècle, et la réciproque est tout aussi vraie:
        Dans les années 1800 Bournonville (1760-1843) chorégraphia pour des danseuses qui portaient des chaussons souples, n'effectuant donc équilibres soutenus ou pirouettes multiples que sur demi-pointe, mais exécutant par contre de nombreux sauts complexes... Et lorsque le Royal Danish Ballet voulut plus tard faire danser ces passages sur pointes les danseuses rencontrèrent un vrai problème:
        Comment avoir des chaussons qui soient en même temps suffisament souples pour permettre des sauts et suffisament rigides pour les tours et les équilibres? Certaines danseuses résolurent astucieusement le problème en portant un chausson souple sur le pied d'appel pour les sauts et un chausson rigide sur le pied d'appui pour les équilibres et les pirouettes...

        Cette différence entre les chaussons a d'ailleurs donné naissance à deux écoles différentes:
        L'école française, où les danseuses équipées de chaussons souples montaient naturellement sur pointe à partir de la demi pointe en déroulant le pied,
        et l'école italienne (et russe) où en raison du chausson rigide il est plus facile de monter directement sur pointe avec un léger saut.
        (Il est courant et admis de nos jours de combiner les deux techniques)



        Les esprits curieux souhaiteront peut-être savoir pourquoi les danseurs masculins se limitent aux demi-pointes?
        Tout simplement parceque se tenir sur pointe requiert une particularité morphologique du pied et du bassin que l'homme ne possède habituellement pas (Il existe cependant quelques variations où des danseurs dans des rôles en travesti montent sur pointe: Simone dans La Fille Mal Gardée ou Bottom dans Le Songe d'une Nuit d'Eté par exemple)

             Le rôle de Simone est interprété par Otto Ris du Basler Ballett (Ballet de Bâle)

       L'exception qui confirme la règle existe cependant, représentée par les viriles danseuses des Ballets Trockadero dont la virtuosité, sous le couvert de la parodie, représente une performance extraordinaire qui met la danse en valeur bien plus qu'elle ne la ridiculise, et à laquelle on se doit d'adresser un clin d'oeil appréciateur.



        Quand aux amateurs de chiffres ils seront étonnés de savoir qu'au cours d'une classe de danse les chaussons de pointe supportent un poids cumulé de plus de 5 tonnes dont 80% sont répartis sur la plateforme qui mesure environ 4 cm2...
        Une traction  d'environ 100 kgs est exercée sur le chausson lors de chaque passage sur pointe, et au cours de cette même leçon ils auront absorbé à peu près 2 litres de transpiration...
       Mais le nombre d'ampoules qu'ils auront engendrées reste un secret...

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          "Avancez dans la vie comme dans la danse.... Sourire aux lèvres... avec les pieds pleins d'ampoules..."

                            Alice Abrams


         

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